(Bruxelles) Pour Baudelaire, au XIXe siècle, la Senne qui coule à Bruxelles n’était qu’« une grande latrine ». La rivière, recouverte de béton et désormais assainie, est aujourd’hui remise partiellement à ciel ouvert pour « ramener la nature en ville ».

Longue d’environ 100 km, la Senne en compte une quinzaine en zone urbaine à Bruxelles, dont les deux tiers sont enserrés dans un coffrage de béton.

Le nouveau tronçon à découvert inauguré mardi, sur 200 mètres, ne change pas encore fondamentalement cette réputation de rivière invisible.

Mais « c’est un vrai changement de paradigme ; on n’envisage plus de cacher ce cours d’eau et on le rend aux Bruxellois », s’enthousiasme Benjamin Thiébaux, gestionnaire de projet pour l’agence régionale Bruxelles Environnement, interrogé avant l’inauguration.

Derrière lui, le bras d’une pelleteuse soulève un par un de grands dominos de matières végétales pour les déposer au fond de la rivière.

« Ces boudins végétaux hébergent des plantes aquatiques qui vont prendre racine dans les berges et recréer la végétation favorable à la biodiversité », explique M. Thiébaux.

L’objectif est que la Senne « retrouve son rôle de corridor écologique, avec une eau épurée par les plantes, qui serviront aussi d’abri » pour les poissons et les oiseaux.

Ce processus de « renaturation », engagé il y a une dizaine d’années avec les premiers travaux de curage, commence tout juste à être perceptible pour les Bruxellois.

Promenade sur 600 mètres

Dans la capitale, la promenade en bord de Senne n’est actuellement possible que sur environ 600 mètres, à Anderlecht, au sud. Une distance qui sera doublée avec le réaménagement d’un parc du centre-ville où coulera la rivière, à l’horizon 2025.

Il est difficile d’être plus ambitieux car le béton qui recouvre l’eau a vu naître avec les années des infrastructures urbaines devenues essentielles (grands boulevards, Gare du Midi etc).

Toutefois, progressivement, « la rivière redevient un vrai cours d’eau qui peut être une source de plaisir, de loisirs, de bien-être », souligne Aude Hendrick, conservatrice au Musée des Egouts, un des hauts lieux d’expertise sur l’eau à Bruxelles.

« Elle n’est plus cet égout à ciel ouvert qu’elle était au temps de Baudelaire », ajoute cette historienne.

L’histoire sinueuse de la Senne a rythmé la vie de la capitale belge et ses pestilences se sont infiltrées jusque dans les écrits du poète.

Dans les années 1860, à la toute fin de sa vie, Charles Baudelaire a vécu près de deux ans à Bruxelles. Une période de mal-être qui a donné lieu à des écrits au vitriol contre les Belges dans lesquels la rivière n’a pas été épargnée.

« Des amas d’immondices »

Dans Pauvre Belgique, pamphlet inachevé, l’auteur des Fleurs du Mal écrit : « le faro (un type de bière produit à Bruxelles, NDLR) est tiré de la grande latrine, la Senne ; c’est une boisson extraite des excréments de la ville… »

Aude Hendrick explique que le milieu du XIXe siècle a été une période charnière pour la Senne.

Déjà pollué par les rejets des industries locales (textile, imprimeries, brasseries), le cours d’eau l’est « deux fois plus » quand il devient le réceptacle du nouveau réseau d’égouts créé pour la gestion des eaux usées. La présence d’un canal à Bruxelles lui a déjà ôté toute fonction de voie navigable.

« Ce n’est pas un fleuve, mais une rivière, avec un faible débit et trop petite pour absorber toute cette charge organique. A certaines périodes de l’année, l’eau circulant très mal, il y avait des amas d’immondices qui flottaient, des odeurs », raconte Mme Hendrick.

Cette insalubrité est incompatible avec l’ambition d’un centre-ville moderne et bourgeois propre à toute grande capitale. C’est l’époque de la transformation de Paris par le baron Haussmann. À Bruxelles, les autorités lancent le vaste chantier du voûtement de la Senne, achevé en 1871, il y a 150 ans.

Faire machine arrière et développer le « ciel ouvert » ne sont envisageables qu’à partir des années 2000, quand disparaît le « tout à l’égout » avec la création de deux grandes stations d’épuration.