(Sainte-Véronique) À quelques pas de la tubulure qui, au printemps, acheminera la sève jusqu’à l’érablière de Mathieu Audy se dresse un arbre de bonne taille, solide et droit.

« Il est beau, c’est un deux entailles », estime l’acériculteur.

Hélas, cet érable à sucre si prometteur ne pourra pas donner sa sève. Marqué à la peinture orangée, il est destiné à être coupé et envoyé dans une scierie, comme beaucoup d’érables du secteur.

« Ils sont parfaits pour faire des planchers, concède M. Audry. Mais ils sont parfaits aussi pour la production acéricole. »

Nous sommes dans la forêt publique des Laurentides, entre Sainte-Véronique et Lac-Saguay, où M. Audy et deux autres entrepreneurs possèdent chacun une érablière commerciale. Tous trois comptent sur les érables à sucre situés à proximité de ceux qu’ils exploitent déjà pour assurer leur croissance. Mais pour le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), ce secteur fait partie du Chantier Désiré, où il a accordé des droits de coupe à des entreprises forestières.

« Le problème, c’est qu’on veut les mêmes arbres. On veut les érables en santé », résume M. Audy.

Québec a accepté de préserver, pour chacun des trois producteurs, une zone de 30 hectares. Ces parcelles, appelées OLA (objectif local d’aménagement), ont un potentiel d’environ 5000 entailles chacune. Mais pour les trois entrepreneurs, c’est nettement insuffisant, puisque cela répond seulement aux besoins à court terme.

Si j’installe mes 5000 entailles en 2025, ou même en 2030, il n’y en aura plus d’autres en 2035 ou 2040. On voudrait prendre de l’expansion, mais là, ils nous coupent l’herbe sous le pied.

Mathieu Audy, producteur acéricole

La situation est d’autant plus frustrante qu’à côté de leurs OLA respectifs se trouvent d’autres beaux érables, qui pourraient être inclus à peu de frais dans leurs futures installations, mais qui sont marqués pour l’abattage.

« On n’est pas contre la coupe, assure Mathieu Audy. Mais pour que l’installation soit rentable, il faut qu’il y ait une certaine densité d’érables, afin que ça vaille la peine de passer des tuyaux et toutes les infrastructures en forêt. »

Les trois acériculteurs réclament donc que Québec préserve un potentiel acéricole deux fois plus important, soit environ 10 000 entailles chacun, sur des arbres qu’ils pourront exploiter de façon rentable.

Intérêts divergents

« Le Ministère est tout à fait conscient que cette industrie de production acéricole est extrêmement importante pour l’économie des régions et pour le Québec dans son entier », a déclaré la sous-ministre associée aux opérations régionales du MFFP, Lucie Ste-Croix, en entrevue avec La Presse.

Le Ministère consulte actuellement les tables de gestion des régions où il y a de la production acéricole en terres publiques, afin de cibler des zones où cette production aurait priorité sur la récolte de bois, dit-elle.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Des arbres marqués pour la coupe

Les ventes de sirop québécois ont augmenté de presque 150 % depuis 10 ans, et Producteurs et productrices acéricoles du Québec (PPAQ), la fédération syndicale responsable de la mise en marché, prévoit une croissance soutenue. Jusqu’à 2 millions d’entailles supplémentaires pourraient devoir être ajoutées chaque année.

En ce moment, moins d’une entaille sur cinq (18 %) se trouve en forêt publique. Mais celle-ci est appelée à contribuer davantage, car elle abrite près de la moitié du potentiel acéricole québécois. Dans 60 ans, jusqu’à 30 % des entailles devraient se trouver sur les terres de l’État, prévoit le syndicat. D’où son désir de préserver davantage d’érables à sucre des coupes forestières.

Deux visions économiques s’affrontent ici.

La coupe d’un érable à sucre fournit du travail et des revenus immédiats à l’industrie forestière. Mais l’entailler chaque année durant des décennies amène aussi des revenus non négligeables, plaident les acériculteurs.

M. Audy, qui produit du sirop biologique, estime que chacune de ses entailles génère un revenu brut d’environ 10 $ par année. Avec 180 à 182 entailles à l’hectare, son érablière en terre publique engendre donc plus de 1800 $ de revenus bruts à l’hectare.

Ce qui fait dire à la fédération que l’acériculture rapporte davantage à l’hectare que la sylviculture.

Des analyses économiques « ont démontré que dans certaines situations, il peut effectivement être plus intéressant de consacrer cet hectare à la production acéricole plutôt qu’à la coupe de bois », concède Mme Ste-Croix. « Cependant, le retrait de superficie disponible à la récolte peut aussi avoir un impact important sur la structure industrielle forestière en place dans une région, et peut ainsi générer des impacts économiques importants », souligne-t-elle.

Le Ministère vise « un consensus entre l’industrie acéricole et l’industrie forestière » sur l’emplacement et la proportion de territoire qui serait réservée à la production acéricole, explique la sous-ministre associée.

Dans une région comme Chaudière-Appalaches, qui compte 3000 acériculteurs, l’intérêt de l’or blond n’est plus à démontrer. Mais dans les Laurentides, l’Outaouais et l’Abitibi-Témiscamingue, qui regroupent seulement 300 producteurs à elles trois, c’est loin d’être évident.

Ce sont des régions forestières qui ont été développées pour les scieries, les usines de transformation de bois. Il n’y a pas beaucoup de monde qui fait du sirop d’érable.

Simon Trépanier, directeur général des Producteurs et productrices acéricoles du Québec

Pour éviter une surproduction qui ferait plonger les prix, la fédération augmente les quotas de production petit à petit. C’est donc seulement quand ils obtiendront des quotas supplémentaires que Mathieu Audy et ses deux voisins pourront ajouter quelques milliers d’entailles à leur exploitation… à condition que les érables qu’ils convoitent n’aient pas été coupés. Car ces arbres-là, ils le savent, ne seront pas remplacés de leur vivant : un érable doit avoir environ 50 à 60 ans avant de pouvoir être entaillé.

« Après L’erreur boréale, est-ce qu’il y aura l’erreur méridionale ou septentrionale ?, lance M. Trépanier. On n’est plus dans la forêt du nord du Québec, on est dans la forêt plus au sud, mais quand même, on est dans une situation où on se pose de grandes questions sur l’orientation du gouvernement. »