Pour limiter la « fuite de capitaux » découlant du marché du carbone entre le Québec et la Californie, le ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Benoit Charette, veut reconnaître davantage de projets de réduction locaux, inciter les entreprises québécoises à investir dans leurs procédés industriels au lieu d’acheter des crédits compensatoires, et miser sur les investissements sur le sol québécois plutôt que sur l’achat de droits d’émission en Californie.

Même s’il met l’expression « fuite de capitaux » entre guillemets, le ministre Charette le reconnaît : les crédits compensatoires que les entreprises d’ici achètent surtout de la Californie privent le Québec « de belles opportunités », a-t-il indiqué en entrevue à La Presse cette semaine.

Les crédits compensatoires correspondent à des réductions d’émissions générées par divers projets, comme le captage et la destruction de biogaz d’un site d’enfouissement, ou la destruction des substances nuisibles à la couche d’ozone contenues dans des réfrigérateurs, congélateurs ou climatiseurs.

Or, les émetteurs québécois qui utilisent de tels crédits pour couvrir une partie de leurs obligations les achètent à plus de 90 % de la Californie, faute d’en trouver localement*.

Un exemple éloquent : même si les trois quarts des crédits achetés ici ont servi à des projets forestiers, l’argent a été dépensé sur le sol américain, car Québec n’a toujours pas de méthodologie pour reconnaître des projets forestiers locaux.

« C’est une des choses qui me font tourner la nuit, pour ne pas dire pire », confie Claude Villeneuve, professeur et directeur de la Chaire en éco-conseil à l’Université du Québec à Chicoutimi.

Sur les cinq méthodologies dont le Québec s’est doté à ce jour, affirme-t-il, deux n’ont pas d’application ici puisqu’elles visent les mines de charbon, et une troisième, qui cible les fosses à lisier, est peu utilisée en raison de la petite taille des fermes.

Pour limiter cette fuite de capitaux et éviter de défavoriser notre balance commerciale encore davantage, il y a des protocoles qui sont à venir.

Benoit Charette, ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques

La foresterie sera la première l’an prochain, et d’autres viendront, assure le ministre.

En attendant, les crédits de projets québécois comme ceux que certifie la firme Solutions Will (conversion énergétique d’un collège, d’une clinique, d’une pourvoirie ou d’une commission scolaire, par exemple) peuvent seulement être vendus sur le marché volontaire. De telles réductions devraient être reconnues et encouragées par des crédits compensatoires, et les moyens pour le faire existent déjà, estime le président de Solutions Will. « Pourquoi développer des outils qui existent [déjà] ? Il y a à peu près 800 protocoles ou méthodologies sur différents programmes dans le monde », plaide Martin Clermont.

Benoit Charette n’envisage pas cette avenue. « Pour les inscrire dans notre système, il faut que le protocole soit établi et reconnu par la Californie », soulève-t-il.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Benoit Charette, ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques

Il n’a pas non plus l’intention d’imiter la Californie, où au moins la moitié des crédits compensatoires utilisés devront venir de projets qui procurent des « avantages environnementaux directs » à l’État, et ce, dès l’an prochain. Il mise plutôt sur une nouvelle mesure à venir, qui inciterait les entreprises ayant besoin d’acheter des crédits compensatoires à investir plutôt dans leurs procédés industriels afin de réduire leurs émissions.

Cette mesure, appelée « système de consigne », serait « à l’avantage de l’économie québécoise » puisque « souvent les travaux, les procédés seront rendus possibles grâce à des entreprises québécoises », fait valoir le ministre.

Les modalités, qui entreraient en vigueur à la prochaine période de conformité, en 2024, sont encore en discussion avec les entreprises. « On est en bonne voie », affirme M. Charette, sans toutefois avancer de date pour cette annonce qui, avant la pandémie, avait été envisagée pour cet automne.

Les impacts du plan vert

Les crédits compensatoires ne sont pas le seul risque de fuite de capitaux. Le Plan pour une économie verte présenté lundi ne couvre que 42 % de la réduction visée en 2030. Faudra-t-il, au fil d’arrivée, acheter des droits d’émission de la Californie pour remplir les engagements ?

C’est d’autant plus préoccupant que la Californie s’est donné la permission de vendre un nombre illimité de droits d’émission, autant qu’il y aura de la demande, à partir du moment où les cours atteindront un prix plafond, souligne le professeur Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal.

Ce plafond, qui sera à 65 $ US l’an prochain, est encore bien au-dessus des prix actuels (un peu moins de 17 $ US aux enchères d’août dernier). Mais « le crunch va surtout arriver en 2030 », dit M. Pineau. Et comme le prix plafond augmente d’environ 6 % par an, ça pourrait grimper à environ 150 $ CAN la tonne en 2030, prévient-il.

Si en 2030, on a réussi le plan du gouvernement, on a réduit de 12 millions de tonnes et qu’il nous reste 15 millions de tonnes à acheter, il est fort probable qu’on l’achète au prix plafond, et qu’on l’achète à 150 $ canadiens la tonne.

Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal

Le gouvernement Legault va-t-il se donner un objectif, une limite d’achats auprès de la Californie pour 2030 ?

« Ce n’est pas la perspective avec laquelle on travaille actuellement », indique Benoit Charette.

Il faudra voir comment les transformations annoncées lundi et celles à venir vont influencer le marché commun avec la Californie, et s’adapter, dit-il en rappelant que le Plan québécois sera réévalué chaque année. « Lorsqu’on se reparlera dans un an, mon souhait sera qu’on ne soit plus à 42 %, mais qu’on ait augmenté et de différentes façons, tantôt avec des [fonds] remaniés, tantôt avec de nouvelles initiatives, tantôt avec des budgets supplémentaires », avance le ministre.

« On pense prendre les mesures nécessaires pour s’assurer que la majeure partie des investissements se fasse directement sur le sol québécois », dit-il en soulignant que toutes les mesures présentées dans son plan de lundi portent sur des réductions effectuées ici.

« On a 10 ans maintenant pour faire de ce 42 % un 100 %. »

* Données tirées du plus récent rapport de conformité, pour la période de 2015 à 2017

La logique du marché Québec-Californie

« Les gens interprètent ça comme : “On va payer les Américains !” », lance Alain Webster, professeur en économie de l’environnement à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke.

Ce n’est pas le cas, dit-il. « On a le choix de réduire les émissions n’importe où au Québec ou en Californie, et on va essayer de le faire en allant d’abord chercher les émissions qui sont les moins coûteuses et les plus faciles à faire. » Ainsi, un investissement de 200 millions de dollars permet de réduire davantage d’émissions s’il en coûte 20 $ plutôt que 30 $ la tonne pour le faire, illustre-t-il.

Les projets locaux peuvent toutefois offrir d’autres avantages, pour la qualité de l’air ou l’économie verte, convient M. Webster.

« Il faut que la stratégie soit évolutive pour qu’on puisse tenter au maximum de se servir de cette réduction des émissions pour favoriser le développement d’une économie plus propre, plus solidaire, plus efficace au Québec. »