(Ottawa) Les juges de la Cour suprême ont poussé dans les câbles les avocats de la Saskatchewan et de l’Ontario, mardi, demandant comment le Canada pourrait contribuer à freiner les changements climatiques si une seule province choisissait de ne pas mettre la main à la pâte.

Mais certains juges ont aussi soulevé des inquiétudes face à l’ampleur de la marge de manœuvre que s’accorde le fédéral dans sa manière d’imposer ses tarifs sur le carbone.

Le plus haut tribunal du pays a amorcé mardi deux jours d’audiences pour statuer sur trois contestations distinctes de la tarification du carbone, qui fixe un prix minimal par tonne d’émissions de gaz à effet de serre (GES). La Cour suprême doit déterminer si la loi est constitutionnelle.

Ottawa s’accorde le pouvoir d’imposer une tarification sur les GES aux provinces qui n’ont pas leur propre taxe ou système de plafonnement et d’échange équivalent. En 2019, les cours d’appel de la Saskatchewan et de l’Ontario ont déterminé que la mesure fédérale était constitutionnelle, mais en février dernier, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu le contraire.

La principale question est de savoir qui, d’Ottawa ou des provinces, a compétence pour réglementer les émissions de GES. Lorsque la Constitution a été signée en 1867, l’environnement n’était pas un des pouvoirs spécifiquement attribués à chacun, comme la santé ou les transports — et le phénomène du changement climatique n’était même pas nommé à l’époque.

Les avocats de la Saskatchewan et de l’Ontario ont toutefois plaidé mardi que ce pouvoir appartenait bel et bien aux provinces. Mitch McAdam, directeur à la direction du droit constitutionnel au ministère de la Justice de la Saskatchewan, a soutenu que la loi fédérale qui a créé le programme de taxe sur le carbone prévoit même que les provinces ont la capacité de réglementer elles-mêmes les émissions de GES.

Josh Hunter, directeur adjoint à la direction du droit constitutionnel au bureau du procureur général de l’Ontario, a plaidé que la mesure fédérale donne à Ottawa de vastes pouvoirs pour réglementer tout ce qui touche les gaz à effet de serre et qu’elle traite les provinces comme des subordonnés. « Ils disent : « Vous réglementez comme on le veut, sinon on réglemente nous-mêmes. » »

La Terre est menacée

Plusieurs juges ont exprimé des doutes sur le fait qu’Ottawa n’aurait pas le pouvoir d’intervenir alors que le changement climatique constitue une urgence « existentielle » qui nécessite une intervention de toutes les régions du pays.

Le juge Michael Moldaver a ainsi déclaré que « tout le monde, d’après ce que je comprends, convient que le changement climatique est une menace sérieuse pour la vie sur Terre telle que nous la connaissons », et que même si les provinces ont le pouvoir d’agir, elles ne sont pas tenues de le faire. « Si une province décide de ne pas le faire, si une province décide de devenir voyou, cela aura un impact potentiel sur l’ensemble du Canada et d’autres provinces qui font de leur mieux », a suggéré le juge Moldaver.

La juge Rosalie Abella a fait écho à ces sentiments, demandant aux avocats provinciaux d’expliquer ce qui se passe si une province n’agit pas. « C’est pourquoi nous avons le test juridique de la préoccupation nationale », a-t-elle dit. La juge s’est aussi demandé pourquoi Ottawa n’aurait pas le pouvoir d’agir simplement parce que les provinces peuvent agir elles aussi.

L’avocat Guy Pratte, qui plaidait au nom du gouvernement fédéral, a martelé que les changements climatiques constituent clairement un enjeu d’envergure nationale.

Il a ajouté qu’Ottawa avait tout fait pour laisser aux provinces la liberté de créer leur propre système tant qu’elles respectent certains standards nationaux.

Des juges ont cependant fait part de leurs préoccupations sur le fait que le gouvernement semble « choisir des gagnants et des perdants » parmi les industries alors qu’elles ne sont pas toutes soumises aux mêmes critères.

D’autres se sont interrogés sur la portée des pouvoirs du fédéral qui se permet de modifier en tout temps ses standards, le prix des tarifs ou le niveau minimal d’émissions permis par industrie.

« Je suis préoccupée par la grande discrétion incluse dans la loi », a commenté la juge Suzanne Côté.

Le Québec mercredi

En après-midi, les avocats du gouvernement fédéral, de la Colombie-Britannique et de l’Alberta devaient présenter leurs plaidoiries. Mercredi, on entendra les arguments d’autres provinces, dont le Québec, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick, et ceux de leaders autochtones et d’une douzaine de groupes d’intérêts. Le Québec, qui a créé une « bourse du carbone », régime agréé par Ottawa, soutient que le fédéral empiète sur les champs de compétence des provinces.

Les recours de l’Ontario et de la Saskatchewan devaient initialement être entendus en mars, mais ont dû être repoussés en raison de la crise sanitaire. Ces délais ont permis à l’Alberta de s’y joindre, de sorte que les trois causes sont entendues en même temps par la Cour suprême.

Cette audience est d’ailleurs la première du plus haut tribunal à se tenir en personne, à l’ère de la pandémie. La salle d’audience est fermée au public, le nombre de membres du personnel est limité, les greffiers portent des masques en tout temps, et les juges et avocats portent des masques jusqu’à ce qu’ils arrivent à leur place. Les magistrats sont assis sur deux rangs plutôt qu’un.

Cette contestation pourrait donner lieu à un arrêt décisif pour l’un des piliers du programme climatique des libéraux de Justin Trudeau. La tarification du carbone repose sur l’idée selon laquelle des émissions de gaz à effet de serre plus coûteuses ont un effet dissuasif sur les comportements polluants, tout en stimulant le développement de technologies plus sobres en carbone.