Après avoir passé huit ans sous la loupe des scientifiques de Santé Canada, tout indiquait que les néonicotinoïdes — ces fameux pesticides « tueurs d’abeilles » — seraient complètement interdits en janvier. Invoquant « une importante quantité de nouveaux renseignements », l’agence fédérale vient plutôt d’annoncer discrètement sur son site web qu’elle repoussait sa décision définitive à l’automne prochain. Les agriculteurs pourront donc encore utiliser cet insecticide controversé pour au moins une autre saison agricole, au découragement des apiculteurs.

« Je ne comprends pas. Ils se noient sous une montagne de recherches scientifiques, ça pleut de partout, et même là, ils attendent encore », déplore Julie Fontaine, présidente du comité pesticides des Apiculteurs et apicultrices du Québec, un syndicat de 200 propriétaires de ruches rattaché à l’Union des producteurs agricoles (UPA).

En Europe, les néonicotinoïdes sont bannis depuis 2018 et seule l’utilisation en serre reste permise. « Et nous, on est là et on vapote encore d’un bord à l’autre, ça n’a pas de bon sens », ajoute Mme Fontaine.

PHOTO PHILIPPE HUGUEN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

En Europe, les néonicotinoïdes sont bannis depuis 2018 et seule l’utilisation en serre reste permise.

Au Canada, c’est l’Agence réglementaire de lutte antiparasitaire (ARLA) — une division de Santé Canada — qui autorise et encadre l’usage des pesticides. Sa tâche consiste à éplucher les données fournies par l’industrie, ainsi que les publications scientifiques revues par les pairs pour déterminer si un produit comporte des risques pour l’environnement ou la santé. Selon l’ARLA, il  y aurait de nouvelles données publiées sur les néonicotinoïdes chaque semaine.

« Il faut revoir le mode de fonctionnement de l’ARLA. C’est urgent ! La charge de travail est beaucoup trop grande pour leurs moyens », considère la chef des projets scientifiques à la Fondation David Suzuki, Louise Hénault-Ethier.

« L’ARLA homologue tellement de nouvelles substances, et chaque fois, les démarches sont faites de façon confidentielle et privilégiée avec l’industrie. C’est pourquoi les [preuves] de problématiques environnementales ou de santé humaine n’arrivent que plusieurs années plus tard », ajoute-t-elle.

Décision finale repoussée deux fois

En ce qui a trait aux néonicotinoïdes, trois substances de cette famille chimique sont dans la ligne de mire de l’ARLA : la clothianidine, le thiaméthoxame et l’imidaclopride.

En avril dernier, après un processus de révision scientifique qui aura duré sept ans, le gouvernement fédéral a finalement décidé de restreindre pour la première fois l’usage de ces trois produits pour empêcher qu’ils n’aboutissent dans les parties de la fleur où sont produits le nectar et le pollen, la principale source d’alimentation des insectes pollinisateurs.

Les « néonics » ont été montrés du doigt pour expliquer le déclin mondial des populations d’abeilles, un maillon essentiel dans la chaîne de production agricole.

Les scientifiques pensent aussi qu’ils peuvent avoir des effets tout aussi dévastateurs sur les populations d’invertébrés aquatiques lorsque leur concentration est trop élevée dans l’eau.

Des études menées dans les cours d’eau du Québec par le ministère de l’Environnement ont d’ailleurs mesuré à maintes reprises ces trois substances à des taux qui menacent la vie aquatique. 

C’est pourquoi en 2016 et en 2018, l’ARLA a annoncé son intention d’interdire les usages extérieurs des trois produits en raison de ses risques sur les organismes aquatiques. Elle a ensuite lancé un appel aux parties intéressées à se prononcer sur son projet d’interdiction, comme le prévoit la loi.

Sa décision définitive devait d’abord être rendue à la fin 2019. Elle a été repoussée à janvier 2020. Et maintenant à l’automne prochain.

« Suite aux consultations concernant les trois néonicotinoïdes, Santé Canada a reçu une grande quantité de nouveaux renseignements, par exemple des données sur la surveillance de l’eau. De plus, Santé Canada tient compte de tous les nouveaux et nombreux renseignements sur les néonicotinoïdes publiés dans les revues scientifiques depuis les consultations », nous a écrit dans un courriel la porte-parole de Santé Canada, Marie-Pier Burelle, au sujet de ce délai.

L’industrie s’adapte rapidement

Dans les cultures de maïs-grain et de soya, les néonicotinoïdes sont appliqués directement sur la semence avant qu’elle ne soit plantée.

Alors que les pouvoirs réglementaires se demandent s’il faut interdire les néonics, l’industrie a déjà fait homologuer deux molécules pour les remplacer dans les enrobages : le chlorantraniliprole et le cyantraniliprole, deux pesticides de la famille des diamides.

Il y a déjà des études sur les diamides qui disent qu’ils sont plus toxiques à des doses encore moindres que les néonics, donc on joue au savant fou. On fait n’importe quoi et on attend de voir les résultats.

Julie Fontaine, présidente du comité pesticides des Apiculteurs et apicultrices du Québec

Selon plusieurs experts du monde agricole sondés au cours des derniers mois, le chlorantraniliprole est déjà utilisé à large échelle.

« Ils font n’importe quoi [à l’ARLA], ils tournent en rond, et pendant ce temps, ils ne regardent pas les diamides », déplore Mme Fontaine. « Je prédis qu’ils vont continuer à se traîner les pieds jusqu’à ce que les diamides soient en remplacement total des néonics. Et là, on va recommencer tout le cirque des réévaluations. »

Qu’est-ce qu’un néonicotinoïde ?

Les néonicotinoïdes sont des molécules qui présentent une structure chimique similaire à celle de la nicotine, la substance qui cause la dépendance retrouvée dans le tabac. Le mot « néonicotinoïde » veut littéralement dire : nouvel insecticide semblable à la nicotine. Les néonicotinoïdes agissent sur le système nerveux central des insectes en les paralysant ou en causant leur mort. Ce sont des pesticides dits « systémiques », c’est-à-dire qu’ils sont absorbés puis transportés à travers la plante, qui devient, en quelque sorte, le pesticide. Depuis 2018, la clothianidine, le thiaméthoxame et l’imidaclopride figurent sur la liste des cinq pesticides les plus « à risque » du gouvernement du Québec. Il est possible pour un agriculteur de s’en procurer seulement avec une ordonnance d’un agronome.