Un centre de tri montréalais qui vendait un modèle « écoresponsable » de revalorisation des déchets de chantier aurait jeté illégalement des montagnes de rebuts au fond des bois dans Lanaudière, selon une enquête du ministère de l’Environnement. L’entreprise a recruté l’ancien associé d’un « entremetteur » des Hells Angels, spécialiste du matériel contaminé, a appris La Presse.

Depuis l’été dernier, les camions défilaient à un rythme d’enfer, de jour comme de nuit, sur le chemin Saint-Edmond, à Saint-Gabriel-de-Brandon. Au cœur d’un boisé, dans la petite localité à 100 km de Montréal, une génératrice alimentait de puissants projecteurs. Même à la noirceur, un bulldozer travaillait sans relâche à étaler et compacter la véritable mer de déchets de construction, rénovation ou démolition déversée par les poids lourds.

« C’était non-stop, le jour, le soir, la nuit. Mon gars s’est fait réveiller à 1 h du matin par le gros bruit sourd d’une benne de camion qui tombe », raconte Michel Bastarache, un résidant dont la terre jouxte le site de déversement.

« Plusieurs citoyens ont signalé à la municipalité les désagréments occasionnés par cette situation, tels que le bruit, la circulation ainsi que l’inquiétude au niveau de l’environnement », confirme Mario Frigon, maire de Saint-Gabriel-de-Brandon. La municipalité a immédiatement alerté le ministère de l’Environnement.

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Depuis l’été dernier, les camions défilaient à un rythme d’enfer sur le chemin Saint-Edmond, à Saint-Gabriel-de-Brandon.

L’accent sur la protection de l’environnement

Dans une demande d’injonction urgente déposée à la Cour supérieure la semaine dernière, le Ministère explique qu’une opération de filature a permis à ses enquêteurs de découvrir que ce « dépôt sauvage de matières résiduelles » provenait du centre de tri 3R Valorisation, une entreprise de Montréal-Est qui récupère les rebuts de chantier.

L’entreprise se vante sur son site web de ses efforts pour la protection de l’environnement.

« Depuis plusieurs années, nous investissons temps et argent en recherche et développement pour récupérer et revaloriser les matériaux secs mixtes de vos projets de construction, de rénovation et de démolition. Grâce à notre expertise, nous revalorisons jusqu’à 95 % de la matière et détournons celle-ci de l’enfouissement », y lit-on.

« Vous n’avez aucunement besoin de trier quoi que ce soit. Dès l’entrée de vos matériaux, nous nous engageons à les trier, à les revaloriser et à les conditionner au réemploi », poursuit le texte de présentation.

Mais l’application concrète de ces principes semble difficile chez 3R Valorisation.

Depuis 2017, ses installations débordent. L’entreprise a été la cible de plaintes parce que les détritus semblent s’accumuler éternellement sur son site de Montréal-Est, sans que leur triage mène à un réemploi quelconque. Les tas de matériaux mélangés dépassaient parfois les 12 mètres de hauteur, ce qui devenait dangereux, selon les pompiers. La Ville et le ministère de l’Environnement avaient exigé que l’entreprise diminue les amas de rebuts.

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Depuis 2017, les installations de 3R Valorisation, dans Montréal-Est, débordent. Les tas de matériaux mélangés dépassaient parfois les 12 mètres de hauteur, ce qui devenait dangereux, selon les pompiers.

Dans la ligne de mire depuis longtemps

Pour l’aider à gérer son excès de matières résiduelles, l’entreprise s’est adjoint les services de Jean-François Boisvert, expert des matières contaminées bien connu des policiers. Condamné pour extorsion en 2009, M. Boisvert avait ensuite démarré une entreprise de remblais qui a plaidé coupable à des accusations de production de fausses factures pour l’industrie de la construction.

Il est ensuite devenu directeur des opérations dans une entreprise de décontamination, en partenariat avec Louis-Pierre Lafortune, l’homme décrit par les tribunaux comme « l’entremetteur » qui planifiait le recyclage de l’argent de la drogue dans l’industrie de la construction pour les Hells Angels entre 2006 et 2009.

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Jean-François Boisvert

En 2016, la Sûreté du Québec et le ministère de l’Environnement soupçonnaient Lafortune et Boisvert de vouloir prendre le contrôle de l’industrie de la décontamination et de faire des déversements massifs de sols contaminés dans la nature, avait révélé La Presse sur la base de documents judiciaires. L’un des sites où leur entreprise avait rejeté des sols était tellement pollué qu’un chimiste du Ministère avait évoqué un risque de mutation chez les animaux dans un rapport déposé en cour.

La police avait convaincu un employé de Boisvert de témoigner contre son patron. Ce chef de chantier s’était mis à table et avait dénoncé de nombreux crimes environnementaux. Selon un rapport d’investigation produit par le bureau du coroner, le chef de chantier avait été convoqué par Boisvert dans un stationnement, tôt le lendemain de sa rencontre avec les policiers. Après une discussion avec son supérieur, l’employé est revenu à la maison et s’est suicidé, le 29 septembre 2016.

Après la perte de leur principal témoin, les procureurs de la Couronne se sont dits incapables de déposer des accusations criminelles contre l’entreprise de Boisvert et Lafortune. Une tentative de lui imposer des amendes s’est soldée par un arrêt du processus judiciaire pour délais déraisonnables.

Quatre ans après cet épisode, Jean-François Boisvert se retrouve aujourd’hui chez 3R Valorisation. Le président de l’entreprise, Simon Bergeron, n’a pas voulu expliquer quel est son rôle exact. « J’ai d’autres choses à faire que de répondre », a-t-il laissé tomber avant de raccrocher, lorsque La Presse l’a joint.

La présence d’un acteur avec des liens criminels n’est toutefois pas passée inaperçue. La Sûreté du Québec a confirmé mardi avoir déployé des policiers à plusieurs reprises pour assurer la protection du personnel du ministère de l’Environnement pour la durée de cette enquête, ce qui est loin d’être la norme.

« Ma cliente ne savait pas »

La Cour supérieure a ordonné vendredi l’arrêt immédiat du dépôt de rebuts de chantier sur le site de Saint-Gabriel-de-Brandon. Lors du passage de La Presse lundi, le campement du gardien à l’entrée était abandonné. Une inspectrice du Ministère continuait d’analyser les amas de pneus, gypse, plastiques divers, laine isolante, métal, tapis, briques et déchets domestiques.

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Lors du passage de La Presse, le campement du gardien à l’entrée était abandonné. Une inspectrice du ministère de l'Environnement était sur place.

L’affaire devra maintenant être tranchée par les tribunaux. Le Ministère juge toute l’opération illégale. Mais l’avocat de 3R Valorisation, MKarl-Emmanuel Harrison, affirme que sa cliente avait reçu l’assurance que le propriétaire du site récepteur détenait un certificat d’autorisation délivré par le Ministère pour l’autoriser à recevoir des rebuts de chantier et des résidus fins de centres de triage.

Or, le Ministère affirme de son côté qu’un ancien propriétaire du site avait bien reçu en 2007 une autorisation de transbordement et entreposage de matières résiduelles selon certains critères stricts, mais que cette autorisation n’a jamais été transférée au nouveau propriétaire et que le site était exempt de tout déchet jusqu’à récemment.

« Ma cliente ne savait pas », assure MHarrison. L’avocat spécialisé en environnement déplore d’ailleurs la sévérité du Ministère.

« Les gens qui opèrent des centres de tri à travers le Québec se plaignent qu’il y a trop d’inspections et trop d’amendes émises, ainsi que trop de demandes déraisonnables, sachant que l’industrie traverse une crise depuis plusieurs années. Ce n’est pas le moment d’ajouter des frais et d’augmenter les exigences continuellement alors que les compagnies opèrent souvent sans rentabilité », dit-il.

Symptôme d’une crise profonde

Le terrain de Saint-Gabriel appartient à une société à numéro qui a changé trois fois de président depuis 2018. L’avocat Yvon Chouinard, qui représente les propriétaires du terrain, n’a pas voulu s’avancer sur la défense de ses clients. Mais il souligne que les centres de tri de matériaux de construction, de rénovation et de démolition sont dans une position impossible. Même s’ils essayent de revaloriser tout ce qui peut l’être, il reste toujours, au terme du processus, un résidu fin, formé de poudre de gypse et d’autres granulats, pour lequel il n’existe aucun débouché. Même les centres d’enfouissement sont maintenant nombreux à refuser d’accepter ce résidu fin dans leurs dépotoirs.

« Actuellement, ils sont pris avec ce stock-là, il n’y a pas d’endroit pour en disposer. Il va falloir un déblocage quelque part », dit-il.

Gilles Bernardin, président du Regroupement des récupérateurs et des recycleurs de matériaux de construction et de démolition du Québec (dont 3R Valorisation n’est pas membre), confirme qu’il y a une grave crise de débouchés pour ces résidus fins, mais croit que les entreprises qui font des déversements sauvages nuisent justement à la mise en place d’une solution.

« Certaines entreprises ne se préoccupent pas de trier les matières. Elles prennent la crème de la crème, le métal surtout, et le reste s’en va presque intégralement à l’enfouissement. Ça rentre et ça sort », déplore-t-il.

Il presse le gouvernement d’intervenir pour mieux encadrer la gestion de ces rebuts. « Ça va coûter la peau des fesses de nettoyer tous ces sites illégaux. On devrait intervenir en amont, ça va coûter moins cher que de nettoyer les dégâts », dit-il.

Christine Duchaine, avocate spécialisée en environnement, croit pour sa part que les dépôts sauvages de débris de chantier sont le fruit d’un « trou dans la législation ».

« Il n’y a aucune obligation de passer par un centre de tri et de valoriser les matières. Et tant que l’enfouissement va coûter moins cher que la valorisation, les gens vont aller à l’enfouissement », déplore-t-elle.