(Franklin, New Hampshire) En imposant, au début de 2018, de sévères restrictions à l’importation de plastique, de papier et de verre à recycler, la Chine a provoqué un électrochoc planétaire. Le changement de cap du géant asiatique se fait durement sentir aux États-Unis, où plusieurs municipalités ont carrément abandonné leur programme de recyclage. D’autres y voient une occasion en or de revoir leurs façons de faire. 

Du bac… à l’incinérateur

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Franklin, agglomération de 85 000 habitants du New Hampshire aux prises avec de sérieuses difficultés économiques, a suspendu son programme local de recyclage.

Après avoir fait reculer son camion au plus près, Bruce Glover balance dans la fosse métallique de nombreuses boîtes en carton provenant d’une banque alimentaire où il travaille.

Elles devraient normalement être comprimées et transférées mécaniquement dans un conteneur en vue d’être ultimement recyclées, mais les temps ont changé.

Le programme local de récupération de papier, de plastique et de verre, comme l’indique une affiche bien en vue dans le centre de tri de Franklin, est « suspendu ». Et les boîtes seront brûlées comme le reste des déchets produits par la population.

« Tout est économique aujourd’hui. On n’a plus les moyens de recycler », indique M. Glover.

Bien qu’il sache que l’exercice est vain, l’homme de 67 ans continue chaque semaine à sa propre résidence de mettre de côté les produits recyclables.

« Le jour de la collecte des déchets, je mets tout dans le même bac », explique ce résidant du New Hampshire. Il dit vouloir garder l’habitude dans l’hypothèse où le programme de recyclage renaîtrait de ses cendres.

Corinna Jackson, autre résidante de la ville, est « extrêmement déçue » de la situation.

En entrevue à La Presse, accordée à travers la porte de sa résidence pour retenir son pitbull, elle fustige la décision des élus municipaux de torpiller le programme de collecte, vieux de huit ans.

« Il faut qu’ils mettent leurs affaires en ordre », souligne la femme de 42 ans, qui habite une maison vieillotte au cœur de la ville.

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Les résidants de Franklin utilisent dorénavant aussi leurs bacs à recyclage pour y stocker leurs déchets. 

Lors de notre passage, le bac de recyclage aussi débordait de déchets, étant donné que la municipalité a encouragé les résidants à l’utiliser plutôt que le bac ordinaire en raison de sa capacité de stockage plus élevée.

Mme Jackson, qui a quatre enfants et quatre petits-enfants, affirme qu’elle ne rechignerait pas à l’idée de payer plus de taxes pour pouvoir continuer à recycler.

« Nous pouvons dépenser plus maintenant et assurer un avenir pour nos enfants ou continuer à détruire la planète. » — Corinna Jackson, résidante de Franklin, New Hampshire

Son raisonnement budgétaire est loin de faire consensus dans cette agglomération de 85 000 habitants aux prises avec de sérieuses difficultés économiques.

« Nous n’avons pas les moyens »

Le maire de Franklin, Tony Giunta, estime qu’il n’aurait pas été « sage » de chercher à transférer aux contribuables la hausse des coûts de recyclage découlant des restrictions à l’importation imposées l’année dernière par la Chine.

« Nous n’avons tout simplement pas les moyens », résume l’élu, qui évoque un « basculement complet » du marché.

Alors que la municipalité a déjà reçu plus de 50 $ la tonne pour les produits récupérés, il lui en coûterait aujourd’hui 175 $ la tonne pour assurer leur recyclage.

La Ville a plutôt décidé d’envoyer l’ensemble des déchets, recyclables ou non, dans un incinérateur de la ville voisine de Concord. Le processus coûte 90 $ la tonne.

Même s’ils l’avaient voulu, les élus n’auraient pu refiler une facture salée à la population puisque celle-ci a imposé un plafond limitant la hausse des taxes.

« Les résidants de Franklin ont fermé la porte du réfrigérateur et ont mis une chaîne autour pour le verrouiller parce qu’on passait notre temps à revenir pour prendre d’autres gâteries », illustre le maire.

Le responsable des travaux publics de la Ville, Brian Sullivan, rechigne à tenir la Chine responsable de la situation actuelle.

Il pense que les États-Unis devraient être capables de prendre en charge leurs propres déchets et de traiter dans le pays les produits recyclables plutôt que de chercher à en exporter une part importante.

« Les Chinois ne veulent pas notre recyclage et notre pays ne veut pas investir ce qu’il faut. » — Brian Sullivan, responsable des travaux publics de la Ville de Franklin

« Tout est une question de prix. J’espère que le marché va revenir », souligne le gestionnaire, qui mise sur le secteur privé pour développer les infrastructures requises.

Des pizzas et des couches

M. Sullivan réserve une part de ses critiques à la population de la ville. Certains résidants « n’ont jamais rien compris » et rechignaient à trier correctement leurs déchets, ce qui compliquait la tâche de la municipalité, dit-il.

Mike Amero est bien placé pour le savoir. Le responsable du centre de tri de Franklin a longtemps dirigé la collecte du recyclage et dit en avoir vu de toutes les couleurs dans les bacs.

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Mike Amero est responsable du centre de tri de Franklin.

« Des pizzas, des couches souillées, des téléviseurs, des pièces de moteur… Il n’y a rien qu’on ne pouvait pas trouver », relève l’employé municipal, qui plaçait au début des avertissements écrits sur les bacs problématiques.

« Lorsque je revenais la semaine suivante, les avertissements étaient toujours là », souligne le responsable du centre de tri.

Près de la moitié des résidants de la ville étaient acquis à l’idée de recycler, entre 25 et 30 % « n’en voulaient pas » et les autres étaient ambivalents, résume-t-il.

Trop de personnes, en résumé, n’ont pas compris l’importance du recyclage et rechignaient à revoir leurs habitudes de consommation, souligne M. Amero.

« On ne peut pas empêcher non plus les gens de fumer ou de trop manger », laisse-t-il tomber, dépité.

Le recyclage américain en chiffres

262,4 millions de tonnes : quantité de déchets générés aux États-Unis en 2015, en hausse de 60 % par rapport à 1985

138,8 millions de tonnes : quantité de déchets enfouis dans des dépotoirs

67,8 millions de tonnes : quantité de déchets récupérés à des fins de recyclage, le papier et le carton représentent près de 70 % du total

40 % : proportion du papier, du plastique et d’autres produits recyclables collectés aux États-Unis qui étaient traditionnellement acheminés en Chine. Ce pourcentage doit descendre à zéro en 2020.

Source : Environmental Protection Agency (EPA)

« La Chine nous a rendu service »

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Un centre de recyclage dans un village aux limites de Pékin, en 2015

Nombre de publications américaines martèlent, gros titres à l’appui, que les restrictions draconiennes imposées par la Chine à l’importation de produits recyclables risquent d’entraîner la mort de l’industrie du recyclage aux États-Unis.

La décision de villes comme Franklin, au New Hampshire, de mettre le holà à leurs efforts de collecte sélective semble confirmer ces pronostics, mais nombre d’intervenants du milieu préviennent que la réalité est plus complexe.

« Le recyclage n’est pas mort du tout », souligne Mike Durfor, qui dirige la Northeast Resource Recovery Association (NRRA).

Une dizaine de municipalités seulement, sur les 400 que regroupe l’organisation dans le nord-est des États-Unis, ont choisi d’abandonner la collecte sélective dans les dernières années, précise-t-il.

Les villes les plus touchées par les mesures chinoises misaient généralement sur un système à bac unique où tous les produits à recycler étaient mélangés et ensuite comprimés ensemble, compliquant leur triage ultérieur.

Cette approche entraîne une « contamination » plus élevée qui n’est pas compatible avec les exigences imposées depuis 2018, relève M. Durfor.

Un grand nombre de municipalités demandent plutôt à leurs citoyens de se rendre dans des lieux de collecte pour déposer les produits à recycler en les triant, souvent avec l’aide de préposés qualifiés. Le risque que de la nourriture ou un autre produit inapproprié se retrouve avec des matières recyclables est alors sensiblement réduit.

L’incitation des villes à recycler efficacement est d’autant plus grande aujourd’hui que le prix demandé pour incinérer les déchets ou les enfouir ne cesse d’augmenter. Il devrait bientôt excéder les 130 $ la tonne dans le Nord-Est, souligne le représentant de la NRRA, qui insiste sur l’importance pour les villes d’investir dans leurs infrastructures de collecte et de tri.

Du verre à Saint-Jean-sur-Richelieu

Plusieurs membres de l’organisation réussissent à revendre une partie non négligeable des produits récupérés plutôt que de les exporter. Du verre trié est notamment acheminé à la firme québécoise 2M Ressources, à Saint-Jean-sur-Richelieu. Le carton est revendu localement, tout comme certains types de plastique, relève M. Durfor.

« En fait, je pense que la Chine nous a rendu service en fermant ses portes. On n’a pas le choix de faire les choses correctement. » — Mike Durfor, directeur général de la Northeast Resource Recovery Association (NRRA)

Waste Management, l’un des plus importants acteurs du secteur aux États-Unis, a fait écho à la NRRA récemment dans une analyse produite par Resource Recycling, une publication spécialisée.

Une représentante de la firme a indiqué que deux municipalités, sur les 5000 qu’elle sert, avaient décidé de suspendre ou d’annuler leur collecte.

La National Waste and Recycling Association (NWRA), qui regroupe les principales entreprises de gestion de déchets et de produits recyclés, mise aussi sur les investissements pour surmonter la crise.

Son porte-parole, Brandon Wright, note que plusieurs entreprises embauchent plus de personnel et intègrent des technologies plus sophistiquées pour mieux trier les produits issus de la collecte et faciliter leur revente.

Des campagnes de sensibilisation sont en cours pour convaincre le public de se montrer plus attentif par rapport à ce qui est placé dans les bacs.

Ces démarches, prévient M. Wright, ont cependant un coût qui promet de faire augmenter à terme la facture des municipalités utilisant leurs services.

Un défi titanesque

Les efforts en cours ne peuvent faire oublier que le défi posé par le changement de cap de la Chine est titanesque pour les États-Unis comme pour de nombreux autres pays occidentaux, dont le Canada.

En 2015, 60 % des matières recyclables recueillies au Québec ont été exportées, principalement vers la Chine. Aujourd’hui, les principaux pays destinataires sont l’Indonésie, le Viêtnam, l’Inde et la Corée du Sud.

Pékin importait il y a deux ans à peine jusqu’à 40 % des matières recyclables exportées des États-Unis et n’en prendra plus du tout à compter de 2020, forçant la recherche rapide de solutions de rechange.

Une partie de la réponse est venue des pays asiatiques voisins, qui ont sensiblement augmenté leurs importations. Selon Resource Recycling, la Malaisie a reçu 19 % du plastique à recycler qui a été exporté des États-Unis en 2018, contre 7 % en 2017. La Chine a vu sa part chuter de 33 % à 5 % et elle est aujourd’hui pratiquement nulle.

Le porte-parole de la NRRA note que ces pays n’ont toutefois pas la capacité requise pour absorber à eux seuls les volumes autrefois assumés par la Chine.

L’organisation a annoncé cette semaine qu’elle créait un programme d’aide pour permettre à ses membres de trouver de nouveaux marchés d’exportation.

« On ira partout où il y a de la demande », affirme M. Wright.

Déplacer les opérations

La décision de la Chine de fermer ses portes à la majeure partie des produits recyclables collectés en Occident a entraîné une réorganisation rapide de l’industrie du recyclage en Asie. Selon l’Agence France-Presse, la Malaisie a vu apparaître sur son territoire de nombreuses usines de retraitement de plastique et les importations ont monté en flèche dans le pays, tout comme les émissions toxiques. Nombre de ces usines étaient exploitées par des hommes d’affaires chinois qui les ont déplacées en réaction à la décision de Pékin. Plusieurs des établissements opéraient sans permis et ont été subséquemment fermés. La Thaïlande a aussi imposé des restrictions face aux importations de plastique, qui ont été redirigées vers l’Indonésie et la Turquie, selon un récent rapport de l’Alliance globale pour les alternatives à l’incinération (AGAI).