Les criminels qui purgent une peine fédérale au Canada peuvent désormais être incarcérés dans la prison qui correspond à l’identité de genre de leur choix, sans même devoir entreprendre une thérapie hormonale ou d’opération transformatrice. Une douzaine de détenus, au passé souvent très violent, ont ainsi pu être transférés dans des prisons pour femmes après s’être déclarés transgenres. Certains y ont semé la terreur.

« On décharge la violence masculine dans les prisons pour femmes »

Alors qu’il était un homme, Steven Mehlenbacher n’avait rien d’un enfant de chœur. Accro à la cocaïne, au LSD et à la méthamphétamine en cristaux (crystal meth) depuis l’âge de 13 ans, il a enchaîné les cambriolages de banque et les vols violents, allant jusqu’à entailler la main d’un chauffeur de taxi avec un couteau pour lui voler son véhicule.

Ses condamnations successives pour voies de fait, possession d’armes, déguisement dans un dessein criminel et même évasion lui ont valu plus de 14 ans de pénitencier.

Quelque part entre 2018 et 2019, après plus de 10 ans d’incarcération, Mehlenbacher a commencé à s’identifier comme une femme. « Steven » est alors officiellement devenu « Samantha » aux yeux de Service correctionnel du Canada. Les autorités carcérales l’ont transférée à l’Établissement pour femmes de Grand-Valley, à Kitchener, en Ontario.

Là-bas, dans une unité d’habitation surveillée, des codétenues l’ont rapidement accusée d’avoir menti au sujet de son identité de genre pour avoir des relations sexuelles avec des femmes, révèlent des documents de cour consultés par La Presse.

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Samantha Mehlenbacher

L’une d’elles, une femme condamnée pour homicide involontaire, a officiellement porté plainte. Après une enquête de la police de Waterloo, des accusations d’agression sexuelle et de harcèlement criminel ont été déposées contre Mehlenbacher. Le 27 juin dernier, en vertu d’une entente avec la Couronne, la détenue transgenre a plaidé coupable au chef de harcèlement, et le chef d’agression sexuelle a été abandonné, en échange d’une peine de quatre mois qu’elle a purgée en partie dans une maison de transition du centre-ville de Montréal.

Samantha Mehlenbacher a vigoureusement contesté les accusations d’agression sexuelle.

Selon un rapport d’évaluation de la Commission des libérations conditionnelles datant de 2020, la criminelle invétérée a créé « une traînée de victimes, dont plusieurs ont été terrorisées » par son comportement et ses « violations répétées de conditions » tout au long de son parcours carcéral.

Classés dans leur « type d’établissement préféré »

Officialisée en mai dernier, la politique qui permet ce type de transfèrements, appelée Directive du commissaire numéro 100 — délinquants de diverses identités de genre, découle directement de la loi C-16, qui interdit depuis 2017 la discrimination contre les personnes transgenres ou bispirituelles.

On y précise que les détenus, hommes ou femmes, peuvent être placés dans leur « type d’établissement préféré », selon ce « qui correspond le mieux à leur identité ou expression de genre », et ce, « peu importe leur sexe (c’est-à-dire leur anatomie) ou leur marqueur de genre/sexe dans les documents d’identification », indique la directive.

Que le délinquant ait entamé ou non une intervention de changement de sexe ou un traitement d’hormonothérapie n’a aucune incidence. Le processus ne prévoit aucun examen de la sincérité de ses prétentions.

Le seul critère de refus prévu est l’existence de « préoccupations dominantes en matière de santé ou de sécurité » qui ne peuvent être résolues au terme d’une réévaluation de sa cote de sécurité.

« Chaque demande est évaluée au cas par cas afin de veiller à ce que les mesures appropriées soient prises pour respecter la dignité et les droits du délinquant concerné et assurer la sécurité de tous les délinquants », indique par courriel la porte-parole du Service correctionnel du Canada (SCC), Marie-Pier Lécuyer.

Au Québec, bien qu’aucune directive officielle n’ait été adoptée, les prisons provinciales appliquent une politique similaire, affirme le ministère de la Sécurité publique.

Le SCC assure que les bénéficiaires de ces « mesures d’adaptation » représentent « moins de 1 % de la population carcérale ».

Mais Heather Mason, une ancienne détenue qui mène un combat acharné pour que cessent ces transferts de détenus transgenres, soutient que le SCC « est en train de décharger la réalité de la violence des prisons masculines vers les prisons pour femmes » avec cette politique.

« Les prisons pour femmes sont typiquement des cottages, avec des espaces communs et des portes verrouillées. C’est plus relaxe que les prisons pour hommes », souligne l’ex-détenue.

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Heather Mason

Ces hommes essaient d’adoucir leur peine dans un environnement moins contraignant en prétendant être des femmes, mais certains cherchent aussi à s’approcher des femmes parce qu’ils sont en dedans pour une très longue période de temps, et qu’ils veulent avoir du sexe.

Heather Mason, ancienne détenue

En se basant sur des entrevues qu’elle a faites avec plusieurs détenues qui ont côtoyé ces prisonnières transgenres en prison, elle affirme que la moitié sont, à l’origine, des hommes qui ont été incarcérés pour des délits de nature sexuelle. « Cette politique met des centaines de femmes détenues, dont une très grande proportion a déjà été victime d’agression sexuelle, dans une situation encore plus vulnérable », avance-t-elle.

Des rapports de la Commission des libérations conditionnelles consultés par La Presse indiquent que plusieurs de ces détenues transgenres ont aussi un parcours marqué par la violence et les abus de toutes sortes, même une fois transférées dans des prisons pour femmes.

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Vue des bâtiments de l’Établissement pour femmes de Joliette.
À gauche, les unités d’habitation.

L’Établissement pour femmes de Joliette, au Québec, a par exemple hébergé Anngella Valentino, 60 ans, anciennement Wayne Bruce Stovka, qui a passé « la majorité de sa vie incarcérée » pour vols qualifiés, kidnapping et d’autres crimes violents. Alors qu’elle était en liberté et s’identifiait déjà comme une femme, Valentino a notamment frappé le visage d’une de ses victimes avec une imitation de pistolet et lui a mis le canon dans la bouche.

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Anngella Valentino

Un rapport de la Commission des libérations conditionnelles souligne qu’elle a ensuite eu des problèmes « significatifs » et « répétés » lorsqu’elle purgeait sa peine dans un établissement pour femmes, dont « des comportements violents [assaultive behaviors] et une attitude « harcelante [bullying], intimidante et menaçante pour les autres détenues » ainsi que pour le personnel. Valentino a notamment tenu un siège de quelques heures avec les gardes, lors duquel elle a refusé de coopérer avec des négociateurs de crise.

Matthew Ralf Harks, pédophile en série condamné pour le viol de trois fillettes de 4, 5 et 7 ans, et qui est devenue Madilyn Harks en prison, a aussi fait l’objet d’au moins une accusation d’agression sexuelle portée par une codétenue après son transfert à l’établissement pour femmes de Grand-Valley, indique une décision de la Commission des libérations conditionnelles. Les allégations lui ont valu un séjour en isolement, mais après enquête, la police a décidé de ne pas porter d’accusation.

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Madilyn Harks, pédophile en série

La plaignante, une femme souffrant de déficience intellectuelle, a pour sa part « immédiatement été accusée de transphobie », soutient Heather Mason, dans un rapport qu’elle a présenté en 2021 au Comité permanent de la Sécurité publique et nationale d’Ottawa.

Toujours selon son rapport de libération conditionnelle, Harks a déjà admis avoir fait une soixantaine de victimes et est considérée à « haut risque de récidive sexuelle même après [une] opération de changement de sexe » et la prise d’hormonothérapie depuis 2015. Lors d’une libération surveillée en maison de transition en 2018, ses « commentaires sexuels et propos dérogatoires à l’égard des résidants les plus jeunes ont rendu les autres résidants et le personnel mal à l’aise ».

Contraintes à l’isolement préventif

Le Bureau de l’enquêteur correctionnel, l’ombudsman des détenus, a souligné dans son rapport de 2018-2019 que l’intégration des détenus transgenres dans les prisons pour femmes a fait l’objet de plusieurs récriminations de la part de détenues et est « source de défis opérationnels ». « La préoccupation soulevée est compréhensible, particulièrement lorsqu’on tient compte du fait que la plupart des femmes purgeant une peine [fédérale] ont vécu d’importants traumatismes et de la violence sexuelle et physique au cours de leur vie », écrit l’enquêteur Ivan Zinger dans un court chapitre consacré au phénomène.

« De plus, on ne peut pas totalement faire fi du fait que la manipulation est un motif possible pour lequel un détenu de sexe masculin pourrait exprimer son désir de vivre comme un transgenre », ajoute l’enquêteur Zinger.

Les membres du Syndicat des agents correctionnels fédéraux redoutent les transfèrements de transgenres parce qu’ils considèrent qu’ils ne sont pas outillés pour y faire face.

Souvent, l’équipe d’urgence d’un établissement pour femmes est composée de femmes seulement. Or, la force physique d’une personne trans et son gabarit restent les mêmes.

Frédéric Lebeau, président du Syndicat des agents correctionnels fédéraux

En revanche, les détenus transgenres qui sont incarcérés dans des prisons qui ne correspondent pas à leur identité de genre sont « souvent très vulnérables […] et peuvent être victimes de violence, d’intimidation, de harcèlement et d’agression sexuelle ».

« Il arrive qu’elles soient placées dans des conditions semblables à l’isolement pour leur propre sécurité », souligne le rapport de l’enquêteur Zinger.

La création d’ailes spécifiques pour personnes trans dans les prisons pourrait-elle être une solution ? « Ce serait créer une nouvelle forme de ségrégation », s’oppose Céleste Trianon, qui milite pour le droit des trans au Centre de lutte contre l’oppression des genres, un organisme indépendant financé par les étudiants de l’Université Concordia.

L’idée du « prédateur trans », soutient-elle, est un « legs du patriarcat » dont la société doit s’affranchir. « Je trouve que c’est irréaliste de penser qu’une personne change de sexe uniquement dans le but d’agresser des femmes », lance-t-elle.

La véritable solution, estime Céleste Trianon, serait plutôt de « dégenrer » la société dans son ensemble. « Ça commence par les écoles, puis les toilettes publiques, et un jour ce sera les prisons. »

Avec la collaboration d’Erika Bisaillon, La Presse

Quelques chiffres

64

Nombre total de détenus de différentes identités de genre incarcérés dans les prisons pour hommes

57

Nombre de demandes de transfèrements de transgenres vers des prisons fédérales pour femmes

12

Nombre de transfèrements approuvés depuis 2017

Nombre de demandes de transfèrements de transgenres vers des prisons fédérales pour hommes

24

Nombre total de détenus de différentes identités de genre détenus dans les prisons pour femmes

Source : Service correctionnel du Canada

Identités de genre : droits reconnus aux personnes détenues sous responsabilité fédérale

  • Être appelée par le nom qu’elle a choisi et le pronom qu’elle préfère, comme « il », « elle » ou « iel », et M., Mme, ou Mx.
  • Garder son identité de genre confidentielle ou la communiquer uniquement au personnel qui s’occupe directement de son cas.
  • Demander des toilettes privées et d’autres mesures pour « assurer la sécurité et la protection de la vie privée ».
  • Porter des vêtements et avoir des effets personnels, y compris des prothèses mammaires ou péniennes, qui correspondent à son identité ou expression de genre.
  • Demander que les fouilles à nu et les fouilles sommaires soient effectuées par un employé masculin ou féminin.

Sources : Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada et Directive du commissaire numéro 100

Une façon, pour certains, de jeter le blâme sur leur « ancien soi »

La Presse a pu trouver deux cas où des détenus reconnus coupables de crimes violents ont reproché à leur ancienne identité l’odieux des gestes qu’ils ont commis.

À la mi-août, la Commission des libérations conditionnelles du Canada a notamment refusé d’accorder des conditions prélibératoires à Michel Reeves, un détenu francophone d’origine autochtone âgé de 64 ans, qui purge une peine à perpétuité pour avoir assassiné à coups de bâton de baseball un homme d’affaires montréalais en 1987, puis étranglé un codétenu en prison avec une ceinture avec l’aide de deux complices. Reeves aurait participé « à une masturbation de groupe autour du corps de la victime » après le meurtre en prison, indique la décision de libération conditionnelle.

La Commission précise que Reeves s’identifie maintenant comme Jackie et souhaite être transférée dans une prison pour femmes. « La plus récente évaluation psychologique du risque, complétée en avril 2022, indique que vous ne vous considérez plus comme étant la même personne que celle qui a commis les délits à l’origine de votre peine », lit-on dans la décision des commissaires, qui soulignent au passage une quasi-absence de remords et « une introspection limitée envers [son] comportement criminel ».

En 2004, Cara-Ann Lindley, une transgenre de Colombie-Britannique qui a subi une opération de changement de sexe à Montréal, a été reconnue coupable d’avoir étranglé et battu son ex-conjointe d’une vingtaine de coups de clé en croix (tire iron). Son avocat, qui contestait une peine de cinq ans imposée pour le crime, a plaidé que c’est l’ancienne personnalité masculine de son client qui était responsable de l’attaque, en plus de mettre le blâme sur une combinaison d’œstrogène et d’alcool.

Heather Mason, une ex-détenue qui est en croisade contre le transfert de prisonniers transgenres dans les prisons pour femmes, estime que cette posture est pour certains criminels une façon de se dédouaner, mais surtout d’obtenir « des peines plus indulgentes de la part des juges ».

L’organisme Alter Justice, un OBNL qui vient en aide aux personnes judiciarisées et qui accompagne d’ex-détenus dans leurs demandes de pardon, affirme toutefois qu’il « semble rare qu’une personne utilise la carte de la dysphorie de genre comme défense en cour et ait gain de cause, tout comme [les accusés qui plaident] le trouble de santé mentale », affirme son directeur, Daniel Poulin-Gallant

Tâche connexe : aider au changement de nom

Le fait de changer de sexe après une ou plusieurs condamnations permet aussi à des criminels de changer officiellement de prénom et de nom, et de repartir avec une identité civile vierge à leur sortie de prison.

La « Directive du commissaire » qui encadre les transferts de détenus transgenres précise même que c’est la tâche des agents de libération conditionnelle d’« aider les délinquants à remplir leur demande de changement de nom légal » à leur sortie du pénitencier.

Dans la vaste majorité des rapports de la Commission des libérations conditionnelles que nous avons consultés pour ce reportage, seuls les nouveaux noms féminins des détenus transgenres étaient mentionnés.

Changement de visage

Le cas de Jody Matthew Burke, ce colosse ex-entraîneur d’un gym montréalais qui souhaite maintenant se faire appeler Amber, soulève aussi la question du changement définitif d’apparence.

Disant souffrir d’une « dysphorie de genre » qui explique selon lui son passé ultraviolent, Burke a affirmé lors de ses plaidoiries sur la peine au palais de justice de Montréal que la femme qu’il souhaite devenir après des opérations chirurgicales « aura un visage différent » du sien.

« C’est immensément dangereux, dénonce Mme Mason. Certaines de ces personnes sont des délinquants sexuels, des meurtriers et des hommes extrêmement violents. Cacher leur véritable identité est un enjeu de sécurité publique », dit-elle.