La cloche vient de sonner pour 1,1 million d’élèves québécois. Mais pour environ 10 000 enfants qui font l’école à la maison, il n’y aura pas de nouveau professeur. Et pour la frange la plus radicale du mouvement, qui pratique la « déscolarisation », il n’y aura pas de programme éducatif, ou presque. Premier texte d’une série de deux.

« L’école, c’est le moins bon endroit pour apprendre »

Bourré d’entregent et de répartie pour ses 12 ans, Julien le confesse avec une certaine fierté : « Je suis allé six jours à l’école dans toute ma vie ! »

Le garçon, comme plus de 10 000 enfants d’âge scolaire au Québec, dispose d’une « dispense de fréquenter l’école », qui lui permet de faire l’école à domicile en toute légalité. Ses parents lui inculquent les matières obligatoires comme le français, les mathématiques et l’univers social. « Mais les activités scolaires à la maison, on en fait deux matinées par semaine, pas plus », précise Julien.

Le reste du temps, c’est lui qui décide du programme de ses journées, selon ses envies. Et à son rythme. L’après-midi, il fréquente Mont-Libre, un « centre d’apprentissage libre » situé dans un local commercial de la Plaza St-Hubert. « Ici, c’est des imprimantes 3D. On essaie surtout de les faire fonctionner, mais on ne sait pas trop comment. Là, c’est la table de ping-pong. On pratique la trigonométrie en faisant rebondir la balle sur les murs », lâche Julien, avec sarcasme.

Une quinzaine d’enfants non scolarisés comme lui viennent y passer une bonne partie de leur journée. Le local est rempli de matériel d’art plastique et de bacs de déguisement. Les gamins ont le droit de jouer sur leur tablette électronique ou sur leur téléphone s’ils le veulent. « On fait beaucoup de batailles de fusils NERF », admet Antoine, un autre garçon qui fréquente le centre.

  • Les enfants qui fréquentent les lieux ne sont pas tenus de participer à la moindre activité.

    PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

    Les enfants qui fréquentent les lieux ne sont pas tenus de participer à la moindre activité.

  • L’endroit est bourré de matériel d’art plastique, de théâtre et d’informatique, mais les activités doivent être lancées par les enfants.

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    L’endroit est bourré de matériel d’art plastique, de théâtre et d’informatique, mais les activités doivent être lancées par les enfants.

  • Les « facilitateurs » sont là pour aider les jeunes à mener à bien leurs activités.

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    Les « facilitateurs » sont là pour aider les jeunes à mener à bien leurs activités.

  • Dans les locaux de Mont-Libre

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    Dans les locaux de Mont-Libre

  • Dans les locaux de Mont-Libre

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    Dans les locaux de Mont-Libre

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Aucune des activités organisées par les « facilitateurs » bénévoles de Mont-Libre n’est obligatoire. Le jour de notre visite, le PDG du centre, Marc-Alexandre Prud’homme, ancien enseignant d’histoire et de géographie au secondaire, a organisé une activité scientifique de fabrication de fusées avec des bouteilles d’eau vides, du carton et une pompe à vélo. Environ la moitié de la cohorte décide d’aller les faire décoller dans un parc avoisinant.

L’idée, c’est de suivre le rythme des enfants et d’attendre qu’une situation d’apprentissage se présente. Si une activité ne les intéresse pas, ils ne la font tout simplement pas.

Marc-Alexandre Prud’homme, PDG de Mont-Libre

Chez Mont-Libre, les enfants ont droit de vote sur à peu près toutes les décisions prises par le centre.

Des « apprenants naturels »

Le mode de fonctionnement de l’établissement s’inspire grandement du mouvement appelé unschooling, ou « déscolarisation », un concept que de nombreux parents adeptes de l’école à la maison appliquent à différents degrés.

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Christine Perry

En adhérant à la philosophie unschooler, il faut que tu aies une profonde confiance que l’enfant placé dans un environnement sain et riche va se développer à son plein potentiel par lui-même. Toi, comme adulte, tu peux mettre en œuvre toutes les circonstances qui vont l’aider.

Christine Perry, ancienne éducatrice spécialisée, bénévole et mère de deux enfants inscrits à Mont-Libre

L’enfant est considéré comme un « apprenant naturel » ou « apprenaute ». C’est lui qui crée son programme éducatif, au gré de ses motivations et de ses intérêts. Une course à l’épicerie devient une occasion d’étudier les fractions et de faire des équations.

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Locaux de Mont-Libre, sur la Plaza St-Hubet

Une balade en forêt, un prétexte pour parler d’environnement. « Les possibilités éducatives sont infinies. Tu vis ta vie, et à travers les activités quotidiennes, l’enfant apprend. On ramène le contexte et le sens dans les apprentissages », dit Ève-Marie Bourque, une ancienne enseignante du primaire qui travaille aujourd’hui au centre d’apprentissage libre Florescence, dans Lanaudière.

Efficace ?

Peu d’études se sont penchées sur l’efficacité de la déscolarisation comme méthode d’apprentissage. Une recherche américaine faite auprès de 75 adultes unschoolers montre que 83 % d’entre eux ont au moins entrepris des études postsecondaires, et 40 % ont entamé des études universitaires (le rapport, basé sur un sondage fait auprès de répondants unschoolers volontaires, n’évoque pas le taux d’obtention du diplôme).

  • Le PDG de Mont-Libre, Marc-Alexandre Prud’homme, tient une activité scientifique dans un parc avec des jeunes.

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    Le PDG de Mont-Libre, Marc-Alexandre Prud’homme, tient une activité scientifique dans un parc avec des jeunes.

  • Le PDG de Mont-Libre, Marc-Alexandre Prud’homme, tient une activité scientifique dans un parc avec des jeunes.

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    Le PDG de Mont-Libre, Marc-Alexandre Prud’homme, tient une activité scientifique dans un parc avec des jeunes.

  • Le PDG de Mont-Libre, Marc-Alexandre Prud’homme, tient une activité scientifique dans un parc avec des jeunes.

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    Le PDG de Mont-Libre, Marc-Alexandre Prud’homme, tient une activité scientifique dans un parc avec des jeunes.

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Très populaire aux États-Unis et en Europe, la déscolarisation à l’état pur, aussi appelée « éducation holistique » ou « écologie de l’enfance », est carrément illégale au Québec. Depuis les réformes sur l’enseignement à la maison mises en œuvre par le gouvernement Couillard en 2018, puis par le gouvernement Legault en 2019, les parents d’enfants non scolarisés doivent fournir au minimum un « projet d’apprentissage » en début d’année au ministère de l’Éducation. Les enfants sont aussi tenus de se soumettre à une évaluation faite soit par le centre de services scolaire, soit par un enseignant titulaire, ou encore de fournir au Ministère un portfolio expliquant en quoi leurs activités quotidiennes cadrent avec les objectifs du programme scolaire ordinaire en mathématiques, français et univers social.

Environ 70 évaluateurs de la Direction de l’enseignement à la maison (DEM) rencontrent ces enfants au moins une fois par année afin de s’assurer que leur programme est suffisamment costaud pour satisfaire aux exigences ministérielles.

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Julie Gagnon, bénévole chez centre Mont-Libre : « Les enfants ici ont une façon de réfléchir très avancée pour leur âge. Ils peuvent tenir des conversations sur la guerre et plein de sujets complexes. Ils sont très à l’affût. »

Une source gouvernementale, qui a requis l’anonymat parce qu’elle n’est pas autorisée à aborder le sujet publiquement, affirme que le mécanisme fonctionne plutôt bien et qu’« aucune lumière rouge » ne laisse croire que les enfants scolarisés à domicile réussissent moins que ceux qui vont à l’école.

Sur près de 12 000 « dispenses de fréquentation scolaire » accordées en 2021 par le ministère de l’Éducation (un nombre record dû à la pandémie), seulement 280 ont dû être retirées parce que le projet d’apprentissage n’était pas conforme aux exigences prévues dans la loi (voir encadré).

Des parents unschoolers purs et durs arrivent néanmoins à échapper aux mécanismes de contrôle mis en place par Québec. C’est le cas d’Élaine, mère de deux filles qui fréquentent un de ces centres d’apprentissage libre dont il est question dans ce reportage. Comme d’autres, elle reçoit périodiquement des lettres du centre de services scolaire exigeant qu’elle rende des comptes au sujet de ses filles. Elle refuse d’y répondre. « S’ils me rattrapent, je vais dire que je pars en voyage dans un autre pays », dit-elle.

« L’école, c’est s’infliger des années d’ennui, soutient-elle. C’est le moins bon endroit pour apprendre », poursuit Élaine. Ses filles, dit-elle, ont appris à lire par elles-mêmes, à leur rythme, « comme elles ont appris à marcher toutes seules ».

Ça peut arriver qu’elles passent des journées entières sur leur tablette, mais quand elles veulent apprendre quelque chose, elles s’y mettent et elles ont la motivation intrinsèque pour le faire.

Élaine

Sa plus vieille, après des années de non-scolarisation, a décidé de retourner à l’école à l’âge de 15 ans pour obtenir son diplôme d’études secondaires, qu’elle a complété à l’âge de 18 ans. « Elle a été classée en 3secondaire, mais elle est au-dessus de la moyenne. Elle a de très bonnes notes. Je n’ai pas d’inquiétudes », assure Élaine.

« Grandes difficultés en écriture »

Peu de données en font état, mais les carences liées à la déscolarisation existent bel et bien, prévient l’organisme américain Coalition for Responsible Home Schooling.

« Il y a quand même beaucoup d’histoires d’horreur où des parents retirent leurs enfants de l’école pour les isoler de la société et exercer un contrôle absolu sur eux », souligne Kireyn Darkwater, directeur de l’organisme.

Au Québec, un des penseurs influents du mouvement de la déscolarisation, qui décrit l’école comme un milieu oppressif qui est source de mal-être pour les élèves, s’est fait ordonner en 2018 par la Cour supérieure de réintégrer ses propres enfants à l’école.

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Élevés dans la philosophie unschooler depuis leur naissance, les deux enfants, que nous ne pouvons nommer pour protéger leur identité, étaient « curieux, confiants, allumés, en bonne santé et heureux dans le modèle dans lequel ils [vivaient] », mais ils avaient aussi « de grandes difficultés en écriture » et « des lacunes importantes dans les apprentissages académiques par rapport aux élèves de leur âge et leur niveau scolaire », a tranché le tribunal, en se basant sur une évaluation faite par un directeur d’école primaire mandaté pour les évaluer. Le simple fait de « tenir un crayon » était même un défi pour un des deux enfants, alors âgé de plus de 10 ans. La mère, pourtant diplômée, était constamment tenue à l’écart du projet éducatif, alors que le père faisait « preuve de rigidité » en ne transmettant que son « unique vision » des choses, a noté le tribunal.

L’Association des orthopédagogues du Québec, dont le tiers des 700 membres accompagne des familles qui font l’école à la maison et qui pratiquent à différents degrés les principes de la déscolarisation, affirme que la performance des élèves éduqués à domicile est, règle générale, comparable à celle des enfants inscrits dans le système scolaire. « Oui, ça arrive qu’on fasse une évaluation d’un enfant qui a deux ans de retard en français. Mais les écoles regorgent aussi d’enfants qui ont deux ans de retard et qui n’arrivent plus à fonctionner en 3e, 4e ou 5e secondaire », relativise Yvon Magnette, un orthopédagogue qui agit à titre de témoin expert en cour pour les cas de négligence parentale en éducation.

« La question est de savoir ce qu’on fait à partir de là. Beaucoup de parents font alors appel à nos services pour trouver des solutions. Eux aussi ont la réussite de leurs enfants à cœur. Moi, je n’en connais pas de familles qui ne veulent pas le bien-être de leur enfant. »

École à la maison ne signifie pas déscolarisation

Tous les parents qui font l’école à la maison n’adhèrent pas nécessairement au concept de déscolarisation. Plusieurs home schoolers vont aller jusqu’à imiter le modèle scolaire, avec des pupitres, des cahiers d’exercices et un décor qui rappelle celui de l’école, mais dans le confort de la maison. Les unschoolers, en revanche, rejettent toute forme d’éducation structurée. Ce sont les enfants qui dictent les sujets et le rythme des apprentissages.

Dispenses accordées, dispenses retirées

Environ 12 000 « dispenses de fréquentation scolaire » ont été accordées par le ministère de l’Éducation en 2021. De ce nombre, 280 ont été retirées aux parents. Les raisons invoquées pour ces retraits sont :

  • Projets d’apprentissage non transmis : 33 %
  • Projets non conformes : 27 %
  • Rencontres de suivi non tenues : 14 %
  • Suivi non concluant : 13 %
  • Bilan de mi-parcours non transmis : 13 %

Quand Grand Theft Auto est une ressource éducative

Souvent anticonformistes, les parents d’enfants unschoolers choisissent rarement de faire évaluer la performance de leurs enfants par les centres de service scolaires. Ils préfèrent plutôt fournir un portfolio au ministère de l’Éducation, dans lequel ils décrivent les activités réalisées pour atteindre des compétences très précises.

La Presse a pu consulter un de ces portfolios, en assurant à la famille l’anonymat pour ne pas nuire à ses relations avec le ministère de l’Éducation. On y trouve un peu de tout, et même parfois des choses étonnantes.

Pour apprendre l’anglais langue seconde, les parents de l’enfant de 5année du primaire ont écrit qu’il a, entre autres, joué aux jeux vidéo Grand Theft Auto, Minecraft et Paint the Town in Red.

Avant que le Ministère resserre les règles en 2018, la mère indique qu’elle envoyait beaucoup de vidéos de ses fils en train de jouer à des jeux vidéo.

Je les regardais jouer à Minecraft et je notais tout ce qui me semblait être une compétence. Je lisais des études de neuroscience pour découvrir les bienfaits des jeux sur le cerveau de mes enfants et j’en parlais dans mon portfolio.

Mère d’un enfant déscolarisé

Pour les compétences en français, la mère a rapporté que son fils aime les œuvres de slam de David Goudreault et a rempli des fiches de vocabulaire dans des livres. En science et technologie, l’enfant a fait des ateliers de codage informatique de Lego et des activités proposées dans les magazines Débrouillards, Québec Science et Curium. Il a également été « témoin » du processus de rénovation de la maison familiale.

« C’est très accaparant et très exigeant pour les familles de préparer ces portfolios », affirme Bchira Dhouib, une conseillère pédagogique qui a écrit son mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal sur les parents unschoolers, et qui évalue les programmes des parents qui font appel à ses services.

« Les parents arrivent, par exemple, en disant qu’ils ont fait du camping sauvage pendant trois jours. La difficulté, c’est de traduire les activités des enfants pour chaque « compétence », pour que ça rentre dans les petites cases de la grille d’évaluation du Ministère », dit-elle.

Selon elle, c’est cependant une infime minorité des parents d’enfants non scolarisés qui vont laisser leurs enfants s’enfoncer dans des problèmes d’apprentissage. « J’ai été témoin d’enfants qui ont beaucoup joué aux jeux vidéo et qui, à 13 ou 14 ans, lisaient très peu. Il y a des cas où un déclic formidable se produit, mais il y a aussi un risque de ne pas rattraper un certain retard et de ne pas déceler des lacunes neurologiques », souligne Mme Dhouib.

D’autres États, d’autres modèles

Certains pays, comme l’Allemagne, interdisent carrément l’éducation à domicile. Au Québec, le ministère de l’Éducation estime pour sa part qu’il doit l’encadrer pour « assurer aux enfants leur droit à une éducation de qualité ». D’autres provinces, comme l’Alberta, remboursent jusqu’à 850 $ de dépense par année aux parents d’enfants non scolarisés pour l’achat de livres, de cours en ligne, de services de tutorat ou d’équipement informatique. La Nouvelle-Zélande, un des pays les plus ouverts au concept, verse aux parents une allocation annuelle de 743 $ par enfant détenant un « certificat d’exemption » scolaire.

Peu d’élèves québécois à la maison

Le Québec est l’un des États d’Occident qui comptaient, en 2020, le moins d’enfants scolarisés à la maison.

  • États-Unis : 3,5 % (en hausse de 2 à 8 % par année)
  • Alberta : 2 %
  • Saskatchewan : 1,4 %
  • Québec : 0,3 %

Sources : Département de l’éducation des États-Unis, Fraser Institute