Au Québec, quand des enfants sont victimes d’exploitation sexuelle sur l’internet, la DPJ est appelée. Ses intervenantes sont aux premières loges pour voir les ravages de l’« autre épidémie ». Durant un mois, l’automne dernier, La Presse a suivi l’équipe de la DPJ de Montréal qui débarque en premier lorsque l’horreur frappe. Voici l’histoire de Florence, 14 ans, qui a atterri à l’hôpital psychiatrique après avoir été manipulée sur les réseaux sociaux.

L’hydre à trois têtes

Mars à Octobre 2020

Confinée, Florence*, 13 ans, passe plus de temps qu’à l’habitude sur les réseaux sociaux.

Nous sommes à la fin de l’hiver 2020. Sur un réseau social très populaire, l’ado se fait de nouvelles amies virtuelles : Princesse, Cynthia et Flavie. Toutes trois à peu près au même moment.

Jamais elle n’a pensé qu’il pouvait s’agir d’une seule et même personne.

Florence ne se trouve pas belle. Sa copine vient de rompre avec elle. Elle est en peine d’amour.

Princesse la complimente beaucoup. Elle lui envoie des vidéos d’elle qui se masturbe. Jamais on ne voit son visage.

Florence lui envoie des images intimes d’elle en retour, mais elle ne se méfie pas. On peut la reconnaître sur certaines photos et certains vidéos.

La deuxième amie, Cynthia, est plus directe. Elle lui dit qu’elle veut baiser avec elle. Cette amie lui demande aussi des photos d’elle nue. Elle insiste beaucoup. Florence finit par lui en envoyer à elle également.

Princesse lui parle d’une agence dont elle s’occupe. Elle lui fait miroiter de l’argent en échange de photos intimes. « J’ai dit oui pour rencontrer du monde. Il n’était pas question de baiser », racontera plus tard Florence.

Des lumières rouges auraient dû s’allumer ici, mais l’adolescente n’y voit que du feu. Elle se sent si seule, en plein confinement, alors que l’école est mise sur pause.

Durant des semaines, Princesse lui offre de la mettre en contact avec des adultes. L’ado lui répond chaque fois qu’elle n’est pas « full à l’aise ». Elle préférerait rencontrer des jeunes de son âge.

Nous sommes rendus à la fin du printemps. Un certain Philippe, dans la jeune vingtaine, entre en contact avec elle par l’intermédiaire de Princesse.

L’autre amie virtuelle, Cynthia, lui dit travailler pour la même agence. Elle connaît aussi le Philippe en question. Elle lui dit qu’il est très gentil.

Encore une fois, Florence ne se méfie pas.

Le jeune homme donne rendez-vous à la jeune fille qui vient d’avoir 14 ans dans un lieu public. Philippe l’invite chez lui. Elle refuse. Il n’insiste pas, mais il demande à la revoir.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

L’entretien avec l’intervenante Isabelle Negri-Corbeil est une première pour les parents de l’adolescente. Ils n’ont jamais eu affaire à la DPJ.

Durant la même période, Cynthia exige toujours plus de photos intimes. « Je vais t’afficher [si tu ne le fais pas] », finit-elle par la menacer. Florence en a assez, elle la bloque sur le réseau social.

Cynthia met ses menaces à exécution. Elle publie une story avec des photos intimes de Florence. Son nom d’usager du réseau social est tagué sur les photos.

Rapidement, Florence est inondée de messages à connotation sexuelle envoyés par des inconnus. Beaucoup d’adultes lui offrent de l’argent en échange de vidéos et de photos.

Princesse s’en mêle en promettant à Florence de la protéger contre Cynthia.

Une troisième amie virtuelle, Flavie, intervient au même moment. Elle se décrit elle aussi comme une victime de Cynthia.

Cette Flavie confie à Florence que Cynthia veut la forcer à participer à une orgie.

Florence se met à avoir peur pour sa nouvelle amie virtuelle.

Flavie lui demande de l’accompagner à la soirée d’orgie pour la protéger contre la méchante Cynthia.

À ce stade, Florence ne réalise toujours pas que les trois amies virtuelles – la gentille Flavie, la méchante Cynthia et la Princesse de l'agence – pourraient être une seule personne.

La pression s’accentue sur Florence pour qu’elle envoie toujours plus de photos d’elle. Cynthia exige qu’elle s’insère des objets dans les parties intimes.

Si l’ado de 14 ans ne le fait pas, son amie Flavie écopera.

Florence n’ira pas à la soirée d’orgie. Ici, son instinct de protection prend enfin le dessus.

Le lendemain, elle reçoit un message de Flavie comme un coup de poignard dans le cœur : « je me suis fait violer à cause de toi ».

Puis, Cynthia lui envoie une vidéo à son tour. On y voit une jeune femme subir un viol collectif.

Florence se sent terriblement coupable. Elle bloque Flavie, Cynthia et Princesse sur les réseaux sociaux.

Mais elle n’en parle à personne.

Quand la vie virtuelle rejoint la vie réelle

Rentrée scolaire 2020

À la rentrée scolaire, Cynthia – la méchante amie virtuelle – reprend contact avec Florence sur les réseaux sociaux.

Le ton est moins menaçant.

Cynthia est en mode reconquête. Elle promet à Florence de lui trouver des partenaires sexuelles âgées de 12 à 16 ans.

Florence répond en décrivant des fantasmes de domination. Rien ne se concrétise.

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Isabelle Negri-Corbeil doit composer avec beaucoup de pression. Elle doit notamment décider si l’adolescente doit être placée ou non en centre jeunesse.

L’amie virtuelle perd patience au bout de quelques semaines. Elle l’a aperçue récemment dans le métro, dit-elle. Si elle rencontre Florence face à face, ça ira mal pour elle.

L’ado de 14 ans se met à avoir peur.

La vie virtuelle rejoint sa vie réelle. Cynthia ne la lâche plus.

Mi-octobre, Florence débarque dans le bureau d’une éducatrice spécialisée de son école. Elle n’en peut plus. Elle veut mourir.

La jeune fille raconte pour la première fois l’enfer qu’elle vit depuis le début de la pandémie.

L’école signale l’ado à la DPJ et à la police.

Les parents sont appelés d’urgence : « Venez chercher votre fille. Elle a des idées noires. Elle ne peut être laissée seule. » Ils débarquent à l’école en catastrophe. L’ado se referme comme une huître.

Les parents ne dorment pas de la nuit.

Le lendemain, ils retournent à l’école avec leur fille. Elle a autorisé l’éducatrice spécialisée à leur parler. L’ado, elle, préfère ne pas assister à la rencontre.

Florence a voulu se jeter en bas d’un pont après avoir été recrutée dans un réseau de prostitution, leur annonce l’intervenante scolaire. Aussi, elle a échappé à un viol collectif.

Déjà, pour les parents, cela fait beaucoup. Ils ignorent à quel point leur ado a été manipulée.

Ils décident d’amener leur fille aux urgences pour obtenir de l’aide. Une fois à l’hôpital, l’ado confie au médecin avoir fait deux tentatives de suicide dans les dernières semaines.

Encore une fois, les parents n’ont rien vu.

L’ado est envoyée en psychiatrie.

29 octobre

Les parents de Florence mettent les pieds dans les bureaux de la DPJ comme s’ils débarquaient sur la planète Mars.

Leur ado est hospitalisée depuis plusieurs jours.

Ils n’ont jamais eu affaire à la DPJ avant. Ils ne savent pas à quoi s’attendre. Leur nervosité est palpable.

L’intervenante Isabelle Negri-Corbeil commence la rencontre tout doucement, en leur demandant de lui décrire leur fille.

Florence, c’est leur bébé. Leur troisième – née sur le tard –, alors que les deux plus grands étaient déjà ados. La jeune fille aux traits angéliques et à la chevelure de princesse qui « veut sauver le monde ».

Leur « petit rayon de soleil ». L’élève qui réussit sans trop d’efforts dans le programme enrichi au secondaire en plus d’exceller dans le sport.

Mais depuis quelques mois, Florence a modifié de manière draconienne son apparence. L’ado a aujourd’hui les cheveux rasés. Elle pèse fort sur le maquillage, avec une préférence pour le noir.

Elle leur a annoncé qu’elle était queer, ou était-ce lesbienne ?, raconte la mère, qui semble perdue dans les termes liés aux identités sexuelles.

Des traces d’automutilation sont apparues sur ses bras et sur ses cuisses. L’été dernier, l’ado de 13 ans a commencé à sortir de la maison en pleine nuit, son skate sous le bras.

Un autre soir, elle a fait une crise de panique qui l’a menée à Sainte-Justine. « Ça m’arrive souvent », dit-elle.

Depuis des mois, ils associent le changement d’attitude de leur fille aux effets du confinement et de l’adolescence.

Aujourd’hui, ils espèrent avoir des réponses précises.

La veille, quand ils sont allés visiter leur fille à l’hôpital, elle leur a remis son cellulaire et ses mots de passe.

Son cellulaire, c’est la clé de voûte qui renferme ses secrets.

La mère s’installe devant l’intervenante de la DPJ munie d’un grand cahier de notes. Elle place un petit paquet de mouchoirs à côté du cahier, prête à éponger ses larmes.

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L’intervenante vérifie le contenu du téléphone portable de l’adolescente.

La mère remet le cellulaire à l’intervenante comme si elle lui passait un verre de cristal.

En scrutant le portable, l’intervenante découvre une ado qui explore sa sexualité. Des échanges avec des amies virtuelles sont très crus.

Les preuves d’exploitation sexuelle ne sautent pas aux yeux, les prévient l’intervenante de la DPJ. « Les conversations avec Cynthia m’inquiètent », ajoute-t-elle. Il va falloir attendre les résultats d’analyse de l’appareil.

L’intervenante doit décider si l’ado sera plus en sécurité en centre jeunesse ou à la maison. Elle a devant elle des parents aimants qui ne demandent pas mieux qu’aider leur fille.

Mais en même temps, ces derniers mois, ils n’ont rien vu du drame qui se jouait sous leur toit. « Il y a plein de choses qui nous sont passées sous le nez », concède la mère.

« On ne souhaite jamais le placement d’un enfant. C’est le dernier recours », leur explique l’intervenante. Avant de prendre sa décision, Mme Negri-Corbeil doit absolument rencontrer l’ado.

Le temps joue contre l’intervenante de la DPJ. L’hôpital vient d’appeler. Comme son risque suicidaire n’est plus imminent, il ne peut plus garder Florence. La pédopsychiatre veut lui « donner son congé » aujourd’hui.

L’intervenante de la DPJ remue ciel et terre pour que l’hôpital la garde jusqu’au lendemain ; le temps qu’elle puisse aller rencontrer l’adolescente.

D’ici là, les parents devront se débarrasser de tous les couteaux et médicaments au cas où leur fille rentrerait à la maison bientôt.

30 octobre

Nous sommes vendredi, au lendemain de la première rencontre des parents de Florence à la DPJ. L’intervenante Isabelle Negri-Corbeil a une tonne de pression sur les épaules.

À la veille de la fin de semaine, l’hôpital insiste pour que l’ado sorte aujourd’hui.

À l’hôpital, on la croit dangereuse pour… les autres. La pédopsychiatre craint qu’elle recrute d’autres filles à des fins d’exploitation sexuelle.

Elle ne recommande pas de suivi psychologique ni de suivi en pédopsychiatrie.

Florence se braque en voyant arriver l’intervenante de la DPJ. Elle a très peur de se retrouver « enfermée » en centre durant des mois.

Mme Negri-Corbeil met deux heures à gagner sa confiance. L’ado finit par lui raconter en détail son enfer des derniers mois.

Aux yeux de la DPJ, Florence est une victime d’exploitation sexuelle, et non une menace.

On peut-tu au moins essayer une thérapie avant de baisser les bras ? On parle d’une ado de 14 ans.

Isabelle Negri-Corbeil, intervenante de la DPJ

L’intervenante passera une bonne partie de la journée à l’hôpital.

Florence sera placée en centre jeunesse. Pour être protégée d’elle-même, conclut l’intervenante.

11 novembre

« Aujourd’hui, Florence, c’est important que tu me dises tout. C’est important que tu me dises la vérité. »

L’enquêtrice du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) qui rencontre Florence est calme. Elle prend le temps de mettre à l’aise l’adolescente.

« Pourquoi tu es ici ? », lui demande la policière spécialisée dans les crimes d’exploitation sexuelle de mineurs sur l’internet.

Florence déballe d’un trait son histoire durant près de trois heures. Elle parle tellement vite que la policière doit parfois l’interrompre.

L’ado joue avec une balle antistress. Elle décrit ce qu’elle a dû faire avec un certain détachement.

L’intervenante de la DPJ assiste à l’interrogatoire dans la pièce d’à côté. « Ça démontre une jeune fille désensibilisée. C’est moins souffrant de paraître détachée », nous expliquera-t-elle plus tard.

À la fin de l’interrogatoire, la policière demande à l’ado si elle croit que toutes ses amies virtuelles pourraient être – en réalité – une seule et même personne.

Florence hésite : « Oui, en même temps non. »

La jeune fille préfère ne pas y croire.

23 novembre

« Florence a peur de vous décevoir ; que vous ne l’aimiez plus. »

Les parents de l’adolescente de 14 ans sont de retour dans les bureaux de la DPJ. L’intervenante Isabelle Negri-Corbeil leur expose à quel point leur fille est fragile.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Les parents sont désemparés. Pendant des mois, ils n’ont rien vu du drame dans lequel était plongée leur fille, et l’adolescente refuse aujourd’hui d’aborder la question avec eux.

Florence commence à peine à réaliser qu’elle aurait été manipulée par une seule et même personne.

Au centre jeunesse, elle a fait une crise en pleine nuit. Elle a dû être placée sous surveillance. On a craint qu’elle se suicide.

L’ado a dit avoir un plan. Ce sont les moyens qui lui manquent au centre. Elle a énuméré l’accès à des pilules ou à des lames de rasoir.

Le père a l’air abattu.

Avec ses parents, la jeune fille refuse toujours d’aborder les évènements des derniers mois. Elle a aussi décliné l’offre du centre jeunesse de participer à un programme d’aide conçu pour les victimes d’exploitation sexuelle.

« Elle était fermée quand je lui en ai parlé », décrit l’intervenante de la DPJ.

« C’est le gros bobo », dit le père.

Florence a tendance à minimiser ce qu’elle a vécu, concède l’intervenante de la DPJ. Il lui faudra assurément une thérapie, ajoute-t-elle.

La mère est en furie contre l’hôpital psychiatrique qui n’a pas recommandé de suivi pour sa fille. « On fait quoi ? On attend que ça passe ? », lâche-t-elle, visiblement exaspérée.

C’est comme si on lui diagnostiquait un cancer et qu’on la renvoyait à la maison sans traitement, poursuit la mère.

L’intervenante de la DPJ ne la contredit pas.

Florence passera les trois prochains mois en centre jeunesse. Elle sera ensuite suivie durant six mois par la DPJ à son retour à la maison.

« Florence reste en surface par rapport aux dangers des réseaux sociaux », insiste l’intervenante de la DPJ.

L’adolescente ne réalise pas que les images envoyées à des « amies » virtuelles peuvent ressurgir à n’importe quel moment de sa vie.

« Ça risque de faire grimper son anxiété », prévient l’intervenante de la DPJ.

Mme Negri-Corbeil prépare les parents à ce que l’enquête policière soit « longue et complexe ».

« Et ça peut ne pas aboutir », lance le père.

Quand les parents quittent les bureaux de la DPJ ce jour-là, un froid mordant frappe la métropole. Inquiets pour leur ado, ils iront lui porter des bottes d’hiver en catastrophe au centre jeunesse.

Au centre jeunesse, elle n’est pas à l’abri de l’hiver. Mais au moins, elle est à l’abri des réseaux sociaux. Pour le moment.

* Les prénoms des enfants et des parents, ainsi que certains détails de leur histoire, ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des enfants, tel que le prescrit la Loi sur la protection de la jeunesse.

Pour plus d’information ou pour demander de l’aide :
> Consultez le site de la Fondation Marie-Vincent
> Consultez le site du Centre canadien de protection de l’enfance
La Ligne Parents : 1 800 361-5085
Le réseau des CAVAC : cavac.qc.ca ou 1866 532-2822
La ligne-ressource provinciale pour les victimes d’agression sexuelle : 1888 933-9007