Pas de formation, pas d’expérience, pas de références ? Pas de problème. Chaque jour, des milliers de travailleurs au bas de l’échelle sont envoyés par des agences de placement accomplir des tâches souvent ingrates dans des entreprises en manque d’employés. La Presse a décroché cinq emplois pour en juger sur le terrain.

Il fait encore nuit noire quand la camionnette surchargée s’élance vers le sud sur l’autoroute 15. « Serrez-vous, il y a de la place », avait assuré le chauffeur au dernier arrivé alors que tous les sièges étaient pourtant remplis, chaque ceinture occupée. L’usine de transformation de porc située à Sherrington a besoin de tous les bras qu’on peut lui offrir.

Au programme : empoigner et emballer une à une les centaines de fesses de porc (une douzaine de kilos chacune) défilant sur un convoyeur des installations d’Olymel, géant québécois de la viande. Accomplissant la même tâche juste devant nous se trouve Basile, un professeur d’université congolais de 52 ans. Il est arrivé au Canada en octobre dernier « pour voir d’autres cieux ».

D’autres fesses de porc finiront débitées en plusieurs morceaux par d’autres travailleurs. Lorsque sonne l’heure de la pause-café, ils joggent sur le plancher maculé de gras et de morceaux de viande pour enlever leur équipement rapidement, se laver les mains et engloutir une collation, avant de revenir à leur poste à temps, prêts à reprendre le travail en 15 minutes. Des monte-charge sprintent à travers l’usine frigorifiée, frôlant les travailleurs en klaxonnant sans arrêt.

« Allez, allez, allez ! », crie une superviseure lorsqu’elle estime que la ligne d’emballage n’avance pas assez rapidement. Une travailleuse lève les yeux au ciel, visiblement dépassée.

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Dans l’usine de transformation de porc d’Olymel, à Sherrington

Quelques heures plus tard, à la fin de la journée de travail, le chauffeur de la camionnette surchargée intercepte Basile : « C’était ta dernière journée ici. » Basile baisse la tête, ne conteste pas. Puis, le chauffeur s’adresse à voix basse au représentant de La Presse : « Reviens-tu demain ? Il y en a quatre qui ne reviennent pas, il les reveulent pas, ils étaient pas trop vaillants. »

C’était le cinquième emploi décroché par le représentant de La Presse en sept jours de travail pour des agences de placement de la région de Montréal. 

Si la pénurie de main-d’œuvre touche tous les secteurs de l’industrie, les emplois plus ingrats, et payés au salaire minimum (ou juste au-dessus), sont particulièrement difficiles à combler. C’est là qu’interviennent les agences de placement temporaire, qui jouent les intermédiaires entre un bassin de travailleurs au bas de l’échelle – souvent très récemment arrivés au Canada, par Roxham Road ou de façon régulière – et des entreprises qui manquent de bras.

Plus 42 500 Québécois navigueraient ainsi d’une usine à une autre, d’un entrepôt à un autre, selon une estimation de 2015. Revenu Québec rapporte que 503 entreprises ont actuellement un permis pour faire du placement de personnel, avec un chiffre d’affaires global qui dépasse 1,4 milliard.

Aucune garantie d’heures : le travail peut se terminer à n’importe quel moment, sans préavis. Et c’est l’agence qui décidera si elle a encore du boulot à attribuer au travailleur le lendemain.

Embauché en quelques secondes

« EMPLOI GARANTI, 14 $/h + », clamait la petite annonce placée par l’agence dans le journal gratuit 24 h.

« Vous êtes disponible pour travailler demain matin à 8 h chez Lafrance ? », a demandé l’employée chargée du recrutement chez Groupe NB. Salaire de 13,50 $ à la clé.

Tant chez Travail Global que chez Groupe NB, deux de ces agences, pas une seule question sur le maigre CV présenté par La Presse pour être embauché. Nous avons posé notre candidature en limitant nos expériences à des emplois étudiants occupés il y a plus de 10 ans : serveur, guichetier, vendeur itinérant. Aucune expérience de travail manuel lourd ou avec des outils.

Manutention

Groupe Lafrance, une entreprise de logistique du transport installée dans l’est de Montréal, venait de recevoir plusieurs conteneurs en provenance de Chine. Tous remplis de produits d’animalerie destinés à la chaîne Mondou.

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Un entrepôt de Groupe Lafrance dans l’est de Montréal

La tâche est simple, mais épuisante : dans la pénombre et la poussière, transporter chacune de ces boîtes – certaines atteignant 86 livres (39 kilogrammes – et les disposer en piles bien ordonnées sur des palettes. Les conteneurs étant remplis à pleine capacité, il faut grimper dans les boîtes pour faire dégringoler les plus hautes. Chacun espère que sa tête ou son dos ne serve pas de piste d’atterrissage. Ce jour-là, envoyés par Groupe NB : deux Camerounais récemment arrivés au Canada – dont l’un par le célèbre chemin Roxham –, un immigrant caribéen et Roger, le seul né au Québec.

Roger fait chuter les lourdes boîtes jusqu’au sol, obligeant ses collègues à se casser le dos pour les récupérer. Entre deux remontrances encaissées, il se plaint de son sort.

Je suis écœuré, je suis ben écœuré. Je me cherche un emploi à temps plein, mais je n’en trouve pas. Je suis inscrit dans à peu près 15 agences pour avoir du travail.

Roger

Les journées se finissent avec les bras en compote.

Cueillis à 2 h du matin

Sysco livre des produits alimentaires dans les cuisines de restaurants et de cafétérias partout en Amérique du Nord.

Pour le quart de jour, les travailleurs placés par le Groupe NB doivent être prêts à partir en pleine nuit, à 2 h 20 du matin, lorsque le véhicule de l’agence les cueille. Impossible autrement de se rendre dans un parc industriel de Boucherville en pleine nuit. Les heures payées, elles, débutent plus de deux heures plus tard, à 4 h 30.

Dans le véhicule, deux jeunes travailleurs discutent de leurs pires affectations. Jonathan a trié des cannettes d’aluminium, debout pendant 12 heures. « J’étais tellement fatigué que le lendemain, je me suis réveillé en retard pour y retourner. Je ne l’ai pas refait », se remémore-t-il. Pour Ali, un jeune Iranien, c’est le travail dans les entrepôts maintenus sous zéro qu’il faut éviter : le corps s’épuise à rester au chaud.

Chez Sysco, le travail consiste à aider un chauffeur-livreur à faire sa tournée quotidienne, délestant des centaines de kilos de marchandise dans une dizaine de commerces. Comme dans les autres emplois occupés, les travailleurs d’agence ne reçoivent pas de consignes claires ou de conseils pour éviter les blessures. Pendant la journée de plus de 10 heures de travail, le « helper » opère la plateforme élévatrice derrière le camion et livre la marchandise dans des cuisines au plancher souvent glissant, surtout lorsque les bottes sont pleines de neige.

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Des travailleurs recrutés par l’agence de placement Groupe NB se présentent aux petites heures devant les locaux de l’entreprise de transport Sysco.

Les employés permanents de Sysco ne prennent pas le temps d’apprendre le nom des travailleurs d’agence : le roulement est trop grand. « C’est dur comme job et vous êtes vraiment sous-payés », dit de but en blanc Martin, un chauffeur-livreur syndiqué. Il ouvre sa convention collective : un employé syndiqué effectuant le même travail serait plutôt payé 18 $, en plus de protections supplémentaires.

Jouer du fusil à clous

Travail Global compte quatre succursales dans la région de Montréal. Après avoir été mis en attente au téléphone (Travail Global fournit des candidats « triés sur le volet », assure le message répété en boucle), on est embauché en quelques secondes, sans questions sur nos expériences de travail ou notre parcours.

On nous place chez United Forest Products, qui fabrique des structures de bois. Les travailleurs d’agence s’y retrouvent avec un fusil à clous pneumatique de calibre industriel entre les mains après quelques minutes d’observation d’un collègue.

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Chez United Forest Products, les journaliers fournis par Travail Global fabriquent des structures de bois avec un fusil à clous pneumatique sans consignes de sécurité claires données au préalable.

Heure après heure, le travailleur dispose 14 planches dans un canevas avant de les fixer ensemble avec 60 clous, hissant le lourd fusil au-dessus de sa tête pour planter une bonne partie d’entre eux.

Que se passe-t-il si un nouveau clou frappe un clou déjà en place ? « Il va faire sortir le premier. C’est pour ça qu’il faut toujours tenir sa main à au moins six pouces de l’endroit où l’on cloue », indique un collègue, alors qu’on utilise l’outil depuis une bonne heure.

Des tonnes de neige

La firme de construction Audéa effectue le déneigement de toits plats pendant l’hiver.

C’est une véritable assemblée des Nations unies qui grimpe une étroite échelle pour atteindre le toit des Galeries de Lanaudière, à Terrebonne, afin d’en retirer des tonnes de neige. Pour s’y rendre, depuis la station de métro Longueuil–Université-de-Sherbrooke, une minifourgonnette dans laquelle il manquait des ceintures de sécurité accessibles. Mais le salaire est très bon pour un travail d’agence : 17 $/h. Pour des candidats qui doivent maximiser leurs revenus – comme les étudiants étrangers qui ne peuvent travailler qu’une vingtaine d’heures par semaine –, la proposition est alléchante.

La neige continue de tomber à mesure qu’on la pellette, donnant au boulot des airs de travail de Sisyphe, un éternel recommencement.

Certains travailleurs d’agence ne sont clairement pas équipés pour le travail. Deux d’entre eux se sont pointés sans gants d’hiver, d’autres n’ont que des jeans et des espadrilles. « J’ai froid aux pieds et aux jambes », se plaint l’un d’eux, un Nigérian arrivé au Canada il y a quelques mois.

La veille, sur le toit d’un bâtiment de deux étages de Griffintown, à Montréal, un autre groupe de travailleurs récemment arrivés au Canada faisaient eux aussi la ronde avec les grosses pelles jaunes pour en retirer peu à peu la neige. À la fin de la journée de travail, les travailleurs s’avancent jusqu’au bord du toit, sans protection, pour ramasser les dernières accumulations.

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En compagnie de plusieurs travailleurs, Philippe Teisceira-Lessard déblaie le toit d’un commerce de Griffintown dans des conditions de sécurité approximatives.

Ils n’avaient jamais vu de neige il y a quelques mois à peine, et ce sont eux qui doivent maintenant en soulager les toits de Montréal.

* Les noms des travailleurs ont été modifiés parce qu’ils n’ont pas accepté d’être identifiés publiquement.

Des risques… élevés à extrêmes

Chez Sysco, le journaliste de La Presse a opéré une plateforme élévatrice sans formation et travaillé toute une journée autour d’un camion sans vêtements visibles.

Les inspecteurs du travail sont « énormément » préoccupés par la sécurité des employés d’agence, qui sont souvent mal formés pour accomplir des tâches dans lesquelles ils peuvent se blesser, selon la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Les agences qui assignent leurs travailleurs à des tâches demandant peu de qualifications seraient particulièrement problématiques.

Balkacem Hocine dirige une équipe d’inspection basée à Montréal qui visite les usines et les entrepôts pour vérifier que la réglementation en matière de sécurité au travail est respectée. En entrevue, il a indiqué qu’il voit trop souvent des travailleurs d’agence qui commencent à travailler sans préparation. À la clé : des blessures parfois graves.

Il y a de tout : des amputations graves de mains, de pieds. Il y a des amputations de doigts, des blessures au dos. Des travailleurs heurtés, frappés par des objets.

Balkacem Hocine chef d’une équipe d’inspection de la CNESST

Même des tâches apparemment simples présentent des risques de blessure, a continué le chef d’équipe, désigné par la CNESST pour répondre à La Presse.

« Ce ne sont pas des jobs simples. […] La manutention, ça prend de la formation, parce qu’il y a des risques de blessures », a-t-il affirmé. « Une blessure au dos, ça coûte les yeux de la tête, d’abord pour le travailleur, mais aussi pour le système. »

Situations à risque

Être travailleur d’agence, c’est s’exposer à un risque de blessure allant d’« élevé » à « extrême », selon la dernière classification de la CNESST.

Opération d’une plateforme élévatrice sans formation, utilisation d’un fusil à clous après quelques minutes d’observation, méthode de déneigement en hauteur non orthodoxe, absence de dossard voyant pour travailler autour d’un camion ou à travers les monte-charge : en sept jours de travail dans cinq affectations, La Presse a pu observer des situations à risque dans chaque milieu de travail visité.

Au fil de nos cinq expériences, deux éléments constants : les tâches effectuées étaient simples, mais physiquement exigeantes, et les consignes de sécurité, virtuellement absentes.

« Travailler pour le compte d’une agence présente des risques accrus de lésions professionnelles », affirmait un rapport de la santé publique de Montréal en 2016. 

Il est fréquent pour les entreprises clientes de sous-traiter les tâches dangereuses et de les assigner à des travailleurs d’agence plutôt qu’à leurs propres travailleurs.

Extrait d’un rapport de la santé publique

La docteure Marie-France Raynault, professeure émérite à l’Université de Montréal, a dirigé le volet scientifique de ce rapport. Elle a affirmé ne pas avoir été surprise par les observations de La Presse. « C’est exactement ce qui m’avait été rapporté », a-t-elle dit en entrevue téléphonique.

« S’il y a un maître-mot à garder en tête, c’est “nouveau”, a ajouté la Dre Raynault. Un travailleur d’agence est nouveau dans l’entreprise, il fait un nouveau travail et on ne lui donne pas le temps d’apprendre. Et la nouveauté au travail, c’est bien connu dans la littérature, c’est un facteur de risque. C’est plus dangereux que d’être expérimenté. »

Les blessures au dos, aux épaules et au cou sont parmi les plus déclarées par ces employés, même si nombre de travailleurs d’agences garderaient le silence pour continuer à travailler, toujours selon la santé publique.

D’autres perdent la vie : 12 travailleurs d’agences sont morts en 10 ans, indiquent les statistiques de la CNESST.

« On est là pour protéger nos employés »

Groupe NB, une agence qui a assigné La Presse à deux emplois au cours de notre immersion, a ainsi perdu un travailleur à la fin de 2017. Assigné à l’usine de tri Tomra, dans l’ouest de Montréal, il a été étranglé à mort par son chandail coincé par une machine mal protégée. Le rapport de la CNESST montre aussi du doigt le manque de formation de la victime.

Les agences Travail Global et Groupe NB n’ont pas voulu commenter directement les observations effectuées par La Presse au cours de ses quelques journées d’immersion.

Les formations de sécurité, « c’est vraiment variable d’un client à l’autre », a indiqué Alexe Huet, directrice des ressources humaines pour Groupe NB à Montréal. Certains employeurs ont des procédures « super strictes », alors que pour d’autres, c’est « un peu plus flexible ». Mme Huet et sa grande patronne Nathalie Babineau (propriétaire de l’entreprise) ont noté certaines des observations de La Presse pour en discuter avec leurs clients. « Je suis surprise », a dit cette dernière.

« Nous, on est là pour protéger nos employés, mais on n’est pas sur place à toutes les heures de la journée », a ajouté Mme Huet.

Claudine Lavoie, vice-présidente chez Travail Global, s’est elle aussi dite surprise par nos constatations. « Nos clients ont quand même une responsabilité d’intégrer nos gens, a-t-elle affirmé. J’ai à cœur le bien-être de nos employés. Et il y a aussi une question de coûts : la CNESST, c’est un méchant coût pour un employeur. »

« Chaque jour, ils débutent »

Chez Groupe Lafrance, le patron des entrepôts a indiqué qu’il s’attendait à recevoir des employés déjà équipés et informés des mesures à prendre pour ne pas se blesser. « Le programme de formation est en lien avec l’employeur, qui est la firme de recrutement. La manière de lever les charges, les chaussures de sécurité, les vestes de sécurité, ce sont les firmes de recrutement qui sont responsables de ça », a dit Frédéric Therrien en entrevue téléphonique.

Chez Olymel, le porte-parole Richard Vigneault a indiqué que comme les installations de Sherrington avaient été récemment acquises par l’entreprise, l’intégration aux normes de santé et de sécurité du groupe était toujours en cours. « Nos usines sont toutes conventionnées. Il y a des règles. Notre approche sur le plan du traitement des employés est une approche humaine et qui respecte les gens. On a 15 000 employés, si on avait des problèmes, ça se saurait », a-t-il dit.

Chez Sysco, où La Presse a opéré une plateforme élévatrice sans formation et travaillé toute une journée autour d’un camion sans vêtements visibles, on affirme que c’est à l’agence de s’occuper de ces éléments. « Sysco oblige contractuellement ses fournisseurs de services, y compris Groupe NB, à fournir la formation et l’équipement de sécurité nécessaire avant d’être assignés à travailler dans les installations de Sysco », a indiqué par écrit Shannon Mutschler, responsable des communications de la multinationale. Des rencontres ont lieu entre l’entreprise et l’agence pour faire le point sur la situation.

Serge Monette, président du syndicat de Sysco, a affirmé que la présence de certains travailleurs d’agence au sein de l’entreprise « représente des dangers » pour la sécurité au travail.

« On a eu souvent cette année des gens qui ne parlaient ni français ni anglais, ou des gens qui n’avaient aucune, aucune expérience de manutention », a-t-il dit, évoquant le cas d’un professeur haïtien récemment arrivé au Canada qui a frôlé un accident grave en descendant un escalier à reculons en traînant un diable lourdement chargé.

« Chaque jour, ils débutent », a conclu M. Monette.

Les entreprises Audéa et UFP n’ont pas rappelé La Presse.

La loi 176

Adoptée en 2018, la loi 176 a resserré les obligations des clients à l’égard des travailleurs d’agence, obligé les agences à obtenir un permis de la CNESST et interdit de verser à un travailleur d’agence un salaire moindre en raison de son statut d’emploi.