La Presse a accompagné une équipe de policiers experts de la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs sur l’internet

Ils sont en toute première ligne de la bataille contre l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet. Témoins de l’horreur au quotidien. Devant ce que l’humain fait de plus laid. Face à un ennemi qui prolifère à toute vitesse. La Presse a accompagné une équipe de policiers spécialisés dans la lutte contre ce fléau.

« Le gars qu’on s’en va chercher, on le connaît. Les dernières fois qu’on est allés chez lui, il était loadé. C’est du hard. »

4 novembre. Nous sommes dans une salle de réunion du poste de quartier 23, rue Hochelaga à Montréal. Il n’est pas encore 8 h. Deux enquêteurs du module Exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales (ESEC) du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) expliquent à un petit groupe de patrouilleurs l’opération qu’ils s’apprêtent à mener sur leur territoire.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Les policiers de l’ESEC planifient la frappe chez le multirécidiviste Jean-Christophe Lauzier. Rencontre avec les policiers patrouilleurs qui feront équipe avec les enquêteurs.

Leur cible : Jean-Christophe Lauzier, 30 ans, multirécidiviste en matière de possession de pornographie juvénile. Il a déjà été arrêté et condamné en 2009, puis arrêté à nouveau en 2018. Ses conditions de remise en liberté l’empêchent d’accéder à l’internet.

Mais le revoici malgré tout dans la ligne de mire des policiers.

En juin, un service de messagerie bien connu a intercepté un échange d’images entre le compte de Lauzier et un autre. La plainte, faite par le fournisseur, a parcouru un long chemin. Elle a d’abord été reçue par un organisme américain qui gère les signalements des entreprises web, le National Center for Missing and Exploited Children (NCMEC). Ce dernier a analysé et envoyé le dossier à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) après avoir découvert qu’il visait un Canadien. La GRC a à son tour étudié l’affaire, puis, voyant que le suspect était montréalais, l’a redirigée vers le SPVM pour enquête. Cinq mois après la plainte initiale, les policiers s’apprêtent à intervenir.

« Ça vous donne une idée du temps que ça peut prendre », dit le lieutenant-détective Marco Breton, responsable de l’équipe.

Depuis le début de l’année, son unité a reçu 840 plaintes, 300 de plus qu’en 2015. La COVID-19 a entraîné une hausse de 40 % des dossiers entrants. « Tous les prédateurs et tous les enfants sont derrière leur écran », note le lieutenant Breton. Les enquêteurs ne suffisent pas à la tâche.

Fait très rare, l’équipe de lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants sur l’internet a ouvert ses portes à La Presse. Notre incursion dans les coulisses du travail d’enquête témoigne de tout le temps et des ressources nécessaires pour mener à terme un dossier.

« Les gens demandent : pourquoi ils n’arrêtent pas tout le monde sur la liste ? Mais c’est physiquement impossible », prévient le professeur en criminologie Francis Fortin, expert des questions de pornographie juvénile.

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Les policiers de l’ESEC planifient la frappe chez le multirécidiviste Jean-Christophe Lauzier. Les visages des enquêteurs ont été cachés parce qu’ils effectuent régulièrement de la surveillance et de la filature de suspects.

Le soleil n’est pas encore levé, mais les bureaux des enquêteurs, installés entre deux raffineries dans l’extrême est de l’île de Montréal, grouillent comme en plein jour. C’est jour de perquisition pour l’équipe, qui en est à régler les derniers détails avant de se mettre en route.

Pourquoi aujourd’hui ? Parce que l’appui de la section des crimes technologiques est essentiel pour mener la majorité des perquisitions, explique le lieutenant Breton, et qu’elle est disponible aujourd’hui. Les policiers des crimes technologiques répartissent leur temps entre toutes sortes d’enquêtes, certaines plus urgentes que d’autres : exploitation sexuelle, fraude, vol d’identité, réseaux sociaux, homicides, etc. Pas le choix de les attendre.

« Si je pouvais les avoir quatre fois par semaine, je le ferais quatre fois par semaine », dit Marco Breton.

Comme ce n’est pas le cas, il faut prioriser. Dans le cas des plaintes à caractère pédopornographique, celles qui proviennent de victimes identifiées et les suspects qui ont accès à des enfants ou qui sont des récidivistes, comme Jean-Christophe Lauzier, passent avant.

Aujourd’hui, on a une bonne idée de qui on s’en va arrêter. On le connaît. Mais il faut quand même prouver que c’est lui qui est derrière le clavier.

Le lieutenant-détective Marco Breton, responsable du module ESEC

En tout, six enquêteurs, trois patrouilleurs, deux techniciens et une photographe de scène de crime participeront à l’intervention. Alors que les deux sergents-détectives responsables du dossier discutent avec les patrouilleurs au poste de quartier, quatre enquêteurs surveillent la maison du suspect dans des voitures banalisées pour s’assurer qu’il ne quitte pas son domicile avant l’arrestation. Les techniciens de la section des crimes technologiques sont stationnés tout près et attendent le feu vert.

L’équipe est fébrile. Tout près du but. « C’est un moment spécial juste avant d’y aller, quand on sait qu’un gars va se faire arrêter, mais que lui ne le sait pas encore », confie le sergent-détective François Vigeant.

L’opération de la journée a ceci de particulier qu’elle nécessite deux perquisitions. Lauzier n’a théoriquement pas le droit d’avoir l’internet. La thèse des enquêteurs, c’est qu’il se connecte au réseau du voisin à partir de chez lui pour y accéder.

« J’avais fait le test en 2018. Il peut se connecter dans l’appartement d’à côté directement de sa chambre à coucher », explique aux patrouilleurs le sergent-détective responsable du dossier avant de se mettre en route vers la scène. « Il est en non-respect des conditions. Aussitôt qu’on a un cellulaire ou un ordinateur dans sa chambre, on l’a. »

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Les policiers du module ESEC se dirigent vers la résidence du suspect, le multirécidiviste Jean-Christophe Lauzier, pour procéder à son arrestation et à la saisie du matériel informatique.

Il est 9 h 30 lorsque les policiers frappent simultanément aux portes des deux logements de la paisible rue résidentielle. Jean-Christophe Lauzier sort de l’appartement de gauche quelques minutes plus tard, escorté par deux agents. Il a les cheveux en bataille. On voit qu’il s’est habillé en vitesse. Les policiers l’ont tiré du lit.

Ses proches sont ébranlés. « C’est un choc quand on arrive. Ça fait éclater des familles », explique François Vigeant. C’est lui qui interrogera le suspect plus tard aujourd’hui.

Des gens me demandent comment je fais pour ne pas leur sauter dans la face. En interrogatoire, ma façon de leur sauter dans la face, c’est d’obtenir des aveux. Et pour ça, il faut leur parler et les écouter.

Le sergent-détective François Vigeant, membre de l’ESEC

Le policier, qui est à l’ESEC depuis quatre ans, admet qu’il y a un « certain sentiment d’impuissance » dans son travail. « On le sait qu’il y en a plein d’autres. Mais des journées comme aujourd’hui, j’ai le sentiment du devoir accompli. Surtout avec un récidiviste comme ça. »

Le véhicule de patrouille démarre, Lauzier à son bord. Pour les enquêteurs, le travail est loin d’être terminé.

Il faudra procéder à une fouille exhaustive. Il est arrivé que l’équipe découvre une minuscule carte mémoire enfouie en haut d’un placard lors d’une enquête. L’interrogatoire du suspect donne souvent lieu à « des conversations qui ne sont pas faciles », raconte le sergent-détective Vigeant. Il faut aussi procéder à une analyse approfondie des appareils électroniques, puis au visionnement des images saisies. Un dernier exercice difficile et éprouvant, qui peut prendre des jours.

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La policière Mélodie Leclerc est spécialisée dans la lutte contre la pornographie juvénile. Sur cette photo, les images sur son écran ne mettent pas en scène des enfants.

La sergent-détective Mélodie Leclerc nous amène dans la salle de visionnement. Quelques ordinateurs. Des fauteuils. Une grande fenêtre qui donne sur le toit. C’est ici que ses collègues et elles plongent dans les pires déviances.

« On voit de tout. De la zoophilie. De la scatophilie. Des enfants dans des cages. On ne sait pas trop sur quoi on va tomber avant de commencer. »

L’équipe est d’ailleurs suivie par un psychologue et soumise à un programme de décompression obligatoire dans le cadre duquel les enquêteurs passent tour à tour quelques mois dans une autre unité. « Ça prend vraiment des gens qui veulent faire ça », dit la sergent-détective.

Un grand tableau blanc accroché au mur donne une idée de l’ampleur de la tâche. Les enquêteurs ont écrit au marqueur le nombre d’images à travers lesquelles ils devront passer dans le cadre des enquêtes en cours.

Les chiffres sont hallucinants. Premier dossier : 1,8 million d’images, 765 000 vidéos. Deuxième dossier : 1,5 million d’images, 132 000 vidéos. Troisième dossier : 1,9 million d’images, 543 000 vidéos. Et ça continue.

« Moi, je compare ça à un pathologiste qui fait des autopsies. Mon cerveau va faire ce qu’il a à faire pour me protéger et que je puisse être efficace dans mon travail. »

Évidemment, précise Mélodie Leclerc, ce ne sont pas toutes des photos et des vidéos de pédopornographie. Mais il faut vérifier l’entièreté de ce qui a été saisi pour trouver celles qui en sont. Il arrive qu’il y en ait des dizaines, voire des centaines de milliers. Elles sont toutes analysées par les policiers. Ils s’attardent surtout aux images représentant des enfants d’âge prépubère pour qu’une fois devant le tribunal, le juge ou le jury n’ait aucun doute que les victimes sont mineures.

Et parfois, grâce à des indices trouvés sur les images, les policiers remontent la piste jusqu’à des victimes jusqu’alors inconnues.

« C’est ça qui nous anime », dit Mélodie Leclerc.

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La policière Mélodie Leclerc

Malgré la hausse fulgurante des signalements, alors qu’elle pourrait avoir l’impression que son travail n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan, la policière est convaincue de faire une différence.

« Les victimes n’ont pas de voix. Ce ne sont pas des bibelots. Ce ne sont pas des poupées. Ce sont de vrais enfants. On ne pourra pas toutes les sauver, mais celles qu’on sauve, elles existent. »

Pour plus d’information ou pour demander de l’aide :
marie-vincent.org
cyberaide.ca
La Ligne Parents : 1 800 361-5085
Le réseau des CAVAC : cavac.qc.ca ou 1 866 532-2822
Ligne-ressource provinciale pour les victimes d'agression sexuelle : 1 888 933-9007