Site prisé des stars du web, des jeunes confinés… et des prédateurs sexuels. La plateforme de clavardage en direct Omegle se présente comme « un excellent moyen de rencontrer de nouveaux amis en pratiquant la distanciation sociale ». C’est aussi un repaire d’exhibitionnistes et de pervers en quête d’images d’ados nus, révèle une enquête de La Presse.

« Ils lui ont enlevé quelque chose »

Maya espérait rencontrer son youtubeur préféré. À 9 ans, elle a plutôt vu des gros plans de sexes en érection et des images d’éjaculation en direct, puis a été incitée à montrer ses fesses à un homme adulte.

C’est arrivé il y a six mois sur le site de clavardage Omegle. Et encore aujourd’hui, Maya (ce n’est pas son vrai prénom) est profondément traumatisée par son expérience.

« Elle m’a dit qu’elle avait grandi trop vite. Elle a un sentiment de honte, de dégoût. Ils lui ont enlevé quelque chose », rage sa mère.

Le concept d’Omegle est simple : mettre en contact, en temps réel, des étrangers de tous âges et de partout dans le monde, par vidéo ou messages textes.

Pratiquement inconnue des jeunes avant la pandémie, la plateforme a vu sa popularité grimper en flèche depuis le début des mesures de confinement, de populaires youtubeurs l’ayant notamment prise d’assaut et ayant invité leurs admirateurs à les y rejoindre. Selon des médias spécialisés, le site a enregistré une augmentation de son trafic de 10 millions par mois entre février et mai.

Conséquence directe de cette renaissance, le Centre canadien de protection de l’enfance (CCPE) a reçu depuis avril plusieurs signalements de cas d’exploitation sexuelle de mineurs sur Omegle. Ses experts ont intercepté de nombreuses conversations sur le Dark Web où des prédateurs se félicitent que la plateforme soit « pleine à craquer » de jeunes.

« Nous savons que les délinquants en parlent et nous savons que les jeunes l’utilisent », prévient Stephen Sauer, directeur de Cyberaide.ca, le site du CCPE.

Rencontrer son idole

Au printemps dernier, comme tous les enfants du Québec, Maya est tombée en congé forcé.

Elle a découvert l’existence d’Omegle en regardant des vidéos du très populaire youtubeur français Squeezie. La vedette de l’internet aux 15 millions d’abonnés y allait à la rencontre de ses fans dans des décors ludiques. Tantôt dans un faux restaurant, tantôt dans une piscine virtuelle, il badinait innocemment avec des étrangers sympathiques au sujet du confinement.

« Ma fille voulait rencontrer son idole. Elle s’est retrouvée dans un tout autre univers », déplore sa mère, qui a tenu à raconter son histoire à La Presse dans un but de prévention. « Les parents, on est au courant de TikTok, d’Instagram, de Snapchat, mais on ne connaît pas Omegle », dit-elle.

Chez Maya, l’utilisation des écrans est très réglementée. Mais deux de ses amies ont des téléphones cellulaires. En jouant dehors, les filles, âgées de 9 à 11 ans, ont voulu essayer la plateforme. Ce qu’elles y ont vu les a marquées.

« Elles sont allées quatre ou cinq fois et chaque fois, elles ont vu des hommes qui se masturbaient. Elles ont vu beaucoup de pénis en érection. Ce n’était pas l’exception », raconte la maman, dont la fille est en quatrième année du primaire.

Un homme a aussi demandé aux écolières laquelle avait les plus belles fesses. Elles se sont prêtées au jeu de la comparaison à travers leurs vêtements.

Au début, Maya n’a parlé des images à personne.

Je voyais des changements chez elle. Elle avait des sautes d’humeur. Je me disais que c’était peut-être le confinement.

La mère de Maya

Un soir, la petite fille n’a pas réussi à s’endormir. Sa mère s’est couchée avec elle. Et l’enfant a tout avoué.

« Elle m’a raconté ce qu’elle avait vu. Elle se sentait dégueulasse. Honteuse. Elle m’a dit qu’elle avait grandi trop vite », raconte sa mère, qui précise que les effets sur sa fille ont été sérieux et se font encore sentir aujourd’hui.

« Ce n’est pas banal, le mal que ça a fait. Ce n’est vraiment pas à prendre à la légère », dit-elle.

Une affirmation fortement appuyée par la psychologue spécialisée dans les violences sexuelles Claudia Blanchard-Dallaire, de la Fondation Marie-Vincent. « Ces images-là peuvent être troublantes et même avoir un potentiel traumatique pour des enfants parce qu’elles ne sont pas adaptées à leur âge, à leur niveau de développement. Il ne faut pas négliger l’aspect involontaire. L’enfant n’allait pas là pour aller chercher des images sexuelles. »

Le traumatisme peut être tel que des symptômes persistent longtemps après, prévient l’experte. « Ça peut être sous forme de pensées ou d’images intrusives qui reviennent constamment en tête. Parfois, l’image peut revenir aussi par des déclencheurs. Cela peut être un son, une image, une odeur – des stimulus qui ont un lien même minime avec l’image qu’ils ont vue – qui fait en sorte que cette image leur revient en tête. »

« À vos risques et périls »

Les administrateurs d’Omegle ne cachent pas que des individus aux motifs douteux profitent de leur outil.

« On sait que les prédateurs utilisent Omegle, alors soyez prudent », lit-on d’entrée de jeu sur la page d’accueil du site, qui se vante d’être « un excellent moyen de rencontrer de nouveaux amis, même en pratiquant la distanciation sociale ».

La plateforme précise aussi en petits caractères qu’il faut avoir 18 ans ou plus ou 13 ans et plus avec une autorisation parentale pour l’utiliser et que les internautes y vont à leurs « risques et périls ».

Malgré ces mises en garde, l’accès au clavardage est d’une simplicité désarmante.

Pas besoin de s’inscrire, d’indiquer son âge ou de télécharger une application. C’est entièrement gratuit.

Il suffit de se rendre sur le site et de cliquer sur la fonction texte ou vidéo pour qu’un étranger apparaisse immédiatement à l’écran, en images ou en mots. On peut alors entamer la conversation, ou changer d’interlocuteur en un clic si ce dernier ne nous plaît pas.

Le contenu sexuellement explicite y est omniprésent, a démontré une expérience menée par La Presse et dont les résultats troublants sont exposés dans un deuxième texte.

Parmi les utilisateurs : beaucoup de mineurs qui, comme Maya, sont coincés à la maison, privés d’école et d’activités. Un terrain de jeu rêvé pour des prédateurs sexuels de tout genre.

Un repaire de prédateurs

Six mois après les faits, la mère de Maya en veut à Omegle, « qui a une responsabilité », et à l’idole de sa fille, Squeezie, qui a « présenté ça sans faire de mise en garde ». Ni un ni l’autre n’a répondu à nos demandes d’entrevue.

« Ils le savent que c’est un repaire de gros dégueus », croit la maman.

Mais, déplore la sexologue Myriam LeBlanc-Élie, qui s’occupe de projets de prévention à la Fondation Marie-Vincent, les vedettes du web n’ont aucun avantage à montrer le côté sombre de la plateforme de clavardage qu’elles utilisent. « Il y a de fortes chances que les youtubeurs ne parlent pas des contenus sexuels. S’ils montrent qu’ils ont été matchés avec des gens qui se masturbent, ils vont perdre des revenus. Je suis presque sûre qu’ils ont eux-mêmes été matchés avec des gens qui ont eu des comportements sexuels, mais qu’ils ne l’ont juste pas montré. Utiliser son influence pour faire la promotion d’une application sans révéler le danger, ce n’est pas souhaitable. Ils ont de jeunes abonnés. »

Conseils aux parents

Éviter que les enfants utilisent un écran dans un endroit où il n’y a pas de surveillance. Sortez les téléphones, les ordis, les tablettes des chambres. Je ne dis pas de nécessairement regarder ce que l’enfant regarde, mais s’il est dans un espace commun et que chaque fois que tu t’approches il ferme son écran, il regarde peut-être du contenu inapproprié.

La sexologue Myriam LeBlanc-Élie, de la Fondation Marie-Vincent

Établissez ensemble des règles entourant les textos, les médias sociaux, la vidéo en direct et les jeux (Avec qui ? Sur quelles applis ? etc.). Il est bon de se rappeler que toute plateforme utilisée par des enfants doit être adaptée à des enfants. Une telle plateforme doit comporter des mécanismes de vérification d’âge, de modération et de sécurité ; la présence concomitante d’enfants et d’adultes sur une même plateforme doit être rigoureusement encadrée.

Cyberaide.ca

Continuez d’être des adultes significatifs dans la vie de [vos] ados. Même si, en vieillissant, les ados recherchent leur indépendance et plus d’autonomie, il faut persister et tenter de rester impliqués. Une des façons d’y arriver pour le sujet qui nous intéresse, c’est de maintenir le dialogue ouvert sur les technologies et leurs enjeux.

La sexologue Myriam LeBlanc-Élie, de la Fondation Marie-Vincent

Discutez souvent avec votre enfant des applis, sites et plateformes qu’il utilise, notamment s’il peut s’en servir pour diffuser de la vidéo. Parlez à votre enfant des risques auxquels on s’expose quand on se [dévêt] devant une webcam. Car on peut très bien se faire enregistrer, et les images peuvent être transmises à d’autres personnes.

Cyberaide.ca

L’expérience Omegle

À quoi s’exposent les adolescents en plongeant dans l’univers Omegle ? La Presse a tenté l’expérience. Les résultats sont sans équivoque : la plateforme pullule d’exhibitionnistes et d’internautes prêts à tout pour convaincre des mineures de se déshabiller devant la caméra.

« Se masturber, tu sais ce que c’est ? On peut le faire ensemble si tu veux. »

« Je serai ton petit secret. »

« J’ai bien envie de voir ce qui se passe en dessous de ton chandail. »

« Est-ce que tu as des formes ? »

« Tu veux voir le sperme ? »

Ces phrases, ce sont des hommes qui les ont dites ou écrites à ce qu’ils croyaient être des adolescentes de 12 et 14 ans.

Des règles bafouées

D’un côté du spectre, les organismes de lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants ont Omegle dans leur ligne de mire. De l’autre, des vedettes du web publient des vidéos ludiques relatant leurs rencontres toutes parfaitement innocentes faites sur le site.

Deux portraits radicalement opposés. Qu’en est-il vraiment ? C’est ce que notre équipe a voulu savoir.

Pour y parvenir, nous avons joué le jeu.

Omegle offre deux plateformes de clavardage, une seulement à l’écrit et l’autre en vidéo et texte. Une fois le choix fait, le site nous jumelle au hasard avec des internautes qui parlent la même langue que nous, partout dans le monde.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Nous avons fait l’exercice en plein jour dans la section du site dont le contenu est annoncé comme étant surveillé. « Ne transmettez pas de nudité, ne harcelez personne sexuellement », lit-on en très petits caractères dans une liste de règlements qui ne sont visiblement pas respectés.

Prédateurs et exhibitionnistes

C’est l’expérience de clavardage vidéo d’Omegle qui a été la plus frappante. Notre cobaye s’est retrouvée au cœur d’un véritable vortex d’exhibitionnistes et de pervers de toutes sortes.

Pour l’exercice, une étudiante en journalisme de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Laurence Taschereau, majeure, mais aux traits juvéniles, a joué le rôle d’une adolescente de 14 ans. Installée dans un décor de chambre d’ado, elle annonçait son âge dès le début des conversations et le rappelait le plus souvent possible.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Laurence Taschereau, majeure, mais aux traits juvéniles, a joué le rôle d’une adolescente de 14 ans aux fins de notre enquête.

En deux heures et une trentaine de conversations, nous sommes tombés sur neuf exhibitionnistes dont la caméra montrait dès les premières secondes du jumelage un gros plan du sexe en érection.

Quatre autres hommes majeurs ont montré leurs organes génitaux à notre cobaye, cette fois après qu’elle a précisé qu’elle n’avait que 14 ans.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

En deux heures et une trentaine de conversations, de nombreux exhibitionnistes ont montré leurs organes génitaux à notre cobaye.

Six ont voulu la faire passer sur un autre site comme Instagram ou Snapchat pour poursuivre la discussion.

Cinq adultes ont tenté de la convaincre de se déshabiller ou de faire des gestes sexuels.

Seulement trois ont mis fin à la conversation après avoir appris son âge.

Compliments et manipulation

« T’es canon pour 14 ans. »

L’homme qui apparaît à l’écran dit avoir 30 ans. Le fait que Laurence affirme être mineure ne semble pas le déranger. Après à peine quelques banalités échangées, la conversation glisse rapidement vers la sexualité.

L’internaute commence par des compliments.

« J’aimerais avoir 14 ans moi aussi. Je ne te regarderais pas pareil. Enfin, ça paraîtrait moins malsain. »

« Pourquoi malsain », lui demande notre actrice.

« De te dire que t’es canon. »

Puis il y va plus directement. « J’aimerais voir tu es comment en dessous de ton chandail. Voir si tu as l’air de ton âge. »

Lorsque Laurence rappelle qu’elle n’a que 14 ans et affirme ne jamais s’être déshabillée pour un inconnu, il insiste. « Improvise. Déjà, tu as le haut qui tombe sur les épaules… »

Autre conversation, scénario semblable. Cette fois, notre interlocuteur dit avoir 24 ans.

« Tu as quel âge ? », demande-t-il.

« 14 ans. »

« Mmm, sexy. Es-tu seule ? Es-tu timide ? Veux-tu que je me masturbe pour toi ? Montre-moi tes seins. »

« J’ai jamais vraiment fait ça. J’ai juste 14 ans », dit la jeune femme.

« Pas grave. S’il te plaît, excite-moi. »

Quelques minutes plus tard, c’est au tour de Zack, 20 ans, d’apparaître devant nous. Il veut savoir si Laurence « a des formes » pour son âge. Il lui demande si elle veut lui montrer.

« As-tu des seins ? Est-ce qu’ils sont gros ? »

Un autre homme, 25 ans cette fois, argumente lorsque Laurence dit être trop gênée pour se déshabiller. « On est loin. On ne se rencontrera jamais », fait-il valoir.

« Ça te dérange pas que j’aie juste 14 ? »

Il répond : « 13 ans, 14 ans, c’est l’âge ».

12 ans ? Pas de problème

Sur la plateforme de clavardage écrit, nous nous sommes présentés comme une adolescente de 12 ans. Facile, puisqu’aucune photo n’est requise.

En moins de deux heures, nous avons été bombardés de messages sexuellement explicites, souvent sans détour, de la part d’individus qui se présentaient comme des hommes ou comme des adolescents.

Il a été impossible de confirmer leur âge véritable sans voir leur visage.

Malgré les 12 ans de notre personnage, annoncés dès le début des conversations, un interlocuteur nous a invités à « se faire du bien ensemble » avant de nous expliquer l’a b c de la masturbation. Un autre nous a dit d’entrée de jeu qu’il était excité. La vaste majorité a tenté de faire passer la conversation sur une plateforme de vidéo en direct comme Snapchat ou Instagram, où certains ont clairement indiqué qu’ils espéraient y faire des « vidéos coquins » ou des « nude » (des vidéos nues).

« Parfois, le premier contact se fait sur Omegle, puis les délinquants tentent de déplacer les enfants vers d’autres plateformes faciles d’accès comme Snapchat ou des services de diffusion en direct comme Skype, Facebook, Messenger », explique Stephen Sauer, directeur de Cyberaide.ca. Cela permet au prédateur de maintenir le contact avec sa proie pour l’attirer dans ses filets.

Pour plus d’information ou pour demander de l’aide :

Fondation Marie-Vincent : marie-vincent.org

Centre canadien de protection de l’enfance : cyberaide.ca

La Ligne Parents : 1 800 361-5085

Info-Social : 811

Priorité Parents : fqocf.org/parents/priorite-parents

Naître et grandir : naitreetgrandir.com

Le réseau des CAVAC : cavac.qc.ca ou 1 866 532-2822 (sans frais)

Ligne-ressource provinciale pour les victimes d’agression sexuelle : 1 888 933-9007