Planter 2 milliards d’arbres en 10 ans, c’est la solution que promet Justin Trudeau pour compenser les émissions massives de gaz à effet de serre du Canada. Nous sommes allés sur le terrain pour voir si des plantations créées expressément pour séquestrer le CO2 remplissaient leurs promesses. Les terrains rasés et clairsemés que nous avons trouvés soulèvent de nombreux doutes sur l’efficacité de ces initiatives vertes.

Carbone à crédit

Planter 2 milliards d’arbres en 10 ans, c’est la solution que promet Justin Trudeau pour compenser les émissions massives de gaz à effet de serre du Canada. Nous sommes allés sur le terrain pour voir si les projets existants remplissent leurs promesses. Notre enquête a poussé une filiale du Fonds de Solidarité de la FTQ à suspendre la vente de crédits carbone. L’ordre des ingénieurs forestiers du Québec, à demander une enquête à son syndic, et le leader de la certification Gold Standard, à vérifier les détails de nos découvertes dans le cadre d’un processus de contrôle déjà en cours.

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Sur ce site situé à Mirabel, plus de 95 000 arbres ont été plantés par NatureLab, mais environ 30 % sont morts, reconnaît l’organisme, qui assure qu’ils seront éventuellement remplacés. 

Il faut grimper une pente abrupte d’une dizaine de mètres, à l’orée d’une forêt mature de Saint-Bruno-de-Montarville, pour avoir une vue d’ensemble sur la plantation. D’après une photo satellite, plus de 13 000 épinettes noires, plantées il y a huit ans dans une ancienne mine à ciel ouvert, devraient être en train de pousser au sommet du talus.

  • Sur ce site devraient se trouver plus de 13 000 épinettes noires, plantées il y a huit ans, dans l’ancienne mine à ciel ouvert du mont Saint-Bruno.

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    Sur ce site devraient se trouver plus de 13 000 épinettes noires, plantées il y a huit ans, dans l’ancienne mine à ciel ouvert du mont Saint-Bruno.

  • Sur ce site devraient se trouver plus de 13 000 épinettes noires, plantées il y a huit ans, dans l’ancienne mine à ciel ouvert du mont Saint-Bruno.

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    Sur ce site devraient se trouver plus de 13 000 épinettes noires, plantées il y a huit ans, dans l’ancienne mine à ciel ouvert du mont Saint-Bruno.

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Mais à mesure qu’on s’approche du site, ce n’est pas le bruit du vent dans les branches qui attire l’attention. C’est plutôt le vacarme d’un gros bulldozer jaune, en train de pousser une immense montagne de terre… à l’endroit exact où devrait normalement se trouver une jeune forêt.

Rasés. Disparus. Les milliers de conifères plantés ici – expressément pour capter du carbone et vendre des crédits compensatoires – n’y sont tout simplement plus.

« Nous avons dû abandonner le site. Les arbres ont été plantés sur trois pouces de terre par-dessus de la roche. Ils n’ont pas survécu », admet sans détour Luc Guimond, l’un des cofondateurs de NatureLab, qui a planté les arbres et vendu les crédits carbone qui y sont associés.

« On va les replanter ailleurs », assure M. Guimond, ajoutant qu’il a 50 ans pour le faire puisque le calcul du carbone séquestré par ses arbres est basé sur l’ensemble de leur durée de vie.

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Luc Guimond, cofondateur de NatureLab

On a 50 ans pour travailler. Mais nous allons les replanter bien avant ça. Nous avons soumis un plan aux vérificateurs du projet. Ce sera fait d’ici trois ans.

Luc Guimond, cofondateur de NatureLab

Son entreprise est la seule en Amérique du Nord à détenir une certification de Gold Standard pour une plantation semblable. Cette accréditation est considérée par maints experts consultés par La Presse comme le plus prestigieux standard de qualité du marché du carbone volontaire. Une bonne dizaine d’autres projets de crédits carbone forestiers québécois sont en concurrence avec NatureLab dans ce marché en pleine ébullition.

Comment ça fonctionne, les crédits carbone ?

La plantation de Saint-Bruno-de-Montarville est l’un des 15 sites d’un vaste projet de captation de carbone que l’entreprise a développé sur des terrains dévalorisés autour de Montréal, en 2011 et 2012. NatureLab a signé des accords avec les propriétaires de ces terrains pour y planter des milliers d’arbres à ses frais, en échange de quoi elle conserverait les crédits une fois qu’ils seraient émis.

Au terme d’un processus de vérification de plusieurs mois qui a impliqué des experts en foresterie, des photos satellites et la visite d’inspecteurs indépendants sur le terrain, Gold Standard a ainsi homologué quelque 375 000 arbres plantés par NatureLab à Saint-Bruno-de-Montarville, à Blainville, à Terrebonne, à Mirabel et à Carignan. L’organisme affirme qu’il séquestrera 41 890 tonnes de CO2 au cours de sa vie. 

Quiconque souhaite compenser ses émissions de gaz à effet de serre peut se procurer des crédits auprès de NatureLab. Des agences de voyages, mais aussi des courtiers spécialisés vendent ces crédits sur leurs sites internet, au coût d’environ 20 $ la tonne. La Banque TD, Tourisme Montréal et Communauto comptent parmi les entreprises qui en ont acheté au fil des ans pour compenser leurs émissions de CO2

Nombreux problèmes

En visitant l’ensemble des sites décrits dans les documents publics du projet, nous avons découvert de nombreuses plantations denses comptant des dizaines de milliers de jeunes arbres vigoureux. Mais nous avons aussi marché dans plusieurs étendues d’arbres morts, disparus ou qui n’ont tout simplement pas poussé après avoir été plantés.

  • À Blainville, de nombreuses plantations sont étouffées par le roseau commun, une plante envahissante.

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    À Blainville, de nombreuses plantations sont étouffées par le roseau commun, une plante envahissante.

  • À Blainville, de nombreuses plantations sont étouffées par le roseau commun, une plante envahissante.

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    À Blainville, de nombreuses plantations sont étouffées par le roseau commun, une plante envahissante.

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À Blainville, où NatureLab a planté 49 000 conifères en 2011, nous avons constaté de nombreuses plantations étouffées par le roseau commun, plante envahissante qui n’a « aucun intérêt pour la biodiversité et un intérêt très marginal pour la captation de carbone », selon Jérôme Dupras, professeur au département de sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais.

D’autres secteurs, le long d’une piste cyclable et près de la voie de desserte de l’autoroute 15, ont été fauchés au fil des ans par la municipalité ou d’autres services publics, souvent par inadvertance. La municipalité n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue.

À Mirabel, une autre plantation, comptant 96 300 arbres sur des terrains prêtés par Aéroports de Montréal et par le ministère des Transports, a aussi connu son lot de problèmes : « J’ai à peu près 30 % de pertes. On a un bon 20 000 arbres à replanter là », reconnaît M. Guimond.

À Carignan, un site comptant 35 000 arbres apparemment en excellente santé a connu un autre genre de complication : le propriétaire foncier qui a fourni gracieusement son terrain pour que NatureLab y plante ses conifères a fait l’objet d’un avis public de vente aux enchères pour non-paiement de taxes par la municipalité, en 2018. Rien dans les documents notariés officiels que nous avons consultés n’assure qu’un éventuel acheteur aurait été tenu de maintenir la plantation. Le propriétaire a finalement réglé avec la Ville.

Revue interne par Gold Standard

Questionné par La Presse au sujet de ces problématiques, Gold Standard dit qu’il portera « une attention particulière » à nos découvertes lors d’une « revue interne » d’un rapport d’audit réalisé en juin dernier par une firme indépendante. 

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À Carignan, le propriétaire de ce terrain où des conifères ont été plantés par NatureLab a fait l’objet d’un avis public de vente aux enchères en 2018.

À aucun moment nous n’avons été informés que ce projet avait de tels problèmes. C’est quelque chose qui nous préoccupe beaucoup s’il n’y a eu aucun plan de replantage analysé par l’auditeur.

Giancarlo Raschio, responsable senior des projets forestiers chez Gold Standard

Or, en juin dernier, un premier vérificateur indépendant de la firme allemande GFA Certification, accréditée par Gold Standard, s’est rendu sur place pour faire un suivi obligatoire après cinq années d’existence du projet. Son rapport, que La Presse a pu consulter, indique qu’« aucun audit de performance sous forme de vérification approfondie des inventaires du promoteur n’a pu être réalisé » en raison de la petite taille des arbres. « Prendre ces mesures à ce stade-ci n’a pas de sens puisque la majorité des arbres mesurent moins d’un mètre », justifie-t-il.

Le vérificateur note que certains arbres manquent à l’appel. Mais ni leur nombre, ni leur emplacement, ni les délais prescrits pour les replanter ne sont précisés dans le document. « Le promoteur doit s’assurer de replanter les zones qui ont connu une forte mortalité », se contente d’écrire le vérificateur. « Dans le cas où ils n’arriveraient pas à établir la plantation telle que planifiée, ils auraient une “dette de carbone” », précise le responsable de l’audit, Martin Opitz, dans un courriel écrit à La Presse.

NatureLab assure avoir fourni à ce vérificateur un « plan de reboisement » pour compenser les pertes. « Nous allons commencer à replanter en Abitibi dès cet automne. D’après moi, on va faire 20 hectares, soit 40 000 arbres », avance M. Guimond. Il reconnaît cependant n’avoir aucun contrat signé pour l’instant avec des propriétaires fonciers ou des fournisseurs d’arbres pour démarrer les travaux.

Nicolas Lecompte, responsable du suivi des plantations chez NatureLab, avance quant à lui que seulement 10 % du total des arbres est à replanter. Il se montre cependant moins catégorique que M. Guimond quant à la date du début des travaux. « Non, il n’y a pas de programme de reboisement défini dans le temps, affirme-t-il. C’est sous-entendu qu’on doit le faire le plus vite possible. Idéalement, ça doit être fait au printemps prochain. NatureLab a des décisions à prendre », a-t-il affirmé en entrevue.

Le vérificateur externe, qui reste évasif au sujet des sites qu’il a inspectés, dit avoir bien reçu un plan de reboisement. « Mais je ne l’ai pas contrôlé, à savoir s’il est 100 % correct », a déclaré M. Opitz dans son courriel.

« Si l’auditeur ne dit pas quels sites il a visité, ou s’il n’a pas visité les sites, c’est un gros problème. C’est très, très préoccupant », commente le responsable de Gold Standard, Giancarlo Raschio.

Nouvelles plantations accréditées

Malgré ces nombreuses pertes, qui n’ont pas été consignées dans le rapport de vérification, Gold Standard a certifié en 2014 et en 2016 deux autres nouvelles phases au projet, qui ont ajouté 70 293 arbres homologués à l’inventaire de NatureLab. Ces arbres lui ont permis de vendre près de 22 000 nouveaux crédits sur le marché du carbone.

Dans son rapport de juin, le vérificateur externe suggère d’en homologuer environ 20 000 de plus, après avoir visité une nouvelle série de plantations sur la Rive-Sud de Montréal.

MM. Guimond et Lecompte soulignent par ailleurs que pour toutes les plantations homologuées, Gold Standard s’est gardé 20 % d’arbres en réserve, qui garantissent que la captation a bien eu lieu malgré la perte d’arbres. Mais cette mesure vise en principe à prémunir Gold Standard contre des catastrophes naturelles, comme un incendie ou une épidémie incontrôlable. « En aucun cas cette réserve ne peut être invoquée à cause d’une mauvaise gestion ou parce que le développeur a sous-estimé la mortalité » de ses plantations, précise le porte-parole de Gold Standard.

Experts dubitatifs

Informés des grandes lignes de notre enquête, trois experts et un groupe écologiste ont émis des doutes quant au fonctionnement du mécanisme de vérification de Gold Standard.

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À Blainville, près de la voie de desserte de l’autoroute 15, les conifères ont été fauchés au fil des ans par la municipalité ou d’autres services publics, souvent par inadvertance.

Pour Jean-François Boucher, expert en gestion du carbone forestier à l’Université du Québec à Chicoutimi, le fait qu’aucun échéancier précis pour reboiser les premières plantations décimées n’ait été défini « manque un peu de sérieux ». « Ça lève un drapeau, dit-il. Le vérificateur peut attester que les tonnes annoncées ne sont pas encore au rendez-vous et que la captation de carbone est à zéro, mais il doit par ailleurs s’assurer que le reste du projet est conforme à ce qui a été annoncé et que des plantations tampons sont au rendez-vous. »

« Pour moi, c’est un problème. Ils sont en train de vendre des tonnes de crédits carbone qui ne sont pas là », déplore quant à elle Florence Daviet, directrice nationale du programme forestier à la Société pour la nature et les parcs du Canada, un groupe écologiste voué à la protection de la nature.

« Le fait qu’on dise qu’un arbre prend 50 ans à pousser, il n’y a pas de problème. C’est vrai qu’on peut replanter et qu’il captera du carbone à terme. »

Le hic, c’est que si une personne aujourd’hui conduit sa voiture et achète une tonne de crédits carbone en pensant que ça a un effet sur les changements climatiques, elle a tort.

Florence Daviet, de la Société pour la nature et les parcs du Canada

« Je pense que nous sommes devant une situation normale, mais inquiétante », croit de son côté Jérôme Dupras. « Ce n’est pas une science exacte, on travaille avec le vivant. Mais plus on travaille avec de petits acteurs, de petites équipes, de multiples sites répartis sur de grands territoires, plus ça apporte des degrés de complexité qui rendent le suivi difficile, dit-il. Sur la dynamique climatique, c’est moins robuste qu’une tonne de carbone qui est, par exemple, captée par un filtre qu’on installe à la sortie d’une usine. »

« Planter des arbres, c’est facile. Mais les suivre et s’assurer de leur survie, ça demande beaucoup d’efforts et de ressources. Ça démontre qu’il n’y a pas assez d’efforts et d’argent mis dans le suivi des plantations », indique Christian Messier, directeur scientifique de l’Institut des sciences de la forêt tempérée.

Malgré tout, Luc Guimond, de NatureLab, persiste et signe : « Je suis le seul développeur qui fait ça sérieusement. On ne peut pas corriger les pertes dans les premières années tant qu’on n’a pas vu l’évolution des forêts. Mais une chose est sûre : tant que je vais être vivant, je vais me battre pour ce projet. C’est ce que j’ai fait depuis le début, et je vais continuer à le faire », promet-il.

Des coupes à blanc pour mieux capter le CO2 ?

SAINT-MALO – Des forêts matures coupées à blanc juste avant qu’on y plante de jeunes pousses pour séquestrer le carbone, des milliers d’arbres homologués en 2017 mais plantés... en 1985. Certains détails « préoccupants » de ce volet de notre enquête ont poussé le Fonds de solidarité de la FTQ à décréter « un moratoire sur toute nouvelle vente de crédits carbone » par sa filiale Solifor.

Nous sommes à tout juste 600 mètres de la frontière entre le Québec et le New Hampshire, au milieu d’une terre à bois où poussent 14 000 jeunes épinettes blanches, qui s’alignent à perte de vue sur des centaines de mètres.

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Située tout près de la frontière entre le Québec et le New Hampshire, cette terre à bois est l’un des 15 sites d’un vaste projet de captation de carbone.

Les petits conifères, plantés en 2015 dans le cadre d’un vaste projet de captation de carbone, nous arrivent à mi-poitrine. Leur mission – capter des milliers de tonnes de CO2 pendant les 50 prochaines années – s’annonce prometteuse.

Mais au pied de ces jeunes pousses, des milliers de grosses souches d’arbres, dont certaines font plus de 30 centimètres de diamètre, rappellent qu’il y avait récemment ici une forêt mature et bien vivante. À peine deux ans avant qu’on y plante de nouveaux arbres, l’endroit était couvert de sapins baumiers âgés de 30 à 50 ans, selon la carte écoforestière du ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs.

Ils ont été rasés, puis vendus pour leur bois.

Le terrain où s’est produite cette coupe à blanc est un des 15 sites du projet appelé « Afforestation in the South of the Province of Quebec », pour lequel 51 562 crédits de carbone ont été mis en marché en 2017. Ces crédits sont notamment vendus par Carbonzéro, au coût de 28 $ la tonne.

Aucun de ces sites ne serait devenu une forêt productive sans l’intervention humaine dans le cadre de ce projet.

La firme Écocrédit inc., promoteur du projet, dans ses documents de certification

Un rapport de certification indique que deux autres terrains qui ont généré des crédits de carbone ont aussi subi des coupes à blanc semblables moins de 10 ans avant que de nouveaux arbres soient plantés.

Interdit par Gold Standard

Écocrédit dit s’être basée sur les normes et la méthodologie de Gold Standard, le chef de file mondial dans la certification de crédits de carbone, « comme guide » pour calculer la quantité de CO2 supplémentaire que son projet retirera de l’atmosphère. Cette norme, considérée par plusieurs experts comme la plus prestigieuse de l’industrie des crédits carbone volontaires, « a été sélectionné[e] afin de suivre les exigences d’un des standards mondialement réputés en foresterie », lit-on dans le rapport de certification du projet. Mais Écocrédit n’a pas fait homologuer le projet par Gold Standard, mais plutôt par l’Association canadienne de normalisation (CSA), qui offre un service de comptabilisation des crédits de carbone pourvu que les projets soient certifiés par un vérificateur autorisé.

Or, les règles de Gold Standard interdisent spécifiquement de replanter des arbres sur un terrain qui a été déforesté moins de 10 ans auparavant.

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Quelque 14 000 jeunes épinettes blanches y ont été plantées en 2015 après une coupe à blanc.

C’est impossible de prétendre qu’il y a des bénéfices dans de tels endroits. Ces règles visent à empêcher une situation où on rase une forêt juste pour mettre une plantation, ce qui, [à l’évidence, n’a] pas de sens.

Giancarlo Rashchio, responsable senior des crédits forestiers chez Gold Standard

« Une coupe à blanc peut être justifiée dans le contexte [d’une] épidémie de tordeuse à bourgeons d’épinette, par exemple. On sait que le bois va tomber et se décomposer. Mais même là, il y a une perte de captation de carbone au moment où on coupe la forêt, précise Pier-Olivier Boudreault, chargé de projet en conservation à la Société pour la nature et les parcs du Canada (SNAP), un groupe écologiste. Ça prend quelques années avant de récupérer ce qui est perdu. »

L’ingénieur forestier Rémi Morin, dont la firme, Arbosilva inc., était responsable de la mise en œuvre du projet, affirme que les secteurs coupés à blanc « étaient assurément des peuplements matures, mais dépérissants. Au lieu de capter du carbone, ils étaient en phase d’en dégager. C’était des secteurs qui étaient non régénérés de façon naturelle », soutient-il.

Cette affirmation est reprise dans le rapport du vérificateur indépendant, Roger Fournier, qui a certifié « en suivant et en appliquant les exigences de Gold Standard », que le projet retire des émissions additionnelles de carbone de l’atmosphère. M. Fournier dit avoir exigé des propriétaires de terrains et de l’ingénieur forestier des ententes signées confirmant que chaque site coupé à blanc « était incapable de continuer à remplir de façon convenable sa fonction naturelle » et qu’il était « impossible ou très peu probable » qu’il se régénère naturellement.

M. Fournier a aussi vérifié en 2017 un autre projet majeur développé par Écocrédit pour Solifor, une société de gestion d’actifs du Fonds de solidarité de la FTQ. Son rapport de vérification dit que ce projet rencontre les conditions d’admissibilité de Gold Standard. Mais il n’en respecte pas certains des critères importants.

Avant Kyoto

Les documents d’homologation consultés par La Presse indiquent que 39 des lots de ce projet ont été reboisés entre 1985 et 1989, avant même la signature du protocole de Kyoto. « Le but de ces plantations était bien sûr la production de fibre pour alimenter les besoins industriels futurs, 50 ou 60 ans après la date de plantation », lit-on dans un des documents d’homologation.

Cette affirmation fait sourciller l’expert en foresterie Jean-François Boucher, selon qui le retrait des émissions de carbone, dans de telles conditions, « n’est clairement pas établi ».

Les règles de Gold Standard interdisent par ailleurs spécifiquement d’accréditer des plantations datant d’avant 1990, ou qui ont été plantées dans « l’intention de créer une forêt pour l’exploitation commerciale de produits forestiers ».

« Nous ne certifions pas des plantations dont les arbres ont été plantés il y a plus de cinq ans », confirme au téléphone Giancarlo Rashchio, chez Gold Standard.

C’est vraiment malhonnête, tout simplement. Si tu utilises Gold Standard, tu dois quand même suivre ce qu’ils disent. On se retrouve avec deux exemples qui ne le font pas.

Florence Daviet, directrice du programme forestier de la Société pour la nature et les parcs du Canada

Dans un courriel transmis à La Presse, M. Fournier dit avoir précisé dans son rapport s’être fondé sur « différents facteurs, comme les aspects légaux et financiers du projet », ainsi que sur le fait que les sites auraient été couverts d’arbustes et d’herbes, n’eût été l’intervention humaine. En ce qui a trait au retrait supplémentaire d’émissions de l’atmosphère, « je ne crois pas faire référence au Gold Standard », écrit-il.

Nos vérifications soulèvent certaines questions quant à l’indépendance du vérificateur Roger Fournier, qui a réalisé les rapports de certification et de vérification pour Écocrédit, alors que son vice-président et directeur général était Yves Legault.

Selon le Registre des entreprises, M. Fournier et M. Legault étaient tous les deux administrateurs entre 2012 et 2017 d’une autre société, Fondation Larimar, une organisation à but non lucratif (OBNL).

Questionné à ce sujet, M. Fournier a dit : « Je n’ai aucun lien avec cette fondation, je ne sais pas quelles étaient ses activités. » Des documents obtenus auprès d’Industrie Canada, dont il est le signataire, attestent cependant qu’il en est un administrateur ou un dirigeant autorisé. Ces documents indiquent que l’OBNL avait pour première mission de récolter et « faire fluctuer la valeurs de certains dons ».

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Deux ans avant qu’on y plante de nouveaux arbres, l’endroit était couvert de sapins baumiers âgés de 30 à 50 ans, selon Québec. Notre journaliste a pu observer les anneaux de croissance sur les souches.

Yves Legault, qui n’est plus employé d’Écocrédit, affirme pour sa part que cette OBNL « n’a jamais été active ». « Larimar, c’est un projet que M. Fournier et moi avons voulu faire ensemble mais qui n’a jamais vu le jour. [L’indépendance du vérificateur], ça ne vous empêche pas d’avoir des projets qui sont extérieurs à votre activité principale avec un partenaire d’affaires », affirme M. Legault.

« Le rôle des auditeurs est central dans ces projets. Ce sont eux qui ont le mandat de vérifier la norme. Si l’auditeur n’est pas indépendant, c’est sûr que ça ouvre la porte à toutes sortes de dérives », commente Pier-Olivier Bourgeault, chargé de projet en conservation à la SNAP.

Informé des grandes lignes de notre enquête, le Fonds de solidarité de la FTQ a annoncé, vendredi, un « moratoire sur toute nouvelle vente de crédit carbone par [sa filiale] Solifor ».

« Les liens d’affaires entre l’auditeur et Écocrédit nous préoccupent », a affirmé le porte-parole de Solifor, Patrick McQuilken.

Solifor avait déjà entamé il y a quelques mois une révision de son programme de crédits carbone. « Les faits que vous avez portés à notre attention nous commandent de confier un mandat à un vérificateur externe pour qu’il se penche sur l’ensemble de ce que Solifor a fait en matière de crédit carbone depuis 2016 », a ajouté M. McQuilken.

L’Ordre des ingénieurs préoccupé

Les documents d’homologation du projet « Afforestation in the South of the Province of Quebec », où ont eu lieu les coupes à blanc, indiquent par ailleurs que c’est l’entreprise Arbosilva, de l’ingénieur forestier Rémi Morin, qui s’est occupée de « contacter les propriétaires fonciers (qui ont fourni les terrains), préparer les sites, les plantations, etc. » du projet.

Or, les détails du rapport nous ont permis de confirmer que cinq des sites du projet appartiennent à son père, René Morin, ou à son entreprise, Foresterie R. Morin inc.

Rémi Morin assure qu’il n’a signé aucun document qui l’aurait placé en conflit d’intérêts pour les sites où ont été homologués les crédits de carbone d’Écocrédit. « Ce n’était pas moi qui étais l’ingénieur responsable d’aucun de ces sites », assure l’ingénieur, qui nous a fourni des documents démontrant que ce n’est pas lui qui a signé les rapport d’exécution de travaux silvicoles sur les terrains de son père, ou qui a autorisé les coupes à blanc qui ont précédé les plantations.

L’Ordre des ingénieurs forestiers du Québec a néanmoins qualifié ces détails de notre enquête de « grandement préoccupants ».

À la prise en compte de ces informations, mon code de déontologie me commande de transférer celles-ci au Syndic de l’ordre.

L’ingénieur forestier François-Hugues Bernier, directeur des communications à l’Ordre, à qui nous avons exposé les grandes lignes pour obtenir une réaction

En mai 2012, Rémi Morin a plaidé coupable, devant le conseil de discipline de l’Ordre des ingénieurs forestiers, à 35 chefs d’accusation pour avoir « omis d’éviter une situation où il s’est placé en conflit d’intérêts » en signant à titre d’ingénieur des ordonnances sylvicoles, des plans d’aménagement et des « demandes de participation financière » pour des terrains appartenant à son père. Il a aussi reconnu s’être « prêté à un procédé douteux en modifiant la page titre et la page de signature d’un plan d’aménagement » pour remplacer sa signature par celle d’un autre ingénieur dans des documents concernant les terrains de son père. Ces gestes, qualifiés « en terme de gravité objective » de « sérieux » par le Conseil de discipline, lui ont valu 5000 $ d’amende et plusieurs réprimandes.

Possibilité de poursuite

L’actuel propriétaire d’Écocrédit, Jean Dionne, affirme qu’Yves Legault a quitté l’entreprise en octobre 2018. « J’ai pris en main la direction d’Écocrédit en janvier 2017; depuis cette date, Écocrédit inc. ne travaille que sur des projets ex post (dont les crédits sont émis après que leur captation ait été réalisée) dont les promoteurs sont financièrement solides. »

Selon lui, toutes les déviations à la méthodologie de Gold Standard ont été spécifiées dans les rapports de quantification et de vérification des différents projets. « Les acheteurs doivent faire leurs devoirs avant d’acheter des crédits de carbone. Si vous achetez une maison, vous allez vérifier s’il n’y a pas de vices cachés », dit-il.

« Moi, je ne fais pas affaire avec Pierre, Jean ou Jacques. Je ne vends pas à l’unité ou sur internet. Je fais affaire avec des acheteurs sophistiqués qui achètent en grandes quantité. Ils savent très bien ce qu’ils font », ajoute M. Dionne.

Quant à l’indépendance du vérificateur Roger Fournier, le propriétaire d’Écocrédit invite à la prudence : « Il est facile pour monsieur Tout-le-Monde de sauter aux conclusions et de crier au conflit d’intérêts », dit-il. « Je n’ai jamais eu aucune raison de mettre l’intégrité professionnelle de M. Fournier en doute. »

Gold Standard affirme pour sa part qu’elle étudie la possibilité d’intenter un recours judiciaire contre les développeurs de ces projets. « Toutes nos méthodologies sont publiques et peuvent être utilisées comme matériel de référence. Par contre, les projets ne peuvent faire quelque prétention que ce soit par rapport à la certification Gold Standard, à moins d’être accrédités par nous. Nous planifions consulter des avis légaux pour déterminer si ces références nombreuses aux exigences de Gold Standard sont trompeuses et, le cas échéant, intenter des recours pour que des correctifs soient apportés », a affirmé l’organisme de certification dans un courriel transmis à La Presse.

Divers lieux, scénarios semblables

La Presse a parcouru plus de 1000 km afin de visiter un maximum de plantations, allant de la grande région montréalaise jusqu’à Thetford Mines, dans le sud de la province.

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À Thetford Mines, 27 000 arbres ont été plantés en 2015 près de l’ancienne mine d’amiante, dans le cadre 
du projet « Afforestation in the South of the Province of Quebec ». Des milliers d’entre eux n’ont pas survécu. Qui les replantera ? Le nouveau président d’Écocrédit, Jean Dionne, qui a racheté la marque d’affaires
de National Écocrédit après la faillite de cette dernière, dit que ce n’est pas à lui de le faire. « C’est toujours 
la même chose pour une faillite. Vous n’avez pas d’obligations pour le passé », affirme-t-il.

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Tout autour d’une des terres coupées à blanc, une forêt toujours bien debout
 donne une idée de ce que pouvait avoir l’air l’endroit quelques années auparavant.

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La souche d’un conifère, coupé environ deux ans avant qu’une nouvelle plantation
 ne remplace la forêt mature afin de générer des crédits de carbone.

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À Blainville, quelques plants épars semblent prendre de la vigueur.

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Dans certains parcs de Blainville, nous avons découvert beaucoup d’arbres morts 
ou si petits qu’ils ne dépassent pas les hautes herbes.

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Dans un des sites de Blainville, un long segment a été envahi par le roseau commun,
aussi appelé phragmite. « On retournait aux trois semaines pour l’entretenir.
Tu ne peux pas gagner contre ça », dit Luc Guimond, cofondateur de NatureLab.

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À Blainville, le long de la piste cyclable du P’tit Train du Nord, de nombreux arbres plantés 
par NatureLab ont été fauchés par les services publics. « Les municipalités ont des politiques de fauchage
pour éviter l’herbe à poux. On a fait des erreurs en plantant nos arbres là », affirme M. Guimond.

Rectificatif :
Une version précédente de cet article indiquait erronément que Gold Standard a entrepris une révision de ses propres vérifications après avoir été informée des détails de notre enquête. Gold Standard souligne que le processus de vérification était déjà en cours.