Ils se disent « aînés » et décrochent de lucratifs contrats dans des pénitenciers pour aider les détenus autochtones à renouer avec leur spiritualité et leurs traditions culturelles. Ils ne sont pourtant reconnus par aucune communauté autochtone. La suite de l’enquête d’Isabelle Hachey.

« Hautement reconnus »… mais par qui ?

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« Je veux qu’on s’adresse à moi comme étant L’Ours, ou The Bear. C’est un titre que j’ai le droit d’avoir, puis aussi, c’est reconnu par Sa Majesté la Reine. Je le jure. »

C’est ainsi que Gilles Kovacs a entamé son témoignage devant la Commission d’enquête sur les relations entre les autochtones et certains services publics, le 9 avril 2018.

« Nous, les aînés, sommes hautement reconnus par nos communautés, en tant qu’hommes-médecine et femmes-médecine », a expliqué Gilles Kovacs au commissaire Jacques Viens.

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Gilles Kovacs

Mais par quelle communauté, au juste, Gilles Kovacs est-il hautement reconnu ?

En entrevue téléphonique, le Beauceron refuse de répondre à cette question. 

« Moi, je n’ai jamais habité sur une réserve. Ma bande d’origine a été identifiée sur la Côte-Nord. Je vais taire le nom parce que je suis un illustre inconnu là-bas. » — Gilles Kovacs

Depuis 2009, Gilles Kovacs intervient à titre d’aîné auprès des détenus autochtones de pénitenciers fédéraux. Son dernier contrat de deux ans, à l’établissement de Donnacona, prendra fin le 31 mars 2020 et s’élève à 131 526,98 $.

Parmi les « exigences essentielles minimales » du contrat, le Service correctionnel du Canada (SCC) indique que « le fournisseur doit être reconnu comme un Aîné ou un conseiller culturel au sein de sa collectivité ».

« On est venu me chercher parce que j’ai un protocole de travail qui est crédibilité, honnêteté et transparence », soutient M. Kovacs, tout en esquivant nos questions sur ses origines.

« Je suis montagnais », se borne-t-il à dire. Son père est pourtant né en Hongrie. Ses arrière-grands-parents maternels « gravitaient autour » d’une réserve qu’il refuse de nommer. Il se dit indien non inscrit « par choix ».

Pas le seul

Gilles Kovacs n’est pas le seul aîné employé par le SCC à entretenir le mystère autour de ses racines. Une source interne a calculé pour nous que sur les 18 aînés qui travaillent actuellement dans les pénitenciers fédéraux du Québec, 7 n’appartiennent à aucune communauté autochtone reconnue.

À La Macaza, les quatre aînés en poste sont des autochtones autodéclarés. Parmi eux, Robert Bourdon et Johanne Parent, un couple de Mont-Laurier s’affichant comme « métis » et multipliant les tournées en France pour parler herboristerie et conter des légendes amérindiennes. Le couple n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue.

À l’établissement de Joliette, Ginette Nadon se dit « métisse algonquine ». N’ayant jamais vécu dans une réserve, elle explique par Messenger qu’« on n’apprend pas à devenir une aînée, [c’est] notre parcours de vie qui nous y amène ». Selon sa biographie diffusée sur le web, cette adepte du mouvement New Age, formée en palingénésie (rebirth), aurait tiré ses enseignements de « descendants des Incas » au Pérou et d’une aînée maya au Mexique.

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Ginette Nadon telle qu’elle se présente sur le site des Éditions À coup de plume

Le SCC affirme ne pas être en mesure de préciser par quelles communautés sont reconnus tous ces aînés, puisqu’ils « sont des contractuels et non des employés du SCC ».

La plupart de ces aînés sont ou ont été membres de l’Alliance autochtone du Québec. Selon cet organisme, il faut reculer de deux, voire de trois siècles pour trouver un ancêtre autochtone à Robert Bourdon (12e génération), Johanne Parent (10e génération), Ginette Nadon (11e génération) et Gilles Kovacs (9e génération).

Le SCC « utilise des approches autochtones pertinentes pour trouver des Aînés potentiels, par exemple en suivant les recommandations d’autres Aînés et des collectivités autochtones », soutient-il dans un courriel transmis à La Presse.

Le SCC dit s’appuyer sur un « Cercle des Aînés » « représentatif du territoire et des besoins des détenus » pour obtenir des conseils et des recommandations lors de l’attribution de contrats. « La crédibilité et l’intégrité des services des Aînés sont ainsi garanties. »

Gilles Kovacs fait partie du Cercle des Aînés.

« C’est de l’appropriation culturelle. On s’autodéclare, on obtient des jobs », s’indigne une employée qui a requis l’anonymat par crainte de perdre son emploi. 

« Parmi les aînés, il y en a plusieurs qui jouent aux chamans. Ils sortent d’où ? Ils transmettent des clichés folkloriques. Ils font faire des dream catchers à plumes roses à des détenus qui sont eux-mêmes autodéclarés ! » — Une employée qui a requis l’anonymat

Une autre employée raconte avoir vu un aîné célébrer une cérémonie funéraire en suivant des instructions glanées sur le web. « On l’a surnommé le grand chef Google ! »

Nourrir la bête

« Les vrais aînés ne sont plus là. On n’y croit plus », laisse tomber Dominique Rankin avec dépit. Survivant des pensionnats, aîné et guide spirituel algonquin, il a quitté son poste au pénitencier de La Macaza, il y a cinq ans, en partie pour protester contre l’embauche de non-autochtones.

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Dominique Rankin, guide spirituel algonquin, lors d'une cérémonie traditionnelle tenue pendant la fête du Canada en 2016 en présence de l'ex-gouverneur général David Johnston, du premier ministre Justin Trudeau et de la ministre Mélanie Joly.

Plusieurs autres véritables aînés ont quitté le navire au fil des ans. « On ne veut pas nourrir la bête, explique-t-il. Si on reste là, cela veut dire qu’on appuie le Ministère. C’est le Ministère qui fait l’erreur. Il ne prend pas ce projet-là au sérieux. »

Dominique Rankin déplore que le SCC emploie non seulement des non-autochtones, mais aussi des autochtones qui n’ont jamais été considérés comme des aînés. « Ils doivent corriger leurs erreurs. Ce sont eux qui engagent ces personnes sans demander aux communautés si elles les connaissent. »

Il n’entretient pas trop d’espoir à ce propos. « Les autochtones, nous ne sommes pas écoutés. Il y a des gens sérieux au SCC, mais il y a aussi de vrais fonctionnaires dans leurs bureaux, sans ouverture d’esprit. Ça, il y en a beaucoup. »

L’Atikamekw Roger Echaquan confirme que le SCC a retenu les services de nombreux non-autochtones. « On voit leurs limites », laisse-t-il tomber. Lui-même vient de quitter le poste d’aîné qu’il occupait au pénitencier de Drummondville. « Le temps qu’on prend à remplir des rapports, on ne le passe pas à aider les détenus. Il y a trop de paperasse dans les pénitenciers. »

« Les attentes sont très administratives et l’aîné ne va pas au pénitencier pour être administrateur, il y va pour offrir ses services culturels et spirituels aux détenus », dit Claude Aubin, un ancien fonctionnaire du ministère des Affaires indiennes qui a évalué les services offerts par les aînés dans les pénitenciers de Colombie-Britannique en 2011.

« L’aîné ne fait pas ce que le système carcéral voudrait qu’il fasse », explique M. Aubin.

« [Le SCC] a une misère terrible à garder ses aînés. Alors, il va chercher un autodéclaré que personne ne connaît et qui se ramasse avec un salaire de 80 000 $. Il va jouer le jeu, lui. Tandis que la plupart des aînés des Premières Nations en sont incapables ; leur cœur est aux détenus, à leur culture, à leur réalité. » — Claude Aubin, ex-fonctionnaire au ministère des Affaires indiennes

Dominique Rankin a abandonné son poste à regret, parce qu’il avait tout de même l’impression que sa contribution était bénéfique auprès des détenus dont il comprenait trop bien la souffrance. « C’était très dur de travailler là. Des fois, je rencontrais un cousin. Dans la famille algonquienne, on est quasiment tous parents. Ce n’était pas facile de voir arriver en prison quelqu’un que je connaissais bien. »

Un ours ou un loup ?

« Des hurluberlus, il y en a plein la planète. Moi, je vais vous dire officiellement et fermement que, légalement parlant, je suis inébranlable », assure Gilles Kovacs.

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Gilles Kovacs, aîné autoproclamé

« Dans ce domaine-là, il y a beaucoup de gens qui allèguent toutes sortes de choses et qui disent n’importe quoi », admet-il. Dans son blogue personnel, il met d’ailleurs en garde ses lecteurs contre « les medecine men et shamans ».

« Voici les questions à poser à votre nouvel ami ou connaissance amérindienne, écrit-il. De quelle nation êtes-vous et quelle est votre réserve d’origine ? Qui sont vos enseignants et aînés ? Avez-vous des références solides et crédibles (documentées) ? »

En entrevue, nous avons posé ces questions à Gilles Kovacs. Elles sont restées sans réponses.

Dans son blogue, « L’Ours » prévient que « si votre nouveau “guide spirituel” manque à une de ces questions, vous êtes en présence du gros méchant loup dont votre mère vous parlait ».

Une approche « paroissiale, voire condescendante »

PHOTO PATRICK WOODBURY, LE DROIT

Jamais l’État n’exigerait d’un non-autochtone qu’il adhère à sa religion et qu’il renoue avec ses traditions avant d’envisager de le mettre en liberté. C’est pourtant ce qu’il fait avec les autochtones, dénonce l’enquêteur correctionnel du Canada. Pour faire face à la surreprésentation des autochtones dans les pénitenciers, Ivan Zinger propose un plan plus radical : confier la responsabilité de ces détenus – et les ressources qui les accompagnent – aux peuples autochtones.

Dans votre rapport annuel 2017-2018, vous qualifiez l’approche des Sentiers de guérison autochtones de « paroissiale, voire condescendante ». Pourquoi ?

Autrefois, les Canadiens ont décidé d’intégrer les autochtones à la culture canadienne. Les écoles résidentielles, le scoop des années 60 [l’enlèvement à grande échelle des enfants autochtones à leur famille d’origine par les services de protection de la jeunesse afin de les confier en adoption à des familles non autochtones], c’était dans le but de rendre les autochtones moins autochtones. On leur dictait nos valeurs parce qu’on considérait qu’elles étaient les meilleures. J’ai peur qu’on passe à l’autre extrême. Maintenant, l’État dit aux autochtones : si vous voulez sortir de prison, vous devez retrouver vos racines autochtones. C’est comme ça que vous allez vous réhabiliter. Si vous n’endossez pas ces valeurs dans le sentier de guérison, vos chances d’être libérés seront moindres. Encore une fois, on dicte aux autochtones ce qu’ils devraient penser, faire et endosser comme valeurs. 

Il n’y a pas de mauvaise volonté là-dedans, mais je pense qu’il faut faire très attention quand on suggère que, pour sortir d’une prison, vous devez endosser votre culture et votre spiritualité autochtones. Si on disait à des non-autochtones que, pour sortir de prison, vous devez aller à la messe et devenir un bon catholique, je crois que les gens considéreraient que c’est de la folie. 

Y a-t-il un bénéfice pour les autochtones qui ont été déracinés de réapprendre leur culture ? Absolument. Et offrir de la spiritualité autochtone parce que c’est une religion au même titre que les autres, c’est tout à fait naturel. Mais il ne faut pas demander que ce soit un prérequis pour avoir une meilleure chance de libération conditionnelle, par exemple. 

Les autochtones représentent 28 % des détenus dans les pénitenciers, alors qu’ils ne forment que 4,3 % de la population canadienne. Les détenus qui s’autodéclarent autochtones faussent-ils ces chiffres à la hausse ? 

Les statistiques prouvent le contraire. Si vous êtes autochtone, vous êtes plus à risque d’être remis en liberté plus tard dans votre sentence, d’être placés en isolement préventif, d’être soumis à l’utilisation de la force et de voir votre libération conditionnelle révoquée. Alors, il n’y a pas grand bénéfice à se déclarer autochtone quand les performances sont si piètres comparées aux non-autochtones. 

C’est possible qu’il y ait de la fraude, mais la fraude ne serait pas très intelligente parce que les risques de discrimination existent. En général, nous avons le problème inverse : ce sont les autochtones qui ne veulent pas se déclarer autochtones parce qu’ils ont peur des conséquences que cela pourrait entraîner. […] Pour nous, la bataille a toujours été de convaincre les autochtones de se déclarer et de s’assurer que le service correctionnel remplisse son obligation de leur offrir des services adaptés. 

Comment lutter, alors, contre la surreprésentation des autochtones dans les pénitenciers fédéraux ? 

Il y a 30 ans, les autochtones représentaient 10 % de la population carcérale. Aujourd’hui, c’est 28 %. Chaque année, ça empire. Tant les conservateurs que les libéraux ont été incapables de changer la donne. 

Le gouvernement Trudeau a pris toutes sortes d’engagements. […] Ça va peut-être porter un peu ses fruits, mais ça ne renversera pas la tendance. Pour moi, il faut faire quelque chose de plus radical, de plus musclé, et c’est ce que j’ai recommandé dans mon dernier rapport annuel. On a besoin d’un changement beaucoup plus profond pour contribuer de façon concrète au plan d’action de la Commission de vérité et de réconciliation. 

Dans votre rapport, vous suggérez au Service correctionnel du Canada de confier « la responsabilité, mais surtout les ressources et le contrôle, aux peuples autochtones. En pratique, il pourrait être question d’une réaffectation des dépenses de façon à ce qu’elles correspondent à la proportion de délinquants autochtones sous responsabilité fédérale ». Pensez-vous être entendu ?

Les services correctionnels sont friands de leurs propres ressources. C’est très difficile, pour une bureaucratie, de laisser aller des sommes significatives de son budget pour financer un système qui, à mon avis, aurait une performance supérieure. […] On est en train de dépenser des sommes faramineuses pour un programme [le Sentier de guérison] parce qu’il y a une volonté du gouvernement de faire avancer les choses. Or, ceux à qui ce programme est destiné refusent de participer parce que cela ne les rejoint pas. Encore une fois, c’est cette notion qu’on sait mieux que les autochtones ce qu’ils veulent et on va déterminer à leur place ce qui est bon pour eux. Si on transférait ces responsabilités aux communautés autochtones, cela réglerait le problème.