De juillet 2013 à janvier 2019, plus de 200 personnes âgées en lourde perte d’autonomie ont été confiées par le réseau de la santé à une résidence pour aînés de Montréal qui a fait l’objet d’au moins trois rapports critiquant la sécurité et la qualité des soins offerts, a constaté La Presse.

Relogés après trois rapports défavorables en deux ans

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L’un des propriétaires de la résidence Bellerive, Guoji Shan, estime avoir été victime d’un « traitement injuste ».

Le réseau de la santé confiait une clientèle en perte d’autonomie à une résidence visée par plusieurs rapports défavorables.

Pressé de libérer des lits d’hôpitaux occupés par des personnes âgées en perte d’autonomie, le réseau de la santé a confié pendant cinq ans plus de 200 aînés vulnérables à une résidence privée de Montréal visée par trois rapports faisant état de négligence et d’inquiétudes pour la sécurité des résidants, a appris La Presse. Les propriétaires de l’établissement avaient en outre eu maille à partir avec la Ville de Montréal en raison de l’insalubrité de deux autres de leurs immeubles locatifs.

En janvier dernier, le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal a finalement donné « un préavis de relocalisation de sa clientèle » pour les aînés en perte d’autonomie qu’il avait confiés à la résidence Bellerive. « Les résidants dont nous jugions que le degré d’autonomie n’était pas suffisant afin de demeurer à la résidence Bellerive, de même que ceux qui voulaient quitter, ont été relocalisés », affirme la porte-parole du CIUSSS, Lison Lescarbeau, selon qui le réseau a toujours suivi la situation de près. « Jamais la santé ou la sécurité des résidants n’a été compromise », dit-elle (voir l’article « On a toujours suivi le dossier en étant très présents »).

L’un des propriétaires de la résidence Bellerive, Guoji Shan, estime avoir été victime d’un « traitement injuste ». Il affirme avoir corrigé toutes les lacunes et rappelle avoir vu la certification de la résidence confirmée en décembre 2018. « Ça faisait leur affaire de les placer [les résidants] quand ils ne savaient pas où les envoyer. Mais dès qu’il y a eu quelque chose, on les envoie ailleurs », affirme Claude Beauchesne, porte-parole de la résidence.

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Le réseau de la santé a confié pendant cinq ans plus de 200 aînés vulnérables à une résidence privée de Montréal visée par trois rapports faisant état de négligence et d’inquiétudes pour la sécurité des résidants.

Libérer vite les urgences

Située rue Notre-Dame Est à Pointe-aux-Trembles, dans l’est de Montréal, la résidence Bellerive peut accueillir jusqu’à 122 personnes âgées en perte d’autonomie. De 2013 à 2019, le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal a confié parfois jusqu’à 76 aînés en perte d’autonomie à la fois à cette résidence. De 2015 à 2019, un total de 208 aînés y ont ainsi été placés (les données de 2013 à 2015 ne sont pas disponibles). Dès 2016, différentes enquêtes menées notamment par l’Ordre des infirmières et infirmiers auxiliaires du Québec et par le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal dénonçaient pourtant le fait que la sécurité des résidants ne pouvait y être assurée, a pu constater La Presse.

Afin de désengorger les urgences des hôpitaux Santa Cabrini et Maisonneuve-Rosemont, qui étaient « incroyablement achalandées », selon un rapport du Protecteur du citoyen du Québec publié en avril 2018, le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal avait conclu une entente verbale avec la résidence Bellerive afin d’y diriger des patients en perte d’autonomie dès juillet 2013. Le réseau y a confié au départ 13 aînés en attente d’une place d’hébergement dans le réseau public, et ce chiffre a fini par atteindre 76. « La durée moyenne de séjour des personnes référées excède 300 jours », notait le rapport.

Les propriétaires de la résidence Bellerive sont Guoji Shan et Tong Li. Ils ont déjà eu maille à partir avec la Ville de Montréal qui, en 2014, a ordonné l’évacuation de deux de leurs propriétés (des immeubles d’habitation et non des foyers pour personnes âgées) situées dans Cartierville pour cause d’insalubrité. Au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, on dit ne jamais avoir été informé de cette situation.

Deux immeubles évacués

Deux immeubles possédés par M. Shan et Mme Li ont été évacués par la Ville de Montréal en 2014. Cette année-là, « les inspecteurs de la Ville ont visité le 11 750 et 11 760, rue Ranger à plusieurs reprises et ont constaté des problématiques qui nuisaient à la qualité de vie, mais également à la santé des locataires », écrit la porte-parole de la Ville, Audrey Gauthier. « Afin d’assurer la sécurité des locataires, la Ville a effectué l’évacuation des 56 logements situés dans les deux adresses […]. Lorsque les non-conformités ont été corrigées, la Ville a autorisé l’occupation des lieux », explique Mme Gauthier, qui précise que les motifs d’évacuation étaient les suivants : présence de moisissures, traces d’infiltration d’eau, infestation, logements non conformes. Au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, on dit ne pas en avoir été informé.

Pas d’infirmières

Les premières enquêtes révélant des irrégularités à la résidence Bellerive ont commencé à surgir en 2016. Le 22 novembre 2016, l’Ordre des infirmières et infirmiers auxiliaires du Québec y effectue une visite et note entre autres que plusieurs sonnettes d’appel sont défectueuses ou inopérantes, que l’endroit est mal entretenu, encombré et sombre et qu’il y règne une « odeur forte d’urine et d’excrément », résume le Protecteur du citoyen dans son propre rapport, ajoutant que des infirmières auxiliaires s’identifient faussement comme infirmières.

Le 20 décembre 2016, c’est l’équipe de certification du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, chargée de certifier l’ensemble des résidences privées pour aînés de Montréal, qui rend un rapport sur la résidence Bellerive.

Dans un document intitulé « État de situation » obtenu par La Presse, deux certificateurs rapportent que le nombre d’employés présents à la résidence Bellerive est bien inférieur à ce qui est annoncé. Par exemple, il n’y a que 6 préposés aux bénéficiaires durant le jour, alors que la résidence dit en avoir 15.

Inquiet de la situation, le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal alerte le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal le 3 février 2017. Dans une série de lettres obtenues par La Presse, on apprend entre autres que le chef de la qualité au CIUSSS du Centre-Sud, Jean-François Couillard, fait alors part de ses « inquiétudes » en ce qui concerne « la quantité et de la qualité des soins » offerts à la résidence Bellerive. Début mars 2017, le CIUSSS de l’Est dit être impliqué dans le dossier, notamment en assurant une « vigie quotidienne » sur place.

Malgré cette situation, le 5 novembre 2017, le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal remplace l’entente verbale qui le liait à la résidence Bellerive depuis 2013 par une entente écrite en bonne et due forme. Dans cette entente, on spécifie que seuls les usagers en perte d’autonomie moyenne pourront être confiés à cette résidence, note le Protecteur du citoyen.

Résidants négligés et punaises de lit

Le 28 octobre 2017, le Protecteur du citoyen lance une enquête. Le rapport, déposé en avril 2018, révèle plusieurs lacunes. Un témoignage fait état de résidants « négligés », « qui ne sentent pas le roseau de printemps ». Un résidant a été retrouvé par sa famille « avec sa culotte d’incontinence pleine et ses vêtements souillés d’excréments ». Le rapport mentionne que la résidence est aux prises avec un problème de punaises de lit. Que l’entretien ménager y est déficient. « En novembre 2017, un épisode aigu d’insalubrité s’est d’ailleurs produit dans la cuisine de la résidence. À la suite d’une inspection réalisée en fin de journée, la Division de l’inspection des aliments de la Ville de Montréal a en effet exigé la fermeture de la cuisine de la résidence jusqu’à son nettoyage complet », écrit le Protecteur du citoyen.

Le rapport dénonce aussi le fait qu’il y ait un « manque chronique de matériel » : c’est la « guerre à chaque matin » entre les préposés pour mettre la main sur les débarbouillettes, pansements, gants. On note également la présence de personnel « dépassé par la situation ou en manque de formation ». « Bon nombre de personnes écoulent toute la journée au salon, ne quittant ce dernier qu’au moment des repas », est-il écrit.

Le Protecteur du citoyen souligne qu’il est « inquiétant que le CIUSSS de l’Est continue de référer des personnes à la résidence alors que la qualité des soins infirmiers y est inadéquate ».

Le Protecteur presse l’établissement de résilier son entente avec la résidence, « à défaut d’une amélioration satisfaisante de la situation d’ici le 31 juillet 2018 ». On recommande aussi de « refuser le renouvellement de son certificat de conformité ».

Au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, on explique que « l’accompagnement offert » à la direction et aux équipes de la résidence Bellerive « a permis de corriger plusieurs lacunes ». La preuve : la résidence a été certifiée en décembre 2018. Mais malgré ces améliorations, le transfert de patients a cessé en janvier dernier, car « la résidence n’a pas fait la démonstration qu’elle pouvait s’assurer d’un maintien durable des correctifs », affirme Mme Lescarbeau.

Un traitement injuste, plaide la résidence

La Presse s’est rendue à la résidence Bellerive le 9 avril dernier. Présent, le propriétaire Guoji Shan a affirmé que toutes les irrégularités rapportées dans le passé ont été corrigées et a exhibé le document de certification de sa résidence, daté du 7 décembre 2018. Il dit avoir investi plus de 200 000 $ pour assurer la conformité de l’établissement.

Son conseiller et porte-parole, Claude Beauchesne, estime que la résidence a « été pénalisée par le CLSC », le tout « à cause de rapports défavorables tous faits par la même employée », dit-il. Quand on lui fait remarquer qu’au moins trois intervenants différents ont mené des enquêtes et produit des rapports défavorables, M. Beauchesne répond que toutes les plaintes formulées « ont été réglées ».

M. Beauchesne affirme que plus aucun résidant n’est confié à la résidence par le réseau de la santé. Pourtant, soutient M. Shan, une semaine avant cette décision, un nouveau contrat avait été signé avec le réseau pour poursuivre la prise en charge de patients du public. Le CIUSSS réplique qu’aucun contrat n’a été signé en décembre 2018.

« Ça faisait leur affaire de les placer [les résidants] quand ils ne savaient pas où les envoyer. Mais dès qu’il y a eu quelque chose, on les envoie ailleurs », dit M. Beauchesne, qui dénonce ce « traitement injuste ». « Quand ils avaient besoin d’eux, ils ont fait tout ce qui est plus qu’humainement possible pour dépanner. »

Le réseau se défend : « on a toujours suivi le dossier en étant très présents »

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Les aînés à la résidence Bellerive n’ont jamais été en danger, selon le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal.

Même si, dans son rapport d’avril 2018, le Protecteur du citoyen du Québec écrit que « le CIUSSS de l’Est a reconnu que ses pratiques avaient créé une situation à risque pour les personnes concernées ainsi que pour la résidence », le CIUSSS soutient que la santé ou la sécurité des résidants n’ont « pas été compromises ».

Directeur du soutien à l’autonomie des personnes âgées au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, Claude Riendeau assure que le dossier de la résidence Bellerive a été bien géré par son organisation. « On a toujours suivi ce dossier en étant très présents », dit-il.

En janvier dernier, le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal a tout de même donné « un préavis de relocalisation de sa clientèle » hébergée à la résidence Bellerive. Actuellement, 37 résidants y sont hébergés volontairement. « On sentait qu’avec leur gouvernance, la clientèle qu’on leur envoyait les fragilisait. On a décidé de les laisser à leur mission première de résidence pour personnes âgées », affirme Claude Riendeau.

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Le 7 décembre 2018, le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a renouvelé son certificat de conformité à la résidence Bellerive.

M. Riendeau reconnaît que le dossier a été « complexe ». Il explique qu’au départ, le CIUSSS « n’a pas voulu délocaliser les gens » qui y étaient hébergés. « Le propriétaire s’est montré collaborateur dans un premier temps. Il y avait des améliorations », dit-il. Dès la publication de rapports soulevant des lacunes à la résidence en 2016, le CIUSSS a « mis du personnel sur place », dit M. Riendeau. « Un cadre du CIUSSS était là tous les jours. » Du soutien a notamment été offert pour aider la résidence à engager une nouvelle directrice des soins infirmiers et une experte en ressources humaines. À un moment, les admissions de nouveaux résidants ont aussi été suspendues.

Certificat renouvelé

Même si certains rapports soulignaient toujours des lacunes, le CIUSSS a mis fin à l’automne 2017 à l’entente verbale qui le liait à la résidence Bellerive depuis 2013 et a signé un contrat en bonne et due forme. M. Riendeau justifie cette décision en expliquant qu’avec la création des CIUSSS partout au Québec, « on voulait maintenant des ententes écrites ».

« Si Bellerive avait fonctionné, on pensait que c’était intéressant pour notre population », affirme M. Riendeau. Il note que plusieurs ressources intermédiaires, soit des établissements accueillant des personnes âgées en perte d’autonomie moyenne, sont chères à Montréal et que la résidence Bellerive, plus abordable, « répondait à un besoin de la clientèle dans l’Est ».

Selon M. Riendeau, les interventions du CIUSSS « ont permis de rétablir la qualité » à la résidence. Le 7 décembre 2018, le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a d’ailleurs renouvelé son certificat de conformité. « Les administrateurs de la résidence Bellerive ont déployé tous les efforts requis afin de corriger les éléments qui nécessitaient des correctifs », explique le porte-parole du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Jean-Nicolas Aubé, qui ajoute que la résidence répond maintenant « à toutes les exigences » du Règlement sur la certification des résidences privées pour aînés. Des visites, dont certaines non annoncées, ont été menées le 29 janvier et le 13 mars 2019. « Nous avons toujours été bien accueillis et l’exploitant a su produire les preuves requises à chaque visite », affirme M. Aubé.

RETOUR SUR L’EXPÉRIENCE

2 juillet 2013 L’entente permettant au CSSS de la Pointe-de-l’Île (fusionné en 2015 au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal) d’envoyer des personnes âgées à la résidence Bellerive entre en vigueur.

22 novembre 2016 Une enquête de l’Ordre des infirmières et infirmiers auxiliaires du Québec relève plusieurs problèmes à la résidence Bellerive, dont le fait que certaines infirmières auxiliaires s’identifient faussement comme infirmières.

20 décembre 2016 Le rapport de l’équipe de certification du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal est publié. Les auteurs s’interrogent sur l’opportunité d’envoyer dans une résidence privée pour aînés des personnes en lourde perte d’autonomie « sans avoir le personnel infirmier normalement requis dans un CHSLD pour cette clientèle ». « Il n’y a aucune infirmière membre du personnel de la résidence », est-il écrit.

3 février 2017 Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal écrit au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal pour lui faire part de ses « inquiétudes » en ce qui concerne « la quantité et la qualité des soins » offerts à la résidence Bellerive.

27 février 2017 Le CIUSSS du Centre-Sud demande au CIUSSS de l’Est d’évaluer la clientèle et de reloger les cas trop lourds « dans un milieu sécuritaire ».

1er mars 2017 Le CIUSSS de l’Est dit « assurer une vigie quotidienne » à la résidence, « jusqu’à ce que le niveau de sécurité des soins et des services exigés soit atteint » et spécifie que les admissions sont suspendues « jusqu’à l’atteinte de résultats attendus ».

5 novembre 2017 Le CIUSSS de l’Est remplace l’entente verbale qui le liait à la résidence Bellerive depuis 2013 par une entente écrite en bonne et due forme.

28 octobre 2018 Le Protecteur du citoyen lance une enquête dont les résultats seront publiés en avril 2018 et qui révélera plusieurs problèmes à la résidence Bellerive.

Janvier 2019 Le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal donne un « avis de relocalisation » pour les 90 aînés du réseau qui sont hébergés à la résidence Bellerive.