Une généreuse ordonnance de cannabis médicinal, signée par un chirurgien esthétique de Laval, a récemment été mise en vente sur Kijiji pour 2000 $. Se disant victime de vol de document, le chirurgien a porté plainte à la police, alors que le Collège des médecins demande une enquête à son syndic. Nos vérifications révèlent que des médecins touchent des honoraires bonifiés pour prescrire de grandes quantités de pot.

« Ça me donne quasiment 100 000 $ par année »

À vendre ou échanger sur Kijiji : ordonnance de cannabis médicinal de 50 grammes par jour, permettant de faire pousser 244 plants de pot à domicile avec l’assentiment de Santé Canada. Prix demandé : 2000 $.

« Avec 244 plantes, moi, je fais pousser entre 12 et 15 livres, ça me donne quasiment 100 000 $ par année », affirme le vendeur, Fred, à l’autre bout du fil. Nous l’avons joint en communiquant avec lui avec une fausse adresse de courriel et en nous faisant passer pour un acheteur intéressé.

« J’ai des amis qui ont des licences semblables depuis sept ans. Jamais ils ne se sont fait inspecter. Si la police va fouiller, il faut d’abord qu’ils passent par Santé Canada, alors ils ne peuvent rien faire », ajoute le vendeur.

Lorsque nous l’avons rappelé en nous présentant comme journaliste, le vendeur a expliqué qu’il agit en réalité comme intermédiaire entre des patients qui veulent une ordonnance et des médecins qui la fournissent, un travail pour lequel il tire une commission.

Apparue sur Kijiji le 17 octobre dernier, la petite annonce ne révèle pas l’identité réelle du vendeur, qui a refusé de s’identifier. Mais la photo du « document médical autorisant l’usage de cannabis à des fins médicales » indique que c’est le Dr Adi Yoskovitch, un médecin formé en chirurgie plastique faciale qui a pignon sur rue à Laval, qui en est le signataire. 

Le Dr Yoskovitch affirme être victime d’un vol de documents. Il a refusé de nous rencontrer pour une entrevue, mais dans une mise en demeure envoyée à La Presse, son avocate dit qu’il s’est rendu « lui-même au poste de police de Laval » après que nous l’avons informé de l’apparition de l’ordonnance sur Kijiji, « pour leur demander d’investiguer sur la situation ». Le Dr Yoskovitch dit avoir aussi rapporté la situation à la Sûreté du Québec et au Collège des médecins.

L’ordonnance accorde au patient le droit de consommer 50 grammes de cannabis par jour (soit l’équivalent de 150 à 200 joints), une dose extrêmement élevée qui surprend autant le Collège des médecins que des spécialistes en cannabis médicinal consultés par La Presse. « On ne donne jamais ça, 50 grammes par jour. Il n’y a rien dans la littérature médicale qui supporte une telle dose. Le plus qu’on va donner à une personne qui souffre du cancer, c’est 5 grammes par jour », réagit le Dr Alain Watier, un gastroentérologue qui donne des conférences sur le cannabis médicinal. 

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Claude Latulippe, infirmière praticienne spécialisée

50 grammes ! Est-ce que c’est pour un cheval ? Ça n’a pas d’allure. Il n’y a pas un seul médecin qui va prescrire ça.

Claude Latulippe, infirmière praticienne spécialisée qui a collaboré avec le Registre cannabis Québec 

« Le plus que j’ai vu chez un patient, ajoute Mme Latulippe, c’est 8 grammes par jour, et le gars avait l’air d’être dopé à longueur de journée. »

Avec une ordonnance de 50 g par jour, un patient peut obtenir de Santé Canada un permis l’autorisant à faire pousser 244 plantes à domicile ou de stocker 10 980 grammes séchés, selon les barèmes officiels du ministère. 

Lors de trois brèves discussions téléphoniques avec La Presse, le Dr Yoskovitch a observé que certains patients demandent des ordonnances très élevées pour en faire du jus de cannabis frais ou pour le manger cru. Il dit aussi demander à ses patients de signer un document dans lequel ils s’engagent à ne pas écouler leur cannabis de façon illégale. Il a déclaré en outre n’avoir aucune affiliation avec une quelconque clinique spécialisée en cannabis médicinal, et dit se faire recommander des clients par différentes personnes pour en prescrire. Il soutient n’exiger aucuns frais pour accorder ces ordonnances, dont il dit facturer les honoraires à la Régie de l’assurance maladie du Québec.

De nombreuses sources policières affirment depuis plusieurs mois que le crime organisé se sert de ces ordonnances pour se blinder contre des enquêtes pour trafic de cannabis. D’énormes quantités de cannabis provenant de ces permis seraient détournées sur le marché noir, sans que les policiers puissent y faire quoi que ce soit puisqu’ils n’arrivent pas à obtenir de mandats de surveillance lorsque les suspects ont enregistré leurs ordonnances auprès de Santé Canada. 

En juin dernier, le juge Serge Champoux, de la Cour du Québec, a affirmé dans un jugement concernant une ordonnance de 30 grammes accordée à un individu au lourd passé de trafic de marijuana que « la prétention d’un usage strictement personnel est absurde ». « Il n’y a rien sur le plan médical qui justifie de prescrire des doses supérieures à 5 grammes par jour », écrit le magistrat.

Environ 5600 Québécois détenaient de telles licences en juin dernier, un nombre qui a doublé depuis le début de 2018.

Santé Canada interpellé

« Santé Canada ne veut pas voir le problème. Ils cachent ça », affirme le chef de la police de Terrebonne, Éric Hallé, dont le service s’intéresse à 26 plantations couvertes par de telles ordonnances sur son territoire. 

Il y a 70 ou 75 inscriptions de permis accordés à des gens dont les noms sont reliés aux motards dans la Banque de renseignement policier. Il y en a plein, plein, plein de cas de ce genre. Certains individus ont même reçu un permis en sortant de prison.

Éric Hallé, chef de la police de Terrebonne

La ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, n’a pas voulu commenter ce cas précis mais a dit trouver la situation « troublante et préoccupante ». « J’invite Santé Canada à agir rapidement et à renforcer sa réglementation », a dit la ministre dans un courriel transmis à La Presse.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Danielle McCann, ministre québécoise de la Santé et des Services sociaux

« On sent que les mailles du filet pourraient être resserrées », a commenté la ministre. « Notre gouvernement ne remet pas en question le principe de fournir du cannabis à des fins médicales aux malades, a précisé Mme McCann. Nous souhaitons simplement que Santé Canada agisse et resserre ses propres règles afin d’éviter les abus. »

Demande d’enquête au syndic

Informé quelques jours plus tôt par La Presse de l’existence de l’ordonnance vendue sur Kijiji, le Collège des médecins du Québec a demandé à son syndic de déclencher une enquête. Outre le nombre très élevé de grammes de cannabis prescrits par le médecin, le Collège s’inquiète notamment du fait que le numéro de télécopieur de la clinique à laquelle le Dr Yoskovitch est affilié est erroné sur le document. « Le Collège juge qu’il n’est pas acceptable que ce type d’erreurs apparaissent sur des prescriptions ou des formulaires », indique la porte-parole Leslie Labranche.

En mars dernier, le Dr Yoskovitch a plaidé coupable devant le Conseil de discipline de son ordre professionnel à quatre chefs d’accusation pour avoir fait « des représentations fausses et trompeuses au public » en s’annonçant comme le « meilleur chirurgien de la Rive-Nord de Montréal » et s’être « classé parmi les meilleurs chirurgiens esthétiques du monde ». Il a faussement affirmé être l’auteur ou coauteur de « plus de 70 articles et chapitres de livres » médicaux, alors que « ce nombre ne dépasse pas la quarantaine de publications », indique la décision du Conseil de discipline. Il a également omis de mentionner à ses patients qu’il recevait des avantages de l’entreprise de produits pour la peau Pö-Derma inc., dont il vendait les produits alors qu’il en est le principal actionnaire. Il a écopé d’amendes totalisant 12 500 $ pour ces fautes déontologiques.

— Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse

Santé Canada n’a fait aucune inspection en quatre ans

Santé Canada dit « évaluer minutieusement » les demandes de patients qui veulent produire du cannabis à des fins médicales à la maison. Mais entre 2016 et septembre 2019, ses 69 inspecteurs mandatés pour faire surveiller ces plantations ont fait un grand total de… zéro inspection au Québec. Cette information a été obtenue par La Presse grâce à la loi sur l’accès à l’information. Santé Canada a refusé de nous accorder une entrevue à ce sujet. Le ministère précise cependant que 13 visites ont été effectuées par ses inspecteurs depuis septembre, « et ce nombre continuera d’augmenter tant au Québec que dans l’ensemble du Canada », indique un porte-parole. « Nous avons également renforcé notre surveillance du système de contrôle du cannabis médicinal en améliorant la vérification des demandes lorsqu’une grande quantité de cannabis a été prescrite, tout en travaillant en collaboration avec les autorités policières et les professionnels de santé provinciaux et territoriaux qui prescrivent de grandes quantités. En date du 11 octobre, 257 personnes se sont vu refuser l’autorisation de cultiver du cannabis à des fins médicales », affirme le courriel. Seulement cinq permis de production de cannabis à domicile ont cependant été révoqués à ce jour au Québec.

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Un filon lucratif pour des médecins

Une demi-douzaine de « cliniques d’éducation au cannabis » ont vu le jour au Québec ces dernières années afin de mettre les patients en relation avec des médecins qui signent des prescriptions de cannabis à la suite de consultations sur Skype. Dans plusieurs cas, ces médecins réclament des honoraires plus élevés lorsqu’ils prescrivent de grandes quantités de pot, affirment deux administrateurs de ces cliniques.

Une grille tarifaire, obtenue par La Presse en se faisant passer pour un patient de la clinique Kali Herbe consultation, indique qu’il en coûte présentement 1200 $ pour obtenir une ordonnance de 50 g par jour, valide pour un an. Le tarif grimpe à 2000 $ pour une ordonnance de 80 g par jour, qui donne le droit de faire pousser 390 plants à domicile.

Les médecins facturent davantage quand la prescription est plus élevée. Quand je reçois leurs factures, elles sont significativement plus élevées.

Angelo Servedio, expert en traitement des cannabinoïdes chez Consult and Grow

« Le prix dépend du médecin et du réseau avec lequel on fait affaire. Mais ce n’est pas donné », affirme ce consultant dont la firme a ses bureaux dans le Vieux-Montréal.

Les médecins qui accordent les ordonnances pratiquent surtout en Ontario, mais de plus en plus sont établis au Québec, indique pour sa part Mélissa Beaupré-Ward, administratrice de la clinique Kali Herbe. « Le médecin a des grammages spécifiques, avec des prix spécifiques. Nous, on est juste l’entremetteur entre le patient et le médecin. Chaque médecin a son tarif. »

« Je ne suis pas un médecin, ce n’est pas à moi de justifier pourquoi ils chargent plus cher [pour des prescriptions élevées], dit M. Servedio. Je ne force aucun médecin à signer ces ordonnances. Ce qui se dit entre le médecin et le patient est complètement privé. Je ne fais aucunement partie de la conversation », ajoute-t-il. Consult and Grow dit diriger très peu de clients vers de tels permis de production à domicile, préférant plutôt les mettre en relation avec des producteurs de cannabis autorisés par Santé Canada, qui lui versent des commissions en échange de « services éducatifs ».

Les autorités coincées

Le Collège des médecins dit qu’il n’était pas au courant de « l’existence de ce stratagème » par lequel des médecins obtiennent des primes en fonction du nombre de grammes prescrits. « C’est incroyable ! À l’évidence même, c’est inapproprié et non conforme au code de déontologie », dit le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège.

Ça n’a pas d’allure qu’un médecin puisse avoir un bénéfice en fonction du dosage qu’il donne. S’il y a un intérêt à donner un dosage plus important parce que ça lui rapporte plus d’argent, ce n’est pas basé sur le besoin du patient, manifestement.

Le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins

Le Dr Robert ajoute : « Ça contrevient à l’article 73 [du code de déontologie], qui interdit aux médecins d’obtenir un avantage financier par l’ordonnance de médicaments. »

Le Collège des médecins affirme qu’il lui est cependant très difficile d’enquêter sur la mécanique de fonctionnement de ces cliniques, puisque l’autorité de ses enquêteurs est limitée aux actes faits par les médecins. Les policiers disent de leur côté qu’ils n’arrivent pas à enquêter sur le stratagème, puisque le travail des médecins est strictement confidentiel et largement protégé par le privilège patient-médecin, indique une source policière qui a requis l’anonymat pour ne pas nuire aux enquêtes.

Ni Santé Canada ni le ministre de la Réduction du crime organisé, Bill Blair, n’ont voulu nous accorder une entrevue au sujet de cette problématique.

« La situation est troublante parce qu’on ne sent pas que tous les efforts sont faits au niveau de Santé Canada pour bien encadrer l’action de prescrire du cannabis à des fins médicales », a pour sa part commenté la ministre de la Santé du Québec, Danielle McCann.

Trois différentes sources de l’industrie du cannabis médicinal ont affirmé que des « opérateurs » très bien organisés s’occupent du volet administratif et juridique de la pratique des médecins qui collaborent avec ces cliniques, ce qui complexifie encore davantage les vérifications policières. 

« C’est un système qui est monté pour protéger la manière dont les médecins prescrivent le cannabis », dit Jose Dominguez, un spécialiste du cannabis médicinal qui est appelé à l’occasion à participer à des procès en tant que témoin expert. « C’est dommage, parce qu’il y a plusieurs raisons légitimes de prescrire du cannabis à des fins médicales. C’est un service nécessaire. Mais malheureusement, il y a de plus en plus d’abus », constate-t-il.

— Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse