Depuis que Loto-Québec a déployé ses appareils de loterie vidéo dans les bars du Québec, au moins 401 joueurs pathologiques ont mis fin à leurs jours, démontre une enquête de La Presse réalisée à partir des rapports du Bureau du coroner. Et au cours des 20 dernières années, la période la plus meurtrière coïncide avec les années où on retrouvait le plus grand nombre d'appareils de loterie vidéo sur le territoire québécois.

«Les maudites machines ont pris ma vie»

Manon G. avait 49 ans quand elle a mis fin à ses jours dans son domicile de Sainte-Sophie. C'était en 2002. La mère de famille avait des problèmes de jeu depuis des années et avait suivi plusieurs thérapies. Sa lettre de suicide était d'ailleurs parfaitement explicite : « les maudites machines ont pris ma vie ».

Le cas de Mme G. est loin d'être anecdotique. La Presse a pu dénombrer 401 rapports de coroner qui rapportent des suicides de joueurs pathologiques depuis 1995. En moyenne, 18 joueurs par année - à 90 % des hommes - ont mis fin à leurs jours depuis 22 ans, soit autant que le nombre moyen de cyclistes tués chaque année sur les routes du Québec.

Le décompte des décès année par année réalisé par La Presse montre que le tournant des années 2000 - de 1999 à 2004 - a été une période sombre pour les joueurs pathologiques. Au cours de ces cinq ans, en moyenne 28 joueurs se sont donné la mort chaque année.

Or c'est au cours de ce laps de temps, indiquent les chiffres de Loto-Québec, que l'on a atteint le pic maximal dans le nombre d'appareils de loterie vidéo dans les bars et les casinos, soit entre 14 000 et 15 000 appareils. En excluant quelques cas d'acheteurs compulsifs de billets de loterie ou d'adeptes des tables de jeu au casino, la quasi-totalité des joueurs qui ont mis fin à leurs jours étaient accros aux appareils de loterie vidéo (ALV).

À la lecture de ces données, on note une augmentation spectaculaire des suicides entre 1998 et 1999. Cependant, précise le chargé de recherche au Bureau du coroner, Paul-André Perron, il n'est pas possible de tirer de ces données une conclusion hors de tout doute puisque les dossiers de suicide impliquant des joueurs pathologiques ont pu être mal colligés dans la banque de données avant 1999, et donc, oubliés dans le décompte. Au total, le nombre de suicides de joueurs pourrait donc dépasser les 401 que nous avons comptabilisés.

« Les troubles de dépendance sont effectivement très présents dans les décès par suicide. » - Joannie Lambert-Roy, porte-parole du Bureau du coroner

« Bien que les dépendances aux drogues ou à l'alcool soient plus fréquentes, la dépendance au jeu ne peut être exclue. Il faut cependant savoir que plusieurs facteurs contributifs au décès sont habituellement identifiés lors d'un suicide, souligne Mme Lambert-Roy. D'autres problèmes liés à la santé mentale, comme la dépression par exemple, font souvent partie de l'équation. Mais c'est grâce aux investigations des coroners que nous pouvons identifier l'ensemble des facteurs contributifs. »

Chose certaine, des coroners ont tiré la sonnette d'alarme à plusieurs reprises sur l'importance croissante de la problématique du jeu pathologique. Au total, 11 coroners différents ont souligné, au cours des années, la gravité du problème et interpellé directement Loto-Québec (voir onglet 4).

« UN SUICIDE, C'EST UN SUICIDE DE TROP »

De son côté, Loto-Québec a réagi à notre enquête en réaffirmant sa préoccupation face au problème du jeu pathologique. « Loto-Québec est très sensible à tout ce qui touche les problèmes de jeu pathologique, d'autant plus lorsqu'il s'agit de l'un des facteurs pouvant mener une personne à poser un tel geste. Un suicide, c'est un suicide de trop », déclare Patrice Lavoie, directeur des communications de Loto-Québec.

M. Lavoie rappelle que Québec investit 20 millions par année pour financer les activités de prévention et de traitement des joueurs. Il indique également que la proportion de joueurs pathologiques a diminué depuis 1996, passant de 1 % à 0,4 % de la population. De plus, Loto-Québec affirme visiter cinq fois par année les établissements qui offrent à leur clientèle des appareils de loterie vidéo afin de s'assurer qu'ils respectent la réglementation en vigueur.

Pour la psychologue Louise Nadeau, spécialiste des dépendances, ces chiffres de suicide sont « énormes ». Le nombre de joueurs est surreprésenté dans les statistiques de suicide, indique-t-elle, « ce qui signale que le risque suicidaire est très élevé dans cette population ». De nombreuses études ont démontré le caractère addictogène des appareils de loterie vidéo et le jeu est probablement la dépendance qui peut le plus mener au suicide.

« Le jeu est une addiction redoutable parce que c'est une addiction sans substance, il est impossible de détecter les problèmes qui peuvent demeurer secrets. » - Louise Nadeau

« Plus les dettes augmentent, plus le besoin de jouer est impératif comme solution et plus cette conduite de jeu augmente les problèmes. Cette spirale d'échecs est une stratégie de terre brûlée et le désespoir, couplé à une personnalité capable de conduites de risque, peut effectivement créer un redoutable risque suicidaire. »

Depuis 1999, le nombre de suicides a décru avec le nombre d'appareils. Depuis 2010, l'année où le parc d'ALV a compté le moins grand nombre d'appareils (un peu plus de 11 000), le nombre de suicides s'est en effet toujours maintenu à moins de 20 par an. Les campagnes de prévention sur le jeu responsable ont également porté leurs fruits à partir du milieu des années 2000, observe Joël Tremblay, professeur au département de psychoéducation de l'Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

Est-ce qu'on peut donc en conclure que le gouvernement du Québec a manqué de prudence lors de la légalisation des ALV, au milieu des années 90 ? « On n'a pas été assez rapides pour mettre en place des mesures, croit M. Tremblay. Si je compare avec la situation actuelle, qui est la légalisation du cannabis, il y a beaucoup de préparation [cette fois-ci], les gens sont formés pour affronter l'impact. On n'a pas fait suffisamment ça avec le jeu. On a été naïfs. »

Si vous avez des problèmes avec le jeu, l'organisme Jeu : aide et référence peut vous aider. Contactez-le au 514 527-0140 ou au 1 800 461-0140. Si vous avez des pensées suicidaires, la ligne 1 866 APPELLE offre un service confidentiel et gratuit sur tout le territoire du Québec

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Concentration dans les secteurs vulnérables

À la Direction de la santé publique de Montréal (DSP), on n'est pas surpris par les chiffres compilés par La Presse. « Et il faut se rappeler que le suicide, c'est seulement la pointe de la pointe de l'iceberg », souligne Jean-François Biron, chercheur à la DSP. Pour lui, le nombre d'ALV n'est pas la seule variable à considérer dans l'offre de jeu : « Il faut aussi regarder la façon dont les machines sont distribuées, la façon dont tout cela est commercialisé. »

Or, la DSP de Montréal a démontré dans une étude publiée en 2016 qu'encore aujourd'hui, l'accessibilité aux ALV était importante dans sept quartiers jugés « à risque » de la métropole. « Nos analyses préliminaires tendent à montrer qu'il semble y avoir une accessibilité plus grande dans les endroits où il y a davantage de risque », soulignait à l'époque M. Biron.

La même année, une enquête de La Presse a également montré que Loto-Québec dépassait dans plusieurs secteurs du Québec la norme qu'elle s'était elle-même imposée de 2 appareils pour 1000 habitants. Le gouvernement a depuis retiré 1000 ALV du marché. En janvier 2019, on retrouvera donc moins de 10 000 appareils sur le territoire québécois, précise Patrice Lavoie.

En juin 1993, le gouvernement du Québec a accordé à Loto-Québec le monopole sur les appareils de loterie vidéo, dans le but de « nettoyer » le marché, qui était sous le contrôle du crime organisé. Les quatre casinos du Québec ont ouvert leurs portes cette année-là. Un an plus tard, Loto-Québec a commencé à installer ses appareils de loterie vidéo dans les bars du Québec. Le réseau d'ALV de Loto-Québec a réellement commencé à se déployer au cours de l'année 1995.

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MÉTHODOLOGIE


Au printemps dernier, La Presse a demandé au Bureau du coroner de lui transmettre tous les rapports qui portaient sur les suicides de joueurs pathologiques depuis 1993. L'organisme nous a transmis 465 rapports. Après lecture de la totalité de ces documents, nous avons établi que le jeu était un élément significatif dans 401 cas de suicide. Nous avons utilisé quatre critères pour établir que le jeu était un facteur significatif : la personne décédée évoquait elle-même le problème dans sa lettre de suicide, la famille avait souligné la gravité du problème au coroner, ou alors le coroner lui-même ou l'enquête policière établissait que le jeu était un problème important dans la vie de celui ou celle qui s'était donné la mort.

Désespoir extrême

Au fil de ces 401 rapports du Bureau du coroner qui relatent des suicides de joueurs pathologiques, La Presse a découvert des histoires parfois inimaginables, qui montrent bien à quel point le jeu peut devenir une drogue puissante et causer un désespoir extrême.

L'histoire de Hoanh Son N., mort en 2006, est probablement la plus saisissante de toutes. L'homme est retrouvé mort dans sa fourgonnette, à Lachine. À son décès, M. N. était ruiné. « Le Casino de Montréal a tué ma famille », écrit-il dans une note de suicide qu'on trouvera à ses côtés.

L'homme est en effet un visiteur assidu du casino. En l'espace de 70 jours, en 2005, il visite l'établissement à 64 reprises. Il gagne et perd des dizaines de milliers de dollars au black-jack sur plusieurs années.

À sa mort, sa maison est hypothéquée au maximum. C'est tout juste si l'argent de la vente paie ses énormes dettes.

« À l'intérieur de sa maison, il a tout liquidé, écrit le coroner Jacques Ramsay. Il doit 50 000 $ à diverses institutions de crédit. La santé de son épouse a été négligée. Depuis plusieurs années, elle passe le plus clair de ses jours dans un état de réclusion plus ou moins voulu à faire des travaux de couture. Il n'y a aucune nourriture dans la maison. » À sa mort, M. N. laisse sa femme malade et son enfant « dans la plus complète indigence », précise Me Ramsay.

PAROLES DE JOUEURS

« Félicitations, Loto-Québec. Belle game, j'ai perdu. » - Denis T., 52 ans, mort dans sa voiture en février 2003

« Les machines à boules, c'est ma vie. » - Diane P., 48 ans, morte à bord de sa voiture en 1999 à Sorel

« Je suis une morte-vivante, une zombie. » - Josée P., 40 ans, retrouvée morte en 1999 dans sa résidence des Laurentides

« Le jeu l'a emporté sur moi. » - Brigitte P., 42 ans, morte en mars 2004

DES SOMMES FARAMINEUSES

250 000 $

C'est le total des dettes de jeu accumulées par Panagiotis P., 40 ans, qui avait un grave problème de jeu compulsif. On l'a retrouvé mort dans son domicile de Montréal en juin 2015.

1882 $

C'est la somme que François B., 45 ans, a jouée pendant les 15 heures qu'il a passées devant les appareils de loterie vidéo d'un bar, la veille de sa mort, en août 2004. En 13 retraits distincts, il a retiré 1336 $ de son compte en banque d'un guichet qui se trouvait à proximité des appareils. Il a également rejoué ses gains de 546 $ dans les mêmes appareils.

70 000 $

C'est le montant des dettes que Mohammed K., 60 ans, avait accumulées au Casino et à l'hippodrome de Montréal. Il s'est tué en décembre 2012.

25 000 $

C'était la totalité de l'héritage qu'Anik L., 25 ans, avait reçu de sa mère lors de sa mort en juillet 2004. Moins de trois mois plus tard, l'argent s'était envolé dans les appareils de loterie vidéo et Mme L. a mis fin à ses jours.

70 000 $

C'est la dette totale qu'avait accumulée Pierre M., livreur pour une entreprise de boissons gazeuses, trouvé mort en 1999.

LA FAMILLE IGNORAIT TOUT

Sylvain V., 25 ans, se rend chez sa copine le 19 juin 2001 afin de mettre au point avec elle les préparatifs de leur mariage. Le lendemain, sa future femme l'appelle à son travail pour lui parler d'un problème avec son compte en banque. Quelques heures plus tard, il met fin à ses jours.

Pascal Q., 30 ans, jouait à l'insu de ses proches. Il empruntait des sommes à des amis, à son employeur et à des prêteurs privés. En 2015, sa conjointe découvre le pot aux roses après qu'ils eurent fait une demande de financement pour l'achat d'une maison. L'homme s'est donné la mort à Blainville.

LE JEU QUI MÈNE AU CRIME

Éric B., 35 ans, policier de métier, organise en mars 2000 un tournoi de hockey avec des collègues au profit d'une fondation. Dans la soirée du 28 mars, il passe plusieurs heures à compter l'argent amassé. Il quitte son domicile pendant une heure, une heure au cours de laquelle il joue la totalité de la somme. Le même jour, il se donne la mort à son chalet. « Celle-ci, je ne me la pardonne pas », écrit-il dans sa note de suicide.

Yvon C., 33 ans, subtilise régulièrement des sommes allant de 300 à 600 $ dans la caisse du commerce qui l'emploie. En mars 2003, son employeur découvre ses agissements et lui indique avoir été volé de 2700 $. Le jour même, Yvon C. se donne la mort sur son lieu de travail.

LA GOUTTE QUI FAIT DÉBORDER LE VASE

Nicole V. souffre de plusieurs problèmes de santé. Obésité morbide, arthrose des genoux, alcoolisme et jeu compulsif. Elle consultait d'ailleurs un organisme spécialisé de Joliette pour ce dernier problème. En mars 2002, elle joue la totalité de son chèque d'aide sociale dans les appareils de loterie vidéo. Le jour même, elle se donne la mort chez elle.

Geoffrey C., 23 ans, a de graves problèmes de santé mentale. Il est également joueur compulsif et perd des sommes colossales. Il met fin à ses jours en 2002 à son domicile. Dans sa lettre de suicide, il a un message destiné au coroner : « Ce suicide est totalement attribué au jeu. »

COUP DE TONNERRE DANS UN CIEL BLEU

Thahn L., 53 ans, vit au Canada depuis plus de 30 ans. Il est ingénieur au gouvernement fédéral. Sa femme est enseignante. À l'ouverture du Casino de Montréal, en 1993, il commence à jouer et perd des sommes considérables. Il emprunte plusieurs dizaines de milliers de dollars. Sa femme le retrouve mort dans son sous-sol en janvier 1997.

Robert A., 54 ans, travaille comme préposé aux bénéficiaires à Trois-Rivières. Il est une personne « dévouée, ponctuelle et appréciée de tous », précise le rapport du coroner. Cependant, il cache à tout le monde ses importants problèmes financiers dus au jeu. Ses proches ne se sont jamais doutés de son désespoir. Il se tue en septembre 2007.

« Un fléau pour la société »

« Tant et aussi longtemps que les appareils de loterie vidéo seront aussi accessibles à travers la province, de tels drames se reproduiront. » C'était la conclusion du coroner Marcel Massé à la suite d'un nouveau suicide de joueur compulsif en 2003. Le coroner déplorait assister, « impuissant », aux drames liés au jeu compulsif. Au total, pas moins de 11 coroners ont ainsi interpellé Loto-Québec au fil des ans.

En effet, le coroner Massé n'était pas le premier à sonner l'alarme. Dès l'an 2000, son collègue Michel Trudeau s'impatientait.

« Les dettes et le jeu compulsif sont encore ici à l'origine d'un suicide. » - Extrait du rapport du coroner Michel Trudeau en 2000

Toujours en 2000, son collègue Michel Ferland, à la suite du suicide d'Yvon R., a appelé Loto-Québec à modifier sa publicité qui stipulait que le jeu devait rester un jeu. « Le jeu n'est plus un jeu, mais bien une activité à risque lorsqu'il est responsable de décès. » Un an plus tard, il jugeait « préoccupante » l'augmentation du nombre de suicides attribuables au jeu.

« Comme société, nous ne pouvons rester indifférents aux problèmes associés aux joueurs compulsifs. Je crois donc qu'il faut continuer d'aviser la société d'État qui gère ce que l'on peut considérer comme un fléau pour la société », s'est à nouveau indigné le coroner Trudeau en 2002, dans son rapport sur la mort de France T., 46 ans. La femme, une retraitée des Forces armées canadiennes, s'est donné la mort après avoir contracté d'importantes dettes de jeu au casino.

Le coroner Ferland est probablement celui qui a le plus interpellé Loto-Québec dans ses rapports. En entrevue, l'avocat, qui n'occupe plus les fonctions de coroner depuis 2016, admet sans peine que certains cas de joueurs compulsifs l'ont marqué.

« J'ai vu plusieurs cas, tant dans ma pratique de coroner que dans ma pratique privée. Certaines personnes qui avaient de bonnes situations se retrouvaient le cul sur la paille à cause du jeu. »

Les publicités de Loto-Québec l'avaient, à l'époque, particulièrement ulcéré, se souvient-il.

« Le jeu doit rester un jeu, c'est le genre de choses qu'on dit à nos enfants quand ils jouent au hockey. Avec le jeu pathologique, on est dans une autre sphère. Une publicité comme ça, c'était vraiment rire du monde. » - Le coroner Michel Ferland

Loto-Québec a-t-elle tardé à répondre aux préoccupations émises par les coroners ? « En général, la réponse qu'ils offraient était assez neutre. On ne sentait pas qu'ils voyaient l'opportunité de changer. Mais parfois, le changement venait un an, un an et demi plus tard. Ça bougeait, mais plus tard. »