Depuis la mort d'Alexandre Thériault, La Presse a parlé avec une dizaine d'acteurs et d'employés qui ont fait des tournées pour des spectacles de Tohu-Bohu. Tous sont formels: les horaires étaient parfois insoutenables.

«Je parle aujourd'hui parce que je sens que c'est la bonne chose à faire quand on vit une expérience qui est tellement négative qu'elle devient pratiquement dangereuse», affirme le comédien Benjamin Warner, qui a travaillé sur le spectacle A Magical Christmas. Pendant sa tournée, raconte-t-il, le véhicule dans lequel il était passager a évité de justesse un camion lourd sur une autoroute en pleine tempête hivernale.

Des acteurs qui ont travaillé sur les tournées du spectacle The Magical Journey, l'an dernier, ont été impliqués dans un accident de la route, alors que le conducteur de leur véhicule a brûlé un feu rouge.



Des conditions dénoncées

Adina Katz accuse pour sa part Tohu-Bohu de placer ses employés dans des situations parfois dangereuses. L'actrice a travaillé pour la compagnie sur une tournée du spectacle The Magical Journey. Elle admet avoir rompu son contrat avec fracas. «Le conducteur [du véhicule des acteurs] travaillait toute la journée. Il ne se reposait pas et on lui demandait de conduire [de longues heures après un spectacle]. C'était inacceptable.»

En apprenant la mort d'Alexandre Thériault, Mme Katz a même envoyé à la GRC une liste de ses récriminations envers Tohu-Bohu.

Des acteurs qui ont travaillé sur la tournée de The Magical Journey l'été dernier ont aussi transmis à La Presse une copie de leur horaire, pour illustrer la charge de travail qu'on leur imposait parfois. Par exemple, le 28 juillet 2016, après avoir quitté à 10h30 un hôtel d'Abbotsford en Colombie-Britannique, l'équipe a donné deux représentations puis, vers 22h, a repris la route sur 330 kilomètres, jusqu'à Kelowna. Selon l'horaire, l'arrivée au nouvel hôtel était prévue pour 2h dans la nuit du 28 au 29 juillet. Au petit matin, après à peine quelques heures de sommeil, l'équipe devait à nouveau quitter l'hôtel à 6h45, toujours selon l'horaire. Les acteurs ont ensuite donné trois représentations avant de retourner à l'hôtel à 22h45.

L'UDA interpellée

Les artistes à qui La Presse a parlé ont affirmé avoir discuté de ces enjeux d'horaires avec leurs agents. Marie-Eve Blackburn, qui représente Adina Katz à Montréal, a confirmé à La Presse qu'elle avait parlé de la situation avec Tohu-Bohu. Mme Blackburn et quatre autres agents d'artiste contactés par La Presse nous ont affirmé ne plus envoyer d'acteurs en audition chez Tohu-Bohu, après que leurs clients leur eurent raconté dans quelles conditions se déroulaient les tournées.

L'Union des artistes (UDA), qu'Adina Katz a contactée au moment de rompre son contrat, a également rencontré l'entreprise pour la mettre face à certains problèmes.

«Depuis 2014, nous avons 13 griefs avec Tohu-Bohu et 40 réclamations écrites, dont 13 sont ensuite devenues des griefs. À cela s'ajoutent naturellement plusieurs suivis téléphoniques et rencontres par les employés du secteur scène de l'UDA, mais dont je ne peux fixer le nombre», a indiqué Mireille Auger, directrice adjointe des relations du travail à l'UDA, lors d'une longue entrevue en présence de la présidente Sophie Prégent.

Au cours de cette enquête, La Presse a parlé avec une dizaine d'acteurs et employés ayant travaillé pour Tohu-Bohu. «C'est comme le tiers monde de la culture», a illustré un employé pigiste, qui affirme avoir besoin de ces contrats pour vivre de son métier. Plusieurs personnes interrogées ont demandé à La Presse que leur identité reste confidentielle, de peur que leur témoignage mine leur capacité à décrocher des contrats, même avec d'autres producteurs. Dans tous les cas, ces entrevues recoupaient ce que les sources dont l'identité est dévoilée ont affirmé en entrevue.

«Les acteurs sont des pigistes, leur travail n'est pas facile à trouver. Ils ont peur de parler. [...] Parfois, ils hésitent même à téléphoner ici», a expliqué Sylvie Brousseau, directrice générale de l'UDA. Elle a dit comprendre pourquoi plusieurs artistes n'avaient accepté de se confier à La Presse que sous le couvert de l'anonymat. 

En juin 2016, un arbitre d'un tribunal d'arbitrage a reconnu Tohu-Bohu comme «producteur irrégulier», puisque l'entreprise avait omis de payer des «cotisation[s] syndicale[s], des contributions [...] à la caisse de sécurité et de [contribuer à un fonds de congés payés pour les artistes]». Une fois ce jugement tombé, Tohu-Bohu a toutefois payé ses comptes. Le producteur n'est donc plus considéré comme irrégulier par l'UDA.

«Ce genre de producteurs, on les a toujours dans le collimateur. On met de la pression sur eux. [...] C'est clair que ça ne devrait pas arriver, des conditions de travail [comme celles que vous exposez]. Tout le monde n'a pas le même engagement pour ce métier», affirme Sophie Prégent.

Mais la présidente de l'UDA rappelle que son syndicat ne peut pas intervenir sur les productions qui ne relèvent pas d'elle, comme c'était le cas avec la tournée du spectacle A Forever Frozen Story au cours de laquelle Alexandre Thériault a perdu la vie.

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Photo fournie par Adina Katz

«Le conducteur [du véhicule des acteurs] travaillait toute la journée. Il ne se reposait pas et on lui demandait de conduire [de longues heures après un spectacle]. C'était inacceptable», clame Adina Katz, qui a travaillé pour Tohu-Bohu sur une tournée du spectacle The Magical Journey.

La juridiction de l'UDA

La Loi sur le statut professionnel et les conditions d'engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma confère à l'Union des artistes (UDA) la juridiction exclusive au Québec pour négocier des contrats pour les artistes sur son territoire. Lorsqu'une compagnie de production théâtrale est créée et qu'elle produit des spectacles en français destinés au marché francophone au Québec, l'UDA lui envoie alors un avis de négociation afin de l'associer à une entente collective déjà établie avec un groupe de producteurs similaires ou pour signer une entente particulière. Les spectacles destinés au marché hors Québec ne sont pas couverts par la loi québécoise. Un syndicat similaire à l'UDA existe toutefois au Canada anglais. Il s'agit d'Equity. Mais son pouvoir est limité: il s'agit d'une reconnaissance de bonne foi entre les deux parties, nous a expliqué l'UDA en entrevue. «La loi fédérale, qui s'applique alors, a beaucoup moins de mordant», nous a-t-on dit. La Presse a contacté Equity pour savoir si la tournée d'A Forever Frozen Story était un spectacle pour lequel le syndicat avait signé une entente collective. On nous a répondu que non.

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Les règles de tournée de la TUEJ

L'Union des artistes a une entente collective avec l'association Théâtre Unis Enfance Jeunesse (TUEJ), une corporation à but non lucratif regroupant des producteurs québécois qui engagent des artistes professionnels pour présenter des spectacles de théâtre jeunesse. Tohu-Bohu n'est pas membre de TUEJ et n'est pas liée à cette entente collective, mais La Presse a demandé à Marc St-Jacques, président de TUEJ, directeur de production et codirecteur général du Théâtre du Gros Mécano, à Québec, de nous expliquer les usages des producteurs de son groupe qui partent en tournée. Ces spectacles ayant une distribution d'acteurs limitée, dit-il, les acteurs sont parfois appelés à se partager la conduite d'un véhicule loué pour l'occasion. Ceux-ci peuvent faire un maximum de trois représentations par jour, travaillant un maximum de six jours par semaine. «Chez nous, au Gros Mécano, on se fait un devoir de respecter les gens et de ne pas les traiter comme des bêtes de scène. [...] Il va toujours y avoir un minimum de 8 à 10 heures de repos entre la fin d'une journée de travail et le début de l'autre», dit-il. Selon l'entente collective entre TUEJ et l'UDA, les artistes ne voyagent pas plus de sept heures consécutives en tournée et les convocations de départ sur la route ne se font pas avant 9h. TUEJ tient cependant à préciser qu'elle ne pouvait pas juger des horaires de tournée et des modes d'opération de Tohu-Bohu, une compagnie qu'elle ne connaît pas.