Les policiers et les juges les appellent les «parasites». Des proxénètes qui battent, manipulent, menacent les prostituées pour s'approprier leur argent et vivre à leurs crochets. De Toronto à Vancouver, des dizaines de criminels québécois contrôlent une part importante de ce marché. Pour la police, la traque n'a plus de frontière. Incursion chez les chasseurs de «pimps».

L'enquêteur Wayne Parkins, de la police régionale de Peel, dormait à poings fermés quand l'appel est entré, à 5h du matin, le 7 avril. C'était l'escouade Éclipse, le groupe de choc de la police de Montréal affecté aux points chauds de la métropole québécoise, à 600 km de distance. Il tenait son homme.

Parkins était sur la trace de Samir Slimani, 24 ans, rappeur originaire de Saint-Léonard accusé d'une série de crimes commis en Ontario: voies de fait, traite de personne, proxénétisme, avoir exercé un contrôle sur une personne qui offrait des services sexuels, l'avoir cachée, ainsi qu'avoir vécu des fruits de la traite de personne et de la prostitution. Il n'en est pas à ses premiers démêlés en cour. «Que la salope de juge me tripote, je fais son salaire cette nuit», dit-il dans un de ses vidéoclips.

Son arrestation est le fruit d'une collaboration étroite avec le module proxénétisme du SPVM. «Ces gars-là sont super!», s'exclame Wayne Parkins.

Policier depuis 15 ans, Wayne Parkins fait partie du Vice Squad, une équipe spécialisée en la matière. Il est en contact constant avec ses homologues des autres grandes villes canadiennes. Les criminels qu'ils traquent sont reconnus pour être hyper mobiles.

Contrairement à la vente de stupéfiants, où des gangs contrôlent des territoires de vente et en expulsent les intrus, la traite de personnes est un marché ouvert. Criminels et victimes se déplacent constamment, selon les fluctuations de l'offre et de la demande.

Plusieurs passent éventuellement par la région de Peel, qui comprend les villes de Brampton et de Mississauga, ainsi que l'aéroport Pearson de Toronto et un vaste réseau autoroutier. Un très gros marché en matière de prostitution.

Lorsque les policiers du coin interceptent un proxénète et entrent son nom dans les bases de données policières, ils voient souvent une série d'alertes s'afficher sur leur écran, consignées par des collègues de partout au pays: soupçon de proxénétisme à Vancouver, plainte pour violence conjugale à Calgary, conduite en état d'ébriété à Winnipeg, agression sur une travailleuse du sexe à Toronto.

Beaucoup de ces alertes viennent du Québec. Car les Québécois s'illustrent dans ce marché. La Presse a répertorié plus d'une vingtaine de proxénètes de la région montréalaise accusés ces deux dernières années de crimes commis dans la grande région de Toronto.

À la recherche des victimes

«La première victime que j'ai connue dans ce domaine venait de Montréal. Elle avait été agressée à la pointe d'un couteau. On essaye de les éduquer, de leur expliquer combien c'est dangereux. On a eu des filles tuées», affirme l'enquêteur Parkins.

Au bureau, avant de partir sur la route, en ce samedi après-midi, ses collègues et lui sont penchés sur leur clavier d'ordinateur. L'un a reçu un texto d'un directeur d'école, au sujet d'une élève qui se prostitue et aurait été battue. Les policiers tentent de vérifier si son numéro de téléphone apparaît sur des sites d'escortes. «Elle est intelligente, elle n'utilise probablement pas son numéro courant», observe Parkins en faisant défiler les annonces.

Backpage, Facebook, Instagram: les agents passent beaucoup de temps à fouiller le web pour retracer des victimes. «Qu'est-ce qu'on cherche? Nous, on cherche des mineures et des filles exploitées», explique l'enquêteur.

Pour les policiers, des photos prises dans un hôtel par une autre personne que la jeune fille, des annonces pour des services sexuels «rough» ou «sans restriction», un langage dégradant sont des signes qu'un proxénète «parasite» se cache derrière la fille, contrôle ses mouvements, s'accapare son argent.

Parkins clique sur une annonce et examine les photos prises dans une chambre d'hôtel, d'une fille qui ne montre pas son visage mais semble à peine à l'aube de l'âge adulte. Elle dit avoir 18 ans, être «jeune, fraîche et nouvelle», et précise «je ne peux pas travailler toute la nuit», avec une émoticône souriante. Elle dit avoir une autre amie «jeune elle aussi». Tout semble indiquer un cas de prostitution juvénile. Les services offerts se trouvent toutefois dans une autre région du Grand Toronto. Un autre service de police pourra tenter d'en savoir plus.

Pas de jugement

Les enquêteurs partent ensuite sur le terrain. En arrivant devant un des motels qui bordent la rue Dundas, à Mississauga, ils sont immédiatement repérés par une jeune fille qui fume une cigarette et sursaute en voyant leurs gilets pare-balles. «Je déteste ce parking. Tout le monde peut nous voir arriver, y compris les proxénètes», peste Parkins. La fille fait d'abord mine de s'enfuir, puis change d'idée et s'installe sur une chaise devant la porte.

L'enquêteur entame la conversation d'un ton décontracté. Son interlocutrice semble au début de la vingtaine. Habillée sexy, très maquillée, elle est apparemment seule dans cet établissement peu invitant, sur un tronçon de rue à sept voies à proximité de laquelle la seule distraction nocturne est un bar de danseuses nues. Elle dit avoir commandé à manger pour souper dans sa chambre. Chalet Suisse. Des côtes levées.

«Tout va bien?», lui demande le policier.

«Oui», laisse-t-elle tomber avec un sourire, en détournant le regard.

L'enquêteur laisse passer un silence. La fille recroise son regard. Il reprend, en appuyant de façon très prononcée sur chaque mot. «Tout va bien?»

Cette fois, elle lui lance un regard complice, qui montre que tous deux savent ce qui se passe. Elle fait oui de la tête. Ça va.

«On ne juge pas les filles», explique l'enquêteur Parkins. Des discussions cordiales permettent d'établir un lien. Un jour, peut-être l'une d'elles aura-t-elle besoin d'aide et osera parler.

La plupart des plaintes en matière de proxénétisme découlent d'un autre incident: une surdose de drogue, une plainte pour vol ou violence conjugale, une tentative de suicide.

Dans leur voiture, les policiers traînent des sacs à dos remplis d'articles de première nécessité pour celles qui se décideraient à fuir un milieu malsain : articles de toilette, ensemble de sport, produits hygiéniques. «J'avais un dossier où la fille venait de Montréal et elle n'avait rien avec elle. Je devais poursuivre l'enquête tout en assurant sa sécurité jusqu'à ce qu'elle retourne là-bas», dit M. Parkins.

Après les hôtels et motels, le Vice Squad vérifie les stationnements des bars de danseuses. Il est tôt et les clients sont peu nombreux, mais Parkins remarque déjà plusieurs plaques d'immatriculation d'autres provinces, dont deux du Québec. Vérification faite, aucune alerte particulière n'y est associée pour l'instant.

Partout où ils vont, les enquêteurs demeurent sur leurs gardes, pour éviter d'être surpris. Les policiers ont tous leur anecdote : un proxénète retrouvé couché par terre à côté du lit avec un fusil à pompe, ou encore deux complices qui se cachaient dans les toilettes avec un couteau pendant qu'une escorte sous leur contrôle recevait ses clients dans la chambre.

Des appuis... pour l'accusé

Tous les collègues de Wayne Parkins se félicitent des efforts des dernières années en matière de sensibilisation à la traite des personnes. Ils reçoivent plus d'informations, plus de signalements qu'avant.

Mais ils ne sont pas naïfs. Tout le monde n'apprécie pas leur travail.

Après l'arrestation du Montréalais Samir Slimani pour traite de personne, des centaines de personnes ont réclamé sa libération sur les réseaux sociaux. L'accusé a effectivement été libéré sous caution dans l'attente de son procès. Aucune des accusations contre lui n'a été testée en cour, et il pourra faire valoir sa défense devant la justice.

Jusqu'à maintenant, à peu près personne n'a manifesté publiquement son soutien à la présumée victime dans cette affaire.

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Travail de longue haleine

Le terrain n'est qu'une petite partie du travail de ces policiers spécialisés. «L'arrestation, c'est la partie facile, souligne Wayne Parkins. L'école de police ne te prépare pas à la quantité de paperasse qui vient avec.» Mandats de perquisition, rapports, divulgation de la preuve, arrangements avec les autres provinces et organisations policières, même avec les compagnies aériennes, lorsqu'il faut ramener un suspect retrouvé loin de Toronto. Pour chaque dossier, les enquêteurs accumulent un cartable de documents qui atteint souvent l'épaisseur d'une boîte à souliers. Ils doivent aussi garder le contact avec les victimes tout au long du processus judiciaire qui peut prendre des années. Certaines se lassent, et veulent passer à autre chose, mais leur témoignage est essentiel pour obtenir une condamnation.