Un carton gribouillé à l'encre «luminescente», des papillons adhésifs pour désigner les amis du parti parmi les candidats à la magistrature, des visites régulières d'un «collecteur de fonds» libéral au bureau du nouveau premier ministre Jean Charest. Une rencontre fatidique, dont l'existence même n'a jamais été tirée au clair.

Il faut garder en mémoire l'histoire rocambolesque qui s'est déroulée devant la commission Bastarache pour comprendre toute la haine que voue Marc Bellemare à Jean Charest. Haine, le mot est rarement utilisé en politique, où l'on parle plutôt d'antipathie ou d'hostilité. Mais l'avocat de Québec et ex-ministre a engagé un combat sans merci avec son ancien patron.

Le premier round du match Bellemare-Charest a eu lieu en avril 2004, quand le gouvernement a renoncé à abolir le no fault, la clause de non-responsabilité en cas d'accident d'automobile, instauré par Québec en 1978. Piqué au vif par cette volte-face du premier ministre dans ce qu'il considérait comme la cause de son engagement en politique, Me Bellemare a abandonné son poste de député un an après avoir été élu sous la bannière libérale.

Le ressentiment de l'ex-ministre a refait surface devant la commission Bastarache. Après huit mois de chicanes par médias interposés et deux mois d'audiences publiques, le rapport de l'ancien juge de la Cour suprême Michel Bastarache, au début de 2011, n'avait pas été tendre à l'endroit de l'ancien ministre libéral. Pas de trace des «pressions colossales» pour nommer des amis libéraux à la magistrature, dont Me Bellemare disait avoir été victime.

Pour toute preuve documentaire, Marc Bellemare avait produit un carton couvert d'hiéroglyphes, des notes prises à la volée qui, de surcroît, avaient été écrites en plusieurs occasions. De l'autre côté, on avait entendu une série de témoignages d'anciens hauts fonctionnaires du ministère de la Justice sous Me Bellemare qui, notes à l'appui, avaient déconstruit son échafaudage.

Le gouvernement n'en était pas sorti indemne pour autant. Des partisans libéraux pouvaient être pistonnés, désignés comme amis par des papillons autocollants dans les listes. Dans un système «perméable» aux influences, un juge pouvait faire jouer ses contacts politiques pour prendre du galon et un autre, appeler son député pour promouvoir les chances de son fils, avait souligné le juge Bastarache.

Pour ceux qui le connaissent, il n'est pas surprenant de voir Me Bellemare monter de nouveau au créneau pour assouvir sa soif de vengeance. L'homme est en panne d'attention, et sa sortie est d'autant plus percutante: il soutient qu'il réfléchit à la possibilité de se porter candidat contre Jean Charest dans Sherbrooke, pour s'assurer de sa défaite. «On est écoeuré de le voir là, écoeuré de la corruption» a-t-il lancé, rageur.

Mais il est loin d'être assez téméraire pour se lancer dans cette aventure. Sa candidature dans Sherbrooke serait d'ailleurs une excellente nouvelle pour Jean Charest: en divisant le vote de l'opposition au moment où le péquiste Serge Cardin, ancien député bloquiste, pourrait avoir une chance, si l'on en croit les sondages, Me Bellemare viendrait conforter la réélection du chef libéral dans le fief où il a été choisi sans interruption depuis 1984. «Je connais bien ma population dans le comté de Sherbrooke, là où j'ai grandi. Je lui fais confiance», a dit hier le chef libéral.

Me Bellemare a braqué les projecteurs sur sa personne avec sa menace. Toujours habile, il s'est arrangé pour que cela dure un moment dans le paysage, en repoussant de quelques jours sa décision. Il faut l'avoir suivi durant son affrontement avec Jean Charest pour apprécier sa maîtrise des relations publiques. Des sorties percutantes, toujours à des moments névralgiques: juste avant un ajournement de la commission Bastarache, il avait laissé tomber que Jean Charest lui avait intimé l'ordre de ne pas parler de financement illégal. Au moment où le souvenir d'une rencontre entre MM. Bellemare et Charest, en septembre 2003 et en février 2004, devenait crucial, l'ancien ministre avait désamorcé les dénégations de Jean Charest en lançant dans le paysage un témoignage à huis clos de son adversaire. Les deux se sont poursuivis parallèlement pour diffamation, M. Charest affirmant candidement qu'il ne se souvenait pas du contenu d'une telle rencontre.

As des communications

On a souvent comparé Me Bellemare à Jacques Duchesneau. L'ex-policier, un autre as de la stratégie de communication, avait subitement sorti un rapport secret de sa manche, son «rapport 2», pour faire oublier sa comparution plutôt incolore devant la commission Charbonneau. Devant Me Bastarache, Me Bellemare avait aussi retrouvé à la onzième heure l'agenda qui lui avait cruellement manqué durant toutes les audiences! Mais ce juge-là n'avait pas accepté cet ultime coup de théâtre.

Contrairement à Jacques Duchesneau, Bellemare avait fait une campagne sans faux pas pour les libéraux en 2003. En soutenant trop vite qu'il allait choisir les ministres, puis qu'il savait que des ministres libéraux avaient trempé dans le financement illicite, M. Duchesneau a déjà quelques bavures à sa jeune carrière de politicien.

Me Bellemare y est allé de pleines pages de publicité dans les journaux il y a quelques semaines pour stimuler sa pratique juridique. Il s'est rappelé au bon souvenir du gouvernement Harper en devenant l'une des rares cautions québécoises au projet de loi C-10. L'appel du pied a été bien reçu, puisque le nom de l'avocat de Québec avait circulé pour un  éventuel poste de sénateur.

Le bilan de l'affrontement? Même si la commission Bastarache avait plutôt retenu la thèse du gouvernement - une gifle pour l'avocat Bellemare-, ce dernier l'avait emporté auprès de la population. Un sondage réalisé dès le dépôt du rapport avait dévoilé que deux personnes sur trois croyaient davantage M. Bellemare que Jean Charest. Le chef libéral avait peut-être gagné sur le terrain juridique, mais il avait manifestement perdu dans l'opinion publique.