Tim Page ne votera pas pour les conservateurs. Tim ne votera peut-être même pas du tout. Aujourd'hui, si tout va bien, s'il y a une place pour lui, le jeune homme sera enfermé entre quatre murs pour sevrer sa dépendance à l'héroïne.

Jeudi dernier, à 10h, Tim est assis dans les locaux d'Insite. Il est venu apposer son nom à la longue liste d'attente pour la cure de désintoxication de la clinique de Vancouver. Il a dû faire le même manège chaque matin de la semaine dans l'espoir d'obtenir un lit.

«Ça ne me dérange pas de venir tous les jours. C'est ma deuxième maison ici. Je n'ai pas beaucoup d'amis, alors ça me fait du bien de discuter avec les intervenants, d'avoir quelqu'un avec qui parler de ma vie, de comment elle est pourrie...»

Tim Page, 29 ans, a un nom de rockeur. Il porte un blouson clouté, un t-shirt de Joy Division et des cheveux blonds en brosse. Il est musicien, explique-t-il, mais son groupe l'a mis à la porte. «À cause de mes problèmes de drogue.»

Il y a quelques mois, les prestations d'invalidité qu'il recevait n'ont plus suffi à payer son héroïne. Il a dû commettre de petits crimes pour acheter ses doses. En dernier recours, il s'est astreint à faire ce qu'il pensait ne jamais faire: il a mis en gage sa guitare.

«J'idéalise parfois le glamour associé aux drogues et au rock'n'roll et tous ces trucs. Mais en réalité, la drogue m'a détruit. Je n'ai plus de groupe. Je n'ai plus de guitare. J'ai pawné ma guitare! La dépendance est forte à ce point.»

Tim a commencé à prendre de la drogue à 13 ans. À l'époque, il fumait des joints et gobait des pilules d'amphétamine. Puis à 17 ans, il a découvert le crystal meth et l'acide. Son adolescence se résume à une longue liste de produits chimiques qu'il s'agissait de se procurer coûte que coûte.

La reine de sa dépendance, Tim l'a toutefois connue à Vancouver. Après avoir grandi à Kamloops, il est parti pour la grande ville. Il avait 23 ans quand il s'est mis à consommer de l'héroïne dans les ruelles du Downtown Eastside. «Ç'a été une dure bataille depuis ce jour-là», dit-il avec amertume.

Tim s'en allait tout droit au fond du baril. Il allait perdre la bataille. En fait, avoue-t-il, il serait peut-être mort aujourd'hui s'il n'avait pas finalement mis les pieds à Insite.

Au coeur de l'épidémie

Lors de l'année la plus meurtrière, en 1997, les surdoses ont fait au-dessus de 400 morts en Colombie-Britannique. Le Downtown Eastside, quartier pauvre de Vancouver, était au coeur du carnage.

«Il y avait une épidémie de misère dans le quartier, rappelle Darwin Fisher, qui travaille dans le secteur depuis 15 ans et qui est gérant chez Insite. Au même moment, des chercheurs ont découvert que de 20 à 30% des accros du coin étaient infectés par le VIH. C'est énorme. C'est un taux que l'on voit dans des pays qui n'ont pas de système de santé. Il fallait faire quelque chose.»

Des groupes de santé publique ont donc ouvert Insite avec l'accord du gouvernement provincial. Il s'agissait d'offrir un lieu sécuritaire pour sortir les toxicomanes des ruelles et leur permettre de se piquer sous la supervision d'infirmières.

Le but au départ était simplement de sauver des vies. À ce chapitre, une étude publiée en avril dans la revue médicale The Lancet conclut qu'Insite fonctionne. Au cours des deux ans qui ont suivi l'ouverture de la clinique, les surdoses mortelles dans le secteur ont chuté de 35%.

«C'est du gros bon sens, note Darwin Fisher. Ça ne vient que prouver scientifiquement ce que je sais d'expérience.» L'intervenant note qu'il y a eu plus de 2000 surdoses dans les locaux d'Insite depuis son ouverture, mais qu'aucune n'a été mortelle. «Dans une ruelle, combien l'auraient été?», demande-t-il.

L'autre objectif de la clinique est de permettre aux accros de casser leur dépendance. Au rez-de-chaussée se trouvent les 12 cellules où peuvent se piquer les héroïnomanes sans craindre la police. Mais les deux étages au-dessus sont consacrés à la désintoxication. «Le rez-de-chaussée nous sert à bâtir un lien de confiance, raconte M. Fisher. Ils n'iront pas en désintox s'ils ont l'impression que c'est l'équivalent d'aller en prison ou à l'hôpital.»

Tim Page a fait ce cheminement. Il s'est drogué des dizaines de fois à Insite, parce que, comme il le dit, «c'est mortel, les ruelles». Puis les intervenants lui ont suggéré d'aller en désintox. Il a accepté.

Bataille juridique

Mais la survie d'Insite est menacée. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper n'a jamais caché son hostilité envers l'approche du centre. Il a même refusé de renouveler l'exemption qui permet à Insite de fonctionner sans être accusé de possession ou de trafic de drogue.

La Colombie-Britannique, qui finance la clinique, fait valoir qu'il s'agit d'une compétence provinciale puisque Insite est un établissement de santé. Sa cour d'appel lui a donné raison, mais Ottawa a décidé de contester le jugement en Cour suprême.

Un porte-parole du Parti conservateur, Carl Vallée, n'a pas voulu commenter le cas particulier d'Insite, puisqu'il est «actuellement devant les tribunaux».

Tim Page, comme la plupart des usagers du centre, est bien au courant de la bataille juridique qui se joue. «Insite est l'une des meilleures choses qui me soient arrivées, dit-il. Ce serait une horrible mascarade si les conservateurs faisaient fermer le centre.»

«Cet endroit m'a sauvé la vie, explique-t-il. Ils m'ont donné une place où me piquer pour que je ne crève pas, pour que je ne sois pas arrêté à tout bout de champ. Ils m'ont convaincu d'aller en désintox. Oui, en quelque sorte, ils m'ont sauvé la vie.»

Tim se prépare donc à l'isolement. Le jour où nous l'avons rencontré, il venait d'appeler son père pour lui annoncer qu'il allait finalement en désintox.

Tout ce qui le tracasse, c'est de ne pouvoir sortir aujourd'hui. «Est-ce qu'on va pouvoir aller voter?», demande-t-il à Darwin Fisher. La question fait bien rigoler l'intervenant. On ne la lui avait jamais posée avant.

Aujourd'hui, si tout va bien, s'il y a une place pour lui, le jeune homme sera enfermé entre quatre murs. Tim ne votera peut-être même pas du tout. Mais s'il le pouvait, ce qui est certain, c'est que Tim Page ne voterait pas pour les conservateurs.