Les conservateurs de Stephen Harper pourraient devenir le premier parti de l'histoire canadienne à obtenir une majorité «sans le Québec» dans le cadre de ces élections. Doit-on s'en inquiéter?

Il faut remonter loin pour trouver un parti formant un gouvernement majoritaire qui détenait moins d'une douzaine de sièges Québec. À 1917, pour être plus exact.

Le gouvernement d'union, mené par le conservateur Robert Borden, n'avait alors obtenu que deux sièges dans la province francophone. En pleine crise de la conscription, tous les sièges de la province sauf trois avaient été remportés par le Parti libéral de Wilfrid Laurier, pour faire contrepoids à la coalition de députés libéraux et conservateurs pro-conscription.

Mais mis à part cet exemple exceptionnel, jamais, depuis que le Canada existe, un parti fédéral n'est à lui seul parvenu à former un gouvernement majoritaire sans gagner moins d'une vingtaine de sièges au Québec.

Avec 11 députés sortants et des sondages qui laissent prévoir peu de gains dans la province, les conservateurs de Stephen Harper pourraient changer cette donnée historique.

Oui

La possibilité en préoccupe certains. «C'est inconcevable pour moi, a récemment lancé le chef libéral, Michael Ignatieff, lors d'un point de presse sur la route électorale. Il faut que le Québec soit au centre de l'action de chaque gouvernement fédéral au Canada. Sinon, il y a des risques.»

Le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, a lui aussi souvent dénoncé le fait que, selon lui, Stephen Harper avait «tourné le dos au Québec» depuis les dernières élections. Ces craintes, alimentées par un courant de pensée présent depuis longtemps au Canada anglais, ont été attisées par le rejet des conservateurs au Québec, lors des dernières élections.

Pour l'historien Desdmond Morton, c'est une évidence: «Moins une province a de sièges, moins sa voix est entendue au gouvernement et moins il y a de bons candidats pour des portefeuilles ministériels importants», tranche le professeur émérite de l'Université McGill et auteur d'A Short History of Canada.

Non

Néanmoins, plusieurs politologues interviewés par La Presse ne croient pas que la situation serait catastrophique pour le Québec.

«On ne sait pas exactement ce qu'il en est. Mais il est un peu risqué d'imaginer qu'à partir du moment où une province est moins représentée, peu représentée ou pas représentée du tout, elle est une pauvre vierge offensée ouverte à tous les abus possibles», opine Louis Massicotte, professeur de sciences politiques à l'Université Laval.

«Aucun premier ministre du Canada ne voudra passer à l'histoire comme le fossoyeur de la Confédération», ajoute-t-il.

Faron Ellis, politologue au Lethbridge College, en Alberta, est de son avis. «L'héritage de Stephen Harper réside dans la fusion des deux partis, la reconstruction et l'institutionnalisation de la marque conservatrice. Il a un grand intérêt à laisser un parti en santé.»

Il donne la situation de sa province en exemple: après avoir passé des années à éprouver un sentiment de trahison à l'égard d'Ottawa, les Albertains ont accueilli l'arrivée du gouvernement Harper avec plaisir, en 2006. «C'était la première fois qu'une majorité des membres du parti au pouvoir provenaient des provinces de l'Ouest», indique le professeur Ellis.

«Or, clairement, très peu de choses ont changé», tranche-t-il.

«Je connais bien des gens qui diraient: «Regardez, ça nous a bien servis en 1982!»» renchérit Denis Saint-Martin, professeur de sciences politiques à l'Université de Montréal. Le gouvernement Trudeau, «coupable» aux yeux de plusieurs d'avoir rapatrié la Constitution sans l'accord du Québec, détenait pourtant 74 des 75 sièges de la province...

Et Harper?

Qu'en pense Stephen Harper? Malgré nos demandes répétées, il a refusé d'accorder une entrevue à La Presse depuis le début de la campagne électorale.

Mais certains de ses commentaires des dernières semaines et un pan de la stratégie électorale de son parti au Québec laissent croire qu'il n'est pas en désaccord avec l'historien Desmond Morton: les absents ont toujours tort.

«Ce n'est pas un député du Bloc qui peut venir me voir dans mon bureau!» a-t-il lancé lors d'un discours au Saguenay, il y a deux semaines. Deux jours plus tôt, son candidat-vedette de Montréal, Larry Smith, avait semé la controverse en déclarant qu'il était «normal» que les circonscriptions représentées par des membres du parti au pouvoir reçoivent plus d'argent d'Ottawa. M. Harper ne l'a jamais rappelé publiquement à l'ordre.

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GOUVERNEMENTS AVEC LE MOINS DE SIÈGES AU QUÉBEC

> 1917-1921: 3 sièges. Gouvernement d'union, alliance entre libéraux et conservateurs hors Québec dirigée par Robert Borden.

> 1926: 4 sièges. Gouvernement conservateur minoritaire dirigé par Arthur Meighan.

> 1957-1958: 9 sièges. Gouvernement conservateur minoritaire de John Diefenbaker.

> 1962-1963: 14 sièges. Gouvernement conservateur minoritaire de John Diefenbaker.

> 1979-1980: 2 sièges. Gouvernement progressiste conservateur minoritaire de Joe Clark.

> 2006: 10 sièges. Gouvernement conservateur minoritaire de Stephen Harper.