Anita Sonntag tend l'oreille depuis le début de la campagne. Elle a entendu parler de fiscalité, d'économie et de cette «effrayante» coalition. Mais elle attend toujours qu'on parle de l'enjeu qui la passionne au-delà de tout: Mme Sonntag veut qu'on discute d'avortement.

«C'est un sujet qui est passé complètement sous silence, comme s'il n'existait pas ou s'il était tabou, déplore la femme de 69 ans. Il s'agit d'un enjeu sensible pour tout le monde, alors imaginez pour les politiciens...»

Nous sommes assis dans le restaurant d'un mail de Saskatoon, planté à côté d'un Tigre géant et de l'immense succursale d'un «magasin chrétien». Mme Sonntag boit son thé à petites gorgées tout en expliquant qu'elle considère que l'avortement est immoral et ne devrait surtout pas être subventionné par l'État.

«Nous avons plusieurs députés pro-vie en Saskatchewan, on ne peut pas se plaindre, lance celle qui a décidé de militer contre l'avortement après avoir reçu, comme elle le dit, un appel divin. Mais on dirait que l'enjeu disparaît dès que la campagne commence.»

La Saskatchewan est la province la moins favorable à l'avortement. Dans la dernière présentation de son étude Focus Canada, le groupe Environics a proposé la phrase suivante aux Canadiens: «Toute femme qui veut avoir recours à un avortement devrait pouvoir le faire.» En Saskatchewan, 43% des personnes sondées étaient en désaccord avec l'affirmation, bien au-delà de la moyenne canadienne de 22%. Moins de 15% des Québécois s'opposaient à la proposition.

Mais ici comme ailleurs au pays, ils sont des milliers de militants pro-vie à regarder cette campagne d'un oeil distrait. Au fil des années, le débat sur l'avortement n'a cessé de perdre en intensité durant les campagnes électorales. Jusqu'à être entièrement écarté de la scène politique canadienne.

«Lors de débats locaux autrefois, des candidats abordaient la question de l'avortement d'eux-mêmes, se rappelle la présidente de Campaign Life Coalition Saskatchewan, Denise Hounjet-Roth. Maintenant, il faut que la question vienne du plancher. Si elle ne vient pas, alors on n'en parle pas. Je le remarque aussi dans les circulaires politiques: c'est un sujet qui disparaît.»

Un candidat conservateur de la région, Brad Trost, a ramené bien malgré lui la question sur le tapis la semaine dernière. Le député sortant de Saskatoon-Humboldt a déclaré que les efforts des militants pro-vie étaient parvenus à faire sabrer les fonds accordés à Planned Parenthood, organisation internationale qui aide à la planification des naissances.

Stephen Harper a immédiatement rappelé son candidat à l'ordre. «Tant que je serai premier ministre, nous n'allons pas rouvrir le débat sur l'avortement», a promis le chef conservateur. Le sujet controversé n'aura pas fait long feu sur la place publique.

Un enjeu condamné?

Cette évolution découle d'une réalité bien simple: l'appui à l'avortement n'a cessé de croître au pays dans les dernières années (voir le tableau). Dans ce contexte, aucune formation politique ne veut s'emparer d'une telle pomme de discorde - pas même le Parti conservateur.

«Il s'agit d'un enjeu dont les conservateurs, intelligemment, se sont éloignés le plus possible», explique David Laycock, professeur de sciences politiques à l'Université Simon Fraser et auteur de The New Right and Democracy in Canada.

Avec la fin du Reform et de l'Alliance canadienne, l'opposition à l'avortement a été marginalisée au sein de la droite politique canadienne, rappelle M. Laycock. «Il y avait un conflit ouvert au sein du nouveau Parti conservateur après la fusion, souligne-t-il. Mais une décision a été prise lors d'un congrès du parti en 2006. La position qui a prévalu consiste à laisser la question de l'avortement de côté et d'axer le discours sur l'économie et la lutte contre le crime.»

Cette stratégie s'avère payante pour les conservateurs dans la mesure où ils détiennent un quasi-monopole sur la droite. «La clientèle pro-vie est séduite par la lutte contre le crime, alors pourquoi prendre une position plus offensive dans le dossier de l'avortement et risquer de s'aliéner des votes parmi les conservateurs économiques?» demande David Laycock.

Anita Sonntag illustre à merveille ce calcul. Elle va appuyer le candidat conservateur le 2 mai, mais assure qu'elle ne vote pas pour le parti: Maurice Vellacott est pro-vie. Il prétend même qu'il y a un lien entre l'avortement et le cancer du sein. Pour Mme Sonntag, il représente la meilleure option.

«Mais il n'y a aucun parti ni aucun chef dans lequel je me reconnaisse», dit-elle avant d'ajouter avec un haussement d'épaules: «Et parfois il faut se satisfaire du moindre mal, malheureusement.»

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Soutien à l'avortement au pays

> 1985 53%

> 1990 55%

> 1997 61%

> 2000 66%

> 2010 74%

*Proportion de Canadiens d'accord avec l'affirmation suivante:»Toute femme qui veut avoir recours à un avortement devrait pouvoir le faire.»

Source: Focus Canada / Environics

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Depuis le début de la campagne, notre journaliste Gabriel Béland traverse le pays en train. D'Halifax à Vancouver, il s'arrête là où les caravanes électorales s'attardent peu. Aujourd'hui, il visite la circonscription de SaskatoonWanuskewin, à Saskatoon.