Mme Myung est une petite dame aux yeux pétillants, qui semble incapable de ne pas sourire. Elle sourit quand elle parle du quartier malfamé de Winnipeg où elle tient boutique. Elle sourit quand elle parle des clients saouls qu'il faut sortir à coups de balai. Elle sourit même quand elle raconte comment son mari s'est fait poignarder.

C'était il y a un mois. «Le gars est entré et a demandé l'argent. Il avait l'air saoul ou drogué. Mon mari a refusé. Alors, l'autre a sorti un couteau et l'a frappé à la main. Mon mari a répliqué en se servant des ciseaux qui traînaient sur le comptoir.»

Le voleur a réussi à empocher quelques billets. Il était tellement intoxiqué qu'en fuyant il a échappé ses clés de voiture dans le dépanneur. Il a dû prendre un taxi et c'est comme ça que la police l'a épinglé. Mme Myung* raconte l'épisode d'un air amusé. «C'est drôle, même si ce n'est pas drôle en même temps. Ça ressemblait à du Chaplin. On a la vidéo, on la regarde encore...»

La commerçante a des dizaines d'histoires de la sorte. Elle est propriétaire d'un dépanneur depuis 20 ans à l'intersection des rues Main et Logan au centre-ville de Winnipeg. Dans les alentours, les immeubles ont mauvaise mine. Les clients qui viennent acheter des cigarettes et des croustilles en ce matin frisquet ne sont pas mieux en point.

Nous sommes dans la circonscription de Winnipeg-Centre, qui a la triste particularité d'être la plus pauvre au pays. Avec un revenu médian de 27 349$ par ménage, ses habitants gagnent tout juste moins d'argent que ceux de Papineau, à Montréal.

Winnipeg-Centre, ce n'est pas que de la misère, bien sûr. Il y a aussi de petits quartiers appréciés de la classe moyenne, comme Wolseley et West End. Mais la circonscription est surtout marquée par le centre-ville; un centre-ville nord-américain de la pire espèce, où ceux qui font un peu d'argent ne veulent surtout pas habiter, parce qu'il est gris, pauvre et violent.

«La pauvreté est certainement la première caractéristique du quartier, lance sans détour le député sortant, le néo-démocrate Pat Martin. Et la face de la pauvreté, dans ma circonscription, elle est amérindienne.»

Les autochtones représentent officiellement 22% de la population de la circonscription. Mais Pat Martin croit qu'ils sont beaucoup plus: les plus pauvres des pauvres ont tendance à passer entre les mailles des recensements.

«Les autochtones quittent le désespoir du nord de la province pour la désillusion de la ville centre. C'est une triste migration», déplore Pat Martin.

L'effet trou de beigne

Un client entre chez Mme Myung et demande d'où vient le journaliste. «De Montréal!? répète-t-il dans un français rouillé. J'ai habité à Montréal il y a longtemps et j'essaie d'y retourner. Il n'y a pas de travail ici, il n'y a rien.»

Comme la plupart des clients de Mme Myung, Dany McGrath vit dans un «hôtel». Dans le quartier, on désigne par ce nom les maisons de chambres à l'hygiène douteuse qui parsèment le centre-ville. Certains y restent un mois. D'autres des années. Dans «l'hôtel» de Dany, il y a 160 chambres, habitées surtout par des hommes seuls.

Les autorités ont fait des efforts pour revitaliser le quartier. Plusieurs de ces maisons de chambres ont ainsi été détruites dans les dernières années. De nouveaux bâtiments ont été érigés à grand renfort d'argent public. Il y a deux nouvelles constructions juste à côté du dépanneur. L'une d'elles, flambant neuve, loge des bureaux de l'UNICEF.

Mais Mme Myung n'en a pas encore profité. «Les gens qui travaillent là ne viennent rien acheter chez moi, se lamente-t-elle. Ils arrivent travailler le matin dans leur voiture, mangent leur lunch à l'intérieur, puis retournent chez eux. Ils ont peur de sortir. Ils ont peur de Main Street. Je n'en ai jamais vu un seul marcher dans la rue.»

La commerçante d'origine coréenne admet qu'elle-même n'habite pas le quartier. La dame de 59 ans dresse la liste des commerçants du coin: tous habitent dans des secteurs respectables au sud de la ville.

«Winnipeg ressemble à un beigne, avec le centre qui se vide au profit de la périphérie, illustre Pat Martin, qui est réélu avec des marges confortables depuis 1997. Quand les banlieusards viennent au centre, ils verrouillent les portes de la voiture et remontent les fenêtres. Ce n'est pas une partie de pêche (it ain't no beach party). Il faut être honnête: il y a des parties de ma circonscription qui ressemblent à des zones de guerre.»

Pat Martin met en cause les importantes coupes menées au début des années 90 par les conservateurs puis les libéraux dans le logement social et les services sociaux. «Ces décisions étaient à la limite de la cruauté, dénonce-t-il. Tellement de députés représentent des circonscriptions où les ménages font 70 000$ par année. Ils n'ont aucune idée de ce qu'est la pauvreté.»

Selon lui, le problème est avant tout politique. «Ici, 47% des familles et 54% des enfants vivent dans la pauvreté. Vous savez combien d'enfants vivent dans la pauvreté au Danemark? Zéro. En Suède? Zéro. En Finlande? Zéro.»

Il faut absolument limiter l'étalement urbain, croit-il, en réduisant le nombre de lotissements immobiliers en périphérie. C'est selon lui l'unique manière de convaincre les Winnipégois de revenir vivre au centre-ville.

En attendant, Mme Myung compte les jours avant la retraite. Elle estime que, d'ici cinq ans, elle pourrait bien fermer boutique et quitter ce quartier. Si elle avait à y passer de nouveau, ce serait en voiture: les portes verrouillées et les fenêtres remontées.

* Myung n'a pas voulu donner son nom de famille, parce qu'elle n'aime pas trop être dans le journal. Mais tout le monde la connaît par son prénom, dit-elle: «On m'appelle Mme Myung.»