Une quinzaine d’étudiants québécois et français ont participé, en juillet, à une école doctorale dans la communauté crie et inuite de Whapmagoostui/Kuujjuarapik. Le photographe Renaud Philippe a assisté à cette session de cours unique où, loin des salles de classe, on s’était donné pour mission de bâtir des ponts entre les savoirs ancestraux et les connaissances scientifiques.

Lizzi Niviaxie, une aînée inuite de Kuujjuarapik, est entourée d’une quinzaine d’étudiants universitaires à genoux. Ils sont captivés par les histoires qui accompagnent les quelques échantillons de plantes collés sur un herbier et identifiés en caractères syllabiques.

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Marie Frissard, étudiante de l’école doctorale d’été

Normand Voyer aurait bien aimé donner quelques cours théoriques à ses élèves, qui participent à l’école doctorale d’été sur le thème Nordicité et avancées en science des produits naturels, mais au bout du compte, c’est ce genre de classes improvisées qui a eu le plus d’effet sur le groupe.

  • Lizzi Niviaxie, aînée inuite de Kuujjuarapik, discute de la flore avec des étudiants.

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    Lizzi Niviaxie, aînée inuite de Kuujjuarapik, discute de la flore avec des étudiants.

  • Les plantes sont identifiées en caractères syllabiques.

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    Les plantes sont identifiées en caractères syllabiques.

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Personne ne s’attendait à ça. Ce qu’on avait à retirer de cette école, ce n’est pas les cours théoriques. Les interactions culturelles du séjour ont été extraordinairement riches.

Normand Voyer, professeur de chimie organique à l’Université Laval

Normand Voyer parcourt le Nord depuis longtemps. Professeur titulaire de chimie organique à l’Université Laval, ses recherches s’intéressent aux plantes et lichens n’ayant jamais fait l’objet de recherches — et aux plantes d’intérêt pour les communautés nordiques. Sous-représentés dans les recherches en chimie moléculaire, les écosystèmes nordiques regorgent pourtant de potentiel. « Ici, les plantes vivent des stress extraordinairement importants qui font d’elles de véritables machines moléculaires pour produire des substances de protection. »

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 Ici, les plantes vivent des stress extraordinairement importants qui font d’elles de véritables machines moléculaires pour produire des substances de protection », souligne Normand Voyer, professeur de chimie organique.

L’analyse d’un lichen qui n’avait jamais été étudié, prélevé en 2019 à Umiujaq par Normand Voyer et son équipe, a permis d’identifier deux substances naturelles inconnues à ce jour. « On connaît plus de 140 millions de composés chimiques sur la planète. Dans un seul lichen, on en a trouvé deux qui étaient totalement inédits ! », s’exclame-t-il.

  • Observation et prélèvements de lichen et de thé du Labrador par des étudiants de l’école doctorale d’été

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    Observation et prélèvements de lichen et de thé du Labrador par des étudiants de l’école doctorale d’été

  • Le thé du Labrador est consommé à la fois par les Cris et les Inuits.

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    Le thé du Labrador est consommé à la fois par les Cris et les Inuits.

  • Prélèvement de lichen

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    Prélèvement de lichen

  • Récolte de thé du Labrador

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    Récolte de thé du Labrador

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Développement exponentiel d’un bouleau

Cette richesse, toutefois, est menacée par les changements climatiques et le verdissement de l’Arctique.

Pascale Ropars, gestionnaire scientifique à ArcticNet, un réseau de centres d’excellence du Canada dont l’objectif est d’étudier les impacts des changements climatiques et de la modernisation dans l’Arctique canadien côtier, étudie ce phénomène depuis une quinzaine d’années. « Sur le terrain, c’est énorme, les changements qu’on peut observer année après année en termes de croissance des espèces. »

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Une jeune Inuite de Kuujjuarapik marche au milieu d’une talle de bouleaux glanduleux, petits arbustes qui se développent de façon exponentielle sous l’effet des changements climatiques, métamorphosant le territoire.

À Kuujjuarapik, c’est particulièrement le bouleau glanduleux qui se développe de façon exponentielle, créant de l’ombre aux lichens et arbustes fruitiers, sources traditionnelles de nourriture pour les populations locales.

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Moment de partage dans un tipi autour de la préparation traditionnelle d’un repas de viande de wapiti

Or, nous avons « désespérément besoin » de créer un pont entre les savoirs traditionnels et les sciences, affirme Joshua J. Kawapit, responsable de la logistique et de la communication à la Première Nation crie de Whapmagoostui, pour éviter de perdre des connaissances précieuses. « Quand un aîné meurt, c’est comme une encyclopédie qui disparaît, et on ne peut jamais y revenir », illustre-t-il.

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Moment de partage dans un tipi autour de la préparation traditionnelle d’un repas de viande de wapiti.

« Les aînés connaissent les vertus et les usages des produits naturels, ce qu’ils nous donnent pour guérir de ceci ou cela, nous le prenons sans nous poser de questions […], mais tout le monde va avoir une meilleure compréhension des choses. » La jeune génération change. Se pose des questions. Veut savoir. « Ils sont curieux et disent : “Pourquoi ça fonctionne comme ça ?” On ne sait pas, on ne peut pas répondre, on n’a pas cette information », dit-il, fondant de grands espoirs espoir sur le programme d’école d’été.

Éthique de la recherche nordique

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Nous avons « désespérément besoin » de bâtir un pont entre les savoirs traditionnels et les sciences, souligne Joshua J. Kawapit, responsable de la logistique et de la communication à la Première Nation crie de Whapmagoostui.

Catherine Dussault étudie, au niveau doctoral, la préservation du savoir inuit dans le contexte de la recherche. Elle est venue pour ses propres études, mais aussi pour sensibiliser les étudiants. L’atelier qu’elle a animé sur l’éthique de la recherche nordique a fait réagir.

Après, dans les couloirs, on a parlé pendant des heures. Ça les a vraiment éveillés sur des notions qu’ils n’avaient jamais entendues.

Catherine Dussault, doctorante

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Le Grand Nord regorge de richesses exceptionnelles pour les scientifiques.

La discussion s’est poursuivie jusqu’à la fin du séjour, et inévitablement, au fil des jours et des rencontres, les regards ont changé. Pour plusieurs, il s’agissait d’une première expérience en communauté autochtone. « Ils se sont sensibilisés et reviennent la tête pleine de questions qui sont fondamentales. Dès que tu travailles avec des personnes en situation de vulnérabilité, il faut faire preuve de sensibilité, reconnaître que l’on s’adresse à des humains complexes, qui ont une histoire antérieure. Écouter et observer, c’est le plus important. »

Pour favoriser ces rencontres, l’horaire de cours était atypique. Pique-nique avec les Inuits, partie de Cree Baseball, BBQ de wapiti dans un tipi.

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Partie de Cree Baseball, version du jeu revue par les Cris auquel ont participé les étudiants

Preuve de l’impact de ces réflexions, pour terminer l’école d’été, les étudiants doivent en équipe proposer une question de recherche en lien avec la chimie des produits naturels et les connaissances apprises au cours de la semaine. Toutes les équipes ont proposé des projets mettant de l’avant l’engagement avec les communautés.