Des enseignants noirs établis au Nunavik témoignent de leur lien d’attachement avec la région

Ils ont été profs en Afrique et c’est maintenant au Nunavik qu’ils ont choisi de travailler. Trois enseignants de la commission scolaire Kativik expliquent ce qui les a amenés dans le Nord-du-Québec et prouvent qu’entre l’Afrique et le Nunavik, il n’y a parfois qu’un pas.

« Dans quoi je me suis embarquée ? » Marie-Louise Nkwaya est une femme qui aime « courir des risques », mais à peine venait-elle de poser le pied à Kangirsuk qu’elle n’était plus certaine que s’y installer soit l’idée du siècle.

Petite, au Cameroun, elle avait été fascinée par des images des peuples autochtones du Canada. Des années plus tard, enseignante à Ottawa, elle se rend dans une foire de l’emploi à laquelle participe la commission scolaire Kativik.

« Je suis allée leur demander : “C’est où, le Nunavik ?” La dame m’a fait un petit résumé sur le climat, comment les gens vivent, les difficultés des élèves. J’ai dit : “Je dois aller là-bas.” »

Projetant de rester cinq ans au Nunavik, elle laisse derrière son mari et ses cinq grands enfants.

C’était en 2012. Depuis, l’école Sautjuit de Kangirsuk compte sur elle pour l’enseignement des mathématiques et des sciences au secondaire.

« Mon combat »

Les débuts ont été quelque peu cahoteux, certains enfants ont tenu des propos « très, très » racistes à son endroit. « Je leur ai dit : “Si tu ne veux pas de n… comme enseignante, travaille vite pour finir l’école, parce que la n…. va rester ici au moins 30 ans” », relate Mme Nkwaya. Les aînés du village et des collègues inuits sont intervenus pour calmer le jeu.

Elle parle maintenant du lien « très fort » qui l’unit à ses élèves (« ce sont comme mes petits-enfants »), de son rôle auprès d’un garçon de bientôt 16 ans qui vit chez elle. « Je suis la seule famille qu’il lui reste », glisse d’une voix douce l’enseignante.

Aujourd’hui, elle fait des liens entre son pays natal et sa terre d’adoption. « Au Cameroun, on appelait ma maison “l’église catholique” », parce que tout le monde peut venir chez moi. On partage, on mange ensemble. C’est un peu ce que j’ai retrouvé ici », dit la femme de 61 ans.

Si Marie-Louise Nkwaya se promet de retourner au Cameroun à la retraite, elle comprend ses élèves qui sont si « attachés à leur culture, à leurs traditions ». « Quand je vais à Montréal, les deux premières semaines, je veux seulement revenir », dit-elle.

Son rôle, estime-t-elle néanmoins, est de pousser ses élèves plus loin dans leurs études.

Je dois leur faire comprendre qu’ils doivent partir se former, pour revenir. Ce n’est pas normal que ce soient les étrangers qui viennent gérer le village à leur place.

Marie-Louise Nkwaya, enseignante à Kangirsuk

Elle rêve de croiser ses anciens élèves à la clinique, tantôt médecins, tantôt infirmières, ou de les voir sur des chantiers de construction.

Elle déplore que ses élèves manquent d’exemples. N’en est-elle pas un ? Oui, admet Mme Nkwaya. « Je raconte mon histoire à mes élèves pour les booster un peu. Je n’ai pas eu une enfance facile, je ne veux pas que les enfants passent par là. C’est pour ça qu’ils sont devenus mon combat », dit l’enseignante.

Se reconnaître dans la réalité des Inuits

Le « coup de foudre » est survenu à l’Université d’Ottawa, dans un cours sur l’éducation autochtone, inuite et métisse.

« Je me suis vu à travers cette réalité-là », se souvient Elom Akpo.

PHOTO FOURNIE PAR ELOM AKPO

Elom Akpo est directeur de la petite école d’Aupaluk.

« Le Togo a été colonisé en 1880 par les Allemands. Les réalités qu’ont vécues et vivent encore les Inuits, ce sont les mêmes réalités qu’ont vécues mes ancêtres, mes grands-parents. Tout a été imposé, nos façons de faire ont été changées », explique le directeur de l’école Tarsakallak, à Aupaluk.

Elom Akpo s’est installé à Salluit pour enseigner il y a deux ans. Depuis quelques mois, il est directeur à l’école Tarsakallak, à Aupaluk, qui compte une cinquantaine d’élèves.

Parmi les 13 membres du personnel, ils sont trois Africains et une Jamaïcaine. « Pour une si petite population, on a une forte communauté noire ici ! », dit en riant M. Akpo.

L’homme de 38 ans est au Canada depuis une dizaine d’années. Il se sent « pleinement accepté » au Nunavik.

Il ne faut pas attendre que les gens viennent vers soi. Après tout, c’est nous qui venons sur leurs terres, à nous de chercher à aller vers eux.

Elom Akpo, enseignant à Salluit

A-t-il vécu du racisme ? « Je ne vois pas les choses sous cet angle, surtout quand il s’agit des enfants. Ils sont honnêtes et ouverts, je ne dirai jamais que je vois du racisme », explique M. Akpo.

Au Togo, sa famille trouve qu’il a du « courage » d’être dans le Grand Nord. « Je sens qu’ils sont inquiets, ils me disent : “Tu es seul au milieu de nulle part.” Je leur envoie des photos des aurores boréales, j’ai appris leur existence quand j’étais à l’école primaire. Être ici, c’est comme vivre mon enfance », dit M. Akpo.

Il a trouvé au Nunavik le lieu idéal pour être en harmonie avec la nature. « Je suis le 202habitant d’Aupaluk. Je suis le dernier arrivé », rigole-t-il.

Comme pour d’autres enseignants originaires d’Afrique qu’il connaît, certains aliments lui manquent : la viande de chèvre, la farine de pomme de terre, les piments forts, le tilapia, des épices bien précises… mais il a découvert avec joie la bannique. « J’adore », dit le directeur.

L’importance du troc au Nunavik est un autre point commun avec le Togo, dit Elom Akpo. Dans le nord du Québec, le pêcheur échange avec le chasseur. Dans son Togo natal, un marché situé tout près de la frontière du Bénin est consacré exclusivement au troc.

Montrer que l’école, « c’est le salut »

Bernard Gueu, enseignant à l’école Sautjuit de Kangirsuk, est convaincant : en trois ans, il a recruté sept « compatriotes » originaires de la Côte d’Ivoire qui enseignent maintenant, comme lui, au Nunavik. « Il y en a quatre à Quaqtaq, deux à Inukjuak et un à Salluit », énumère-t-il.

PHOTO FOURNIE PAR BERNARD GUEU

Bernard Gueu enseigne l’éducation physique cette année.

Quels sont les arguments de vente de M. Gueu ? « Je leur ai dit qu’il y a beaucoup d’avantages : on est bien payés, la vie n’est pas chère, notre ancienneté acquise ailleurs est prise en compte », dit-il.

Peut-être omet-il de leur raconter son trajet vers le Nord, les quatre vols qu’il lui a fallu prendre de Sudbury, en Ontario, jusqu’à Kangirsuk. Le dernier, particulièrement, dans un « très petit avion archaïque »…

« Tu vois les pilotes avec les manivelles pour faire monter l’avion... En altitude, j’ai fait toutes les prières du monde et je me suis dit : qu’est-ce que je fais ici ? », relate en rigolant M. Gueu, qui avoue qu’il a peur de l’avion.

Quelques heures plus tard, un collègue débarquait chez lui avec de la nourriture et des instructions sur le démarrage du chauffage. De quoi adoucir l’atterrissage en terrain inconnu.

Les débuts n’ont pas été faciles. Le père de famille a laissé sa femme et ses quatre enfants à Toronto. « Quand j’ai quitté [le Sud] en 2019-2020, c’était comme des funérailles. »

Lui aussi voit certaines similarités entre son pays d’origine et ce qui se vit dans le Nord. « En tant que Noirs, nous avons eu l’esclavage, ici, ils ont eu les pensionnats », dit M. Gueu. Mais l’histoire des Autochtones est « plus récente », et il souhaite pouvoir montrer à ses élèves à qui il enseigne cette année l’éducation physique que « l’école, c’est le salut ».

« Je leur dis que j’ai traversé des milliers de kilomètres pour venir au Canada, et que si je n’avais pas terminé l’école, je n’aurais peut-être même pas quitté mon pays », déclare M. Gueu.

En entrevue, l’enseignant répète qu’il se « sent bien » au Nunavik. « On est tous pareils, on est tous humains. Comme je le dis à mes enfants : si tu te sens différent des autres, tu vas être différent. »

Enseignants noirs : aucune donnée à Québec

Le ministère de l’Éducation ne compile pas de statistiques sur le nombre d’enseignants noirs dans les écoles de la province. La commission scolaire Kativik non plus. « Dans notre contexte, nous dressons plutôt un portrait de la force de notre force de travail en fonction du statut de bénéficiaire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois [ce qui nous donne une idée de la proportion d’employés inuits/non-inuits] », explique Jade Bernier, sa porte-parole.

En savoir plus
  • 260
    Nombre de personnes dans le Nord-du-Québec ayant déclaré appartenir à la minorité visible noire en 2016
    Source : ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration