Il y a un an et demi, 34 professeurs de l’Université d’Ottawa étaient plongés dans la tourmente après s’être portés à la défense de la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval. Dans Libertés malmenées, qui paraît mercredi, le groupe raconte la crise vue de l’intérieur. Et met en garde le milieu universitaire.

« Je faisais partie de ceux qui pensaient que [les menaces à la liberté de l’enseignement] étaient de faux débats. Que ceux qui en parlaient étaient alarmistes. Puis, tout a basculé, du jour au lendemain », se souvient Maxime Prévost.

Le 16 octobre 2020, le professeur titulaire au département de français de l’Université d’Ottawa et 33 collègues signaient une lettre publique en appui à Verushka Lieutenant-Duval, clouée au pilori pour avoir prononcé le « mot commençant par un N » en classe. La lutte contre le racisme – réel sur le campus – ne doit pas se faire au péril de la liberté de l’enseignement, arguaient-ils.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE VERUSHKA LIEUTENANT-DUVAL

Verushka Lieutenant-Duval

À la stupeur des signataires, la riposte a été brutale. Condamnés par leurs pairs, ciblés par une campagne haineuse de la part d’étudiants, ils se sont retrouvés au cœur de la tourmente sans comprendre comment ils en étaient arrivés là.

Témoigner

D’où l’idée de témoigner de leur année trouble dans Libertés malmenées, qui paraît mercredi aux éditions Leméac. L’ouvrage collectif, rédigé sous la direction de Maxime Prévost, Geneviève Tellier et Anne Gilbert, rassemble des témoignages de professeurs issus du « groupe des 34 », des analyses et une chronologie détaillée de la controverse.

Un chapitre est aussi consacré à Verushka Lieutenant-Duval, qui confie avoir songé au suicide au plus fort de la crise. Et qui avoue ne tenir encore qu’à un fil.

C’est devenu assez rapidement clair qu’il faudrait témoigner d’une manière structurée et durable de l’affaire, qu’il faudrait laisser des traces à quelqu’un qui voudrait retracer dans quelques années tout ce qui s’est dit, tout ce qui s’est écrit dans le brouhaha médiatique.

Maxime Prévost, professeur titulaire de français à l’Université d’Ottawa

Surtout, l’ouvrage est une invitation – ou plutôt une mise en garde – lancée au milieu universitaire pour débattre de la liberté de l’enseignement avant qu’une nouvelle crise éclate.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Anne Gilbert, professeure émérite de géographie à l’Université d’Ottawa

« L’université est en train de changer de façon sérieuse et profonde. Il me semble qu’on ne pouvait pas laisser passer ces transformations sans en parler, sans en débattre », souligne la professeure émérite de géographie Anne Gilbert.

« C’est l’avenir de l’université qui se joue autour de ce débat de la liberté universitaire. C’est l’avenir de l’université comme un lieu de production de savoir, de réflexion, d’analyse, un lieu qui reste distant du politique, de l’idéologique. »

Climat d’insécurité

Aussitôt publiée, la lettre du « groupe des 34 » déclenche un violent affrontement entre deux camps désormais inconciliables. Et les signataires, qui s’identifiaient à la gauche comme à la droite, se sont retrouvés « du mauvais côté » du conflit, écrit l’un de ses signataires, Marc Brosseau.

Le professeur de géographie y relate les interventions agressives survenues dans ses cours de la part d’étudiants. Son « autoexclusion préventive » de divers comités facultaires, craignant que sa participation provoque des remous. La gestion kafkaïenne de l’administration de l’Université d’Ottawa.

Sur les réseaux sociaux, des étudiants exigent la rééducation, voire le renvoi immédiat, des 34 professeurs. Dans l’escalade, on appelle à « boycotter » leurs cours et à « vandaliser » leurs bureaux, rapporte la professeure au département de français Geneviève Boucher.

Paralysée par les attaques, elle s’est mise en arrêt de travail. De son aveu, elle s’autocensurera à l’avenir. « Je n’ai aucune envie de devenir la prochaine Verushka Lieutenant-Duval », souligne Mme Boucher dans l’ouvrage.

Protéger la liberté universitaire

Un an et demi après le début de la crise, le « groupe des 34 » attend toujours de l’Université d’Ottawa qu’elle répare les pots cassés. À commencer par des excuses sur le traitement qui leur a été réservé ainsi qu’à Verushka Lieutenant-Duval.

« J’aurais aimé tourner la page, mais dans mon cas à moi, je ne pense pas que ce sera possible et ça ne sera plus comme avant », lance Geneviève Tellier, professeure titulaire d’études politiques.

Il y a quelque chose qui s’est brisé. Le lien de confiance entre mon université et moi s’est brisé.

Geneviève Tellier, professeure titulaire d’études politiques à l’Université d’Ottawa

L’université étudie actuellement le rapport du Comité sur la liberté académique, commandé dans la foulée de l’affaire Lieutenant-Duval et rendu public en novembre dernier. Le « groupe des 34 » espère que l’administration adoptera ses recommandations, qui appellent sans équivoque à la protection de la liberté universitaire. Sans cela, c’est l’avenir même de l’université qui est menacé, prévient-il.

« L’université doit être le lieu de la confrontation des idées, il faut que différents points de vue puissent s’exprimer, sinon on est pris dans une pensée unique et tout le monde va vivre dans la terreur et l’autocensure », affirme Maxime Prévost.

Libertés malmenées — Chronique d’une année trouble à l’Université d’Ottawa

Libertés malmenées — Chronique d’une année trouble à l’Université d’Ottawa

Leméac

408 pages