Jugée indispensable au plus fort de la pandémie alors que tout était chamboulé, la mention « incomplet » dans les bulletins, exceptionnellement accordée à la demande depuis le printemps 2020, amène certains effets pervers.

« À mon cégep, plus personne n’échoue depuis un an, raconte une enseignante. Beaucoup d’élèves fantômes s’inscrivent sans jamais donner signe de vie. Ils s’inscrivent à quatre cours pour être considérés à temps plein, ils ne participent à aucun et ils obtiennent des mentions ‟incomplet”. »

Ainsi va la session de cette enseignante ayant réclamé l’anonymat « parce que [les enseignants sont] tenus à un ‟devoir de loyauté” dans [leur] convention ».

« Certains parlent de bar ouvert, explique un autre enseignant qui demande l’anonymat pour les mêmes raisons. Ce que se disent les jeunes, c’est : ‟T’es en train de couler ? Demande un incomplet !” »

Habituellement, la mention « incomplet » n’est accordée qu’aux seuls cégépiens ayant été empêchés d’étudier par un coup dur de la vie (un accident ou une maladie, par exemple). Depuis le début de la pandémie, le nombre de mentions accordées a explosé (voir capsule).

Une mesure nécessaire, mais avec des effets pervers

« Là, il faut que ça finisse », lance Alexis Gagné-LeBrun, représentant du Syndicat des professeurs du cégep de Saint-Hyacinthe*.

À son cégep, dit-il, les élèves pouvaient demander la mention « incomplet » plutôt que l’échec après la fin de la session, après réception de toutes les notes.

Les cégeps vont pouvoir se péter les bretelles, le ministère [de l’Enseignement supérieur] sera content de nos taux de réussite, mais pas nous.

Alexis Gagné-LeBrun, représentant du Syndicat des professeurs du cégep de Saint-Hyacinthe

Les statistiques ne rendent pas compte de la réalité sur le terrain, souligne-t-il.

Un peu partout, les moyennes de groupe ont artificiellement augmenté (les notes de ceux qui auraient normalement échoué au cours étant largement exclues).

Davantage d’inscriptions

La pandémie ayant fait perdre beaucoup d’emplois, pas impossible que cela joue sur les chiffres à la hausse.

Charles Duffy, directeur des études au Collège Ahuntsic, croit cependant que les 500 élèves supplémentaires qu’il attend à l’automne (sur une population de 8000 jeunes) seront en bonne partie les jeunes qui devront reprendre les cours qu’ils n’ont pas terminés.

Étant donné que les cégeps de Montréal comme le Collège Ahuntsic sont déjà pleins, M. Duffy note que des mesures devront être prises pour éviter les foules dans les lieux communs. Des modifications dans les horaires de cours sont envisagées, de même que quelques cours en ligne, même si les consignes sanitaires étaient levées.

Lucie Piché, présidente de la Fédération des enseignantes et enseignants de cégep, soutient que les « incomplets » à la demande ont été importants, malgré certains travers, « pour éviter des échecs et des décrochages à une époque où on manque tant de main-d’œuvre et où les jeunes affichent des taux de détresse et d’anxiété extrêmement élevés ».

En congrès à la mi-mars, par résolution, la Fédération étudiante collégiale réclame que la mention «incomplet» soit de nouveau accordée largement aux prochaines sessions si la pandémie empêche un retour à la normale.

Au cabinet de Danielle McCann, ministre de l’Enseignement supérieur, on nous a indiqué que « c’est aux collèges de déterminer si la situation est pertinente, hors de contrôle de l’étudiant et liée à la COVID-19 et mérite la mention incomplet. Nous allons suivre avec attention les impacts de la mesure d’allégement qui vise à favoriser la persévérance scolaire dans un contexte exceptionnel ».

L’enseignante du début qui cherche ses « élèves fantômes » commence pour sa part à trouver cela un peu curieux et elle soulève l’hypothèse que certains s’inscrivent pour profiter ponctuellement du régime de prêts et bourses. Depuis décembre, ce régime est plus généreux de 33 % ; 200 millions de plus ont été versés aux étudiants en raison de la pandémie et 100 millions viennent, eux, de Québec et pourraient être récurrents.

D’un strict point de vue financier, « ce serait un bon calcul, ce n’est pas impossible, mais je doute que cela se fasse à grande échelle », dit Yves de Repentigny, vice-président de la Fédération nationale des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ-CSN).

Impact sur la persévérance

Ce qui inquiète davantage M. de Repentigny, « c’est l’effet sur la persévérance scolaire ».

À court terme, comme on ne risque pas d’échouer à ses cours, il craint que ça n’incite pas à déployer beaucoup d’efforts.

À cela s’ajoutent les moyennes artificiellement gonflées qui en stressent plusieurs.

Julie Richard craint que pour sa fille, « cela ait pour effet d’achever le peu de motivation qui lui reste ».

Ce son de cloche va dans le sens de courriels reçus à La Presse et de lettres publiées dans d’autres médias signés par des élèves s’inquiétant que leur écart à la moyenne se trouve réduit par le fait que ceux qui auraient normalement échoué au cours sont désormais exclus des calculs. Ils sont nombreux à craindre que cela baisse leur cote R (ce calcul qui permet de déterminer qui sont les plus forts et qui devrait être admis dans les programmes contingentés comme la médecine ou la pharmacie).

Le Bureau de coopération universitaire soutient qu’il n’en est rien, que le calcul (extrêmement complexe) de la cote R parvient à rendre compte des groupes plus forts sans pénaliser les élèves qui s’y trouvent. Plusieurs professeurs interviewés par La Presse ces derniers jours estiment cependant toujours le contraire.

Mais le réel problème, dit Christian Tremblay, directeur des études au cégep de Chicoutimi, c’est que la mention « incomplet » n’a pas été accordée de manière uniforme d’un cégep à l’autre.

Certains cégeps ont décidé [d’accorder la mention « incomplet »] de façon systématique, à la demande. D’autres cégeps ont refusé de l’accorder par cours, estimant que l’anxiété liée à la pandémie devrait affecter un étudiant qui l’allègue dans tous ses cours et pas seulement pour un seul qu’il est sur le point d’échouer.

Christian Tremblay, directeur des études au cégep de Chicoutimi,

À Chicoutimi, on a décidé d’être plus souple qu’à l’habitude, « mais chaque étudiant qui demandait la mention ‟incomplet” devait offrir une justification ».

Pierre Cossette, président du conseil d’administration du Bureau de coopération interuniversitaire, a bon espoir que les universités sauront s’adapter et étudier les dossiers des élèves à leur juste valeur.

« Ce n’est pas la première crise à laquelle les universités sont confrontées et en fait, avec les grèves prolongées du temps des carrés rouges, beaucoup plus d’étudiants nous étaient arrivés sans avoir tous les prérequis. »

* À des fins de transparence, Alexis Gagné-LeBrun précise qu’il milite au sein du Parti québécois, mais que ses citations sont ici faites à titre de représentant de son syndicat.

En chiffres

À l’automne 2020, 5822 élèves ont réclamé la mention « incomplet » pour l’ensemble de leurs cours, a calculé la Fédération des cégeps. Cela représente 3,9 % de la population collégiale totale et ça n’inclut pas tous ces cours qui n’ont pas été abandonnés en bloc par les élèves et dont les chiffres n’ont pas été transmis.

Au cégep de Trois-Rivières, par exemple, en 2020, 1883 « incomplets » ont été accordés, comparativement à 161 en 2019.