Cette fois, la prof n’a pas prononcé le mot. Enfin, pas immédiatement. Une étudiante l’a trouvé dans un des romans au programme dans ce cours de littérature québécoise à McGill. Un roman du XIXsiècle où un personnage disait « travailler comme un n… ».

L’étudiante s’en plaint devant la classe. La prof bafouille. Le mot lui « glisse des lèvres », comme écrivait Isabelle Hachey jeudi.

Scandale sur Zoom. Toute la classe ferme l’écran.

Je ne reprends pas toute la chronique de ma collègue. Je ne me scandalise pas non plus des objections soulevées dans une classe d’université. La liberté des profs vient avec la liberté d’être offensé, de le dire. On a un problème avec le contenu du cours ? OK, parlons-en. Je trouve parfaitement correct que les enseignants soient exposés aux sensibilités, aux préoccupations, à la réprobation des étudiants. C’est un lieu de discussion, aussi, l’université.

Ce qui m’intéresse dans cette affaire, c’est ce qui arrive après.

La prof, jeune chargée de cours, n’a pas été suspendue ni pourfendue. Mais la faculté a pris une décision : les étudiants qui sont choqués par certaines des œuvres à cause de certains mots qui n’ont plus cours aujourd’hui n’auront pas à les lire.

Tout le monde est gentil à mort dans l’histoire, tout est bien qui finit bien, bien, bien.

Je fais une pause ici. Je ne réclame pas le droit inaliénable d’offenser. Ni de prononcer les mots qui blessent. Je ne suis pas de ceux qui hurlent au prétendu « racisme des antiracistes », comme si c’était le vrai problème du temps présent.

J’observe simplement cette scène et je me dis : on n’en sortira jamais comme ça. En sautant les pages troublantes écrites il y a 150 ans. En écartant les œuvres qui contiennent des mots, un mot qu’on n’utilise plus, un mot chargé de haine, même, un mot sanglant. Toute la littérature française serait à jeter, à ce compte-là, y compris les premiers textes antiracistes, les dénonciations de l’esclavage par Diderot, Voltaire, mais aussi Chateaubriand, Rimbaud, Proust, Mme de Sévigné, Colette...

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

En disant aux étudiants d’écarter les œuvres contenant un mot offensant, ce que la faculté officialise, ou avalise, c’est qu’une œuvre peut se réduire à un mot, qu’on peut l’incendier symboliquement sans autre forme de procès, écrit notre chroniqueur.

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En disant aux étudiants d’écarter les œuvres contenant un mot offensant, ce que la faculté officialise, ou avalise, c’est qu’une œuvre peut se réduire à un mot, qu’on peut l’incendier symboliquement sans autre forme de procès. Le mot comme une colonie bactérienne a tout infecté, il n’y a plus rien à dire, affaire classée.

Un mot n’est pourtant rien sans un contexte. Comment étudier un texte ancien sans étudier son contexte historique ? Le « mauvais mot » est-il utilisé avec une intention coupable ? Est-il utilisé par dérision ? Avec ironie ? La littérature sans ironie, ça va être plate des grands bouts…

Le mot a-t-il été écrit par négligence ? Parce que le racisme a percolé jusqu’à la plume de l’auteur ? Est-ce l’auteur qui utilise le mot avec approbation ? Par provocation ? Ou le met-il dans la bouche d’un personnage ?

En passant, faut-il que tous les personnages dans la littérature parlent sans choquer ? Oublions les utilisations d’autrefois d’expressions aujourd’hui inacceptables. Faut-il que chaque personnage dise de « bonnes » choses avec de « bons » mots ?

C’est vraiment de ça qu’on parle. Je veux dire : l’essence même de l’enseignement et de la littérature.

D’une part, il faut mettre les mots dans leur contexte historique, expliquer pourquoi des gens utilisaient couramment ces mots autrefois.

Mais d’autre part, c’est gênant de le rappeler tellement c’est évident : la littérature sert aussi à explorer les coins sombres de l’âme humaine, de l’histoire, des sociétés. C’est un rendez-vous intime avec soi-même et avec les autres.

Qu’on me dise : l’enseignement n’est pas assez diversifié, il faut élargir le programme, faire entrer d’autres auteurs. OK. Mais que la faculté elle-même vienne dire aux étudiants : dans votre cours de littérature québécoise, ou française, ou américaine, vous pouvez cesser de lire les œuvres qui vous choquent, pardon, pas les œuvres qui vous choquent, les œuvres contenant un mot qui vous choque ?

De deux choses l’une. Ou bien les livres sont irrecevables, mal choisis, inacceptables et doivent être exclus du programme. Ou alors ils sont pertinents.

S’ils sont pertinents, bien choisis, j’avoue que je ne comprends pas trop à quoi peut servir un cours où chacun redessine le contenu au gré de ses sensibilités, avec l’autorisation de l’Université.

Y a-t-il eu une sorte de discussion sur le sujet, où l’on aurait pu s’expliquer un peu ?

Non. Pas besoin. C’est une petite censure personnelle, avec détecteurs de mauvais mots, un index portatif à géométrie sociale variable à l’infini qui est institué.

C’est permis, aussi, de dire : c’est ça, le cours. C’est permis, aussi, de changer de cours ou d’étudier autre chose.