Les enseignants dénoncent depuis plusieurs années une dégradation de leurs conditions de travail. Avec une pénurie qui persiste et des mesures sanitaires contraignantes à appliquer, cette année sera-t-elle celle du trop-plein pour certains ?

Mary Ann Antoine a enseigné au primaire pendant plus de 10 ans. Au fil des années, elle dit avoir vu les services aux élèves diminuer, la charge de travail s’alourdir, le soutien aux enseignants s’amoindrir.

Cet été, elle a remis sa démission au Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM). L’enseignante jugeait moins stressant de partir que de revenir auprès de ses élèves.

Qu’y avait-il de si inquiétant pour elle, qui connaît la chanson ? « Justement, je la connais, rétorque Mary Ann Antoine. Je pense que c’est la COVID, cette surcharge de plus dans un emploi où on est déjà à bout de souffle. »

La lourdeur de la tâche des enseignants est exacerbée en raison des règles sanitaires mises en place dans les écoles cette année, estime Catherine Turcotte, professeure au département d’éducation et formation spécialisées de l’UQAM.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Je pense qu’il y a déjà des personnes qui étaient déjà tannées d’enseigner à cause de la surcharge de travail et qui se disent que ce n’est plus vivable.

Catherine Turcotte, professeure à l’UQAM

« Pour certains, la goutte ne devait pas être très grosse pour faire déborder le vase et cette année, elle est immense », estime la professeure.

Au Centre de services scolaire de Montréal, on indique que moins d’enseignants ont démissionné cet été, comparativement à l’an dernier (89 enseignants en 2020, 95 en 2019). Ils sont toutefois plus nombreux à partir plus tôt en carrière. Cette année, 38 % des démissionnaires ont 5 ans et moins d’expérience, contre 19 % l’an dernier. Encore maintenant, le CSSDM dit composer avec des démissions sur une base quotidienne.

La professeure Catherine Turcotte dit qu’elle essaie de ne pas « être trop négative » et qu’elle n’a qu’un souhait : que les enseignants « allumés » qu’elle forme restent dans la profession. « On n’est pas des machines à former toujours plus de monde ! Ce n’est pas ça que je veux, je veux former des personnes qui vont rester », dit Mme Turcotte.

C’est aussi ce qu’aimerait la présidente de l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal, qui représente 10 000 enseignants de Montréal. « Ça fait plusieurs années qu’on en voit, des démissions. La pénurie de profs, c’est pas tant d’aller chercher des nouveaux profs qui veulent aller étudier à l’université, c’est de garder ceux qu’on a », dit Catherine Beauvais-St-Pierre, qui parle de « profs qui se sauvent ».

Des profs fatigués

Un mois après la rentrée, les profs sont fatigués, constate aussi l’Alliance. « On a des profs qui nous disent qu’ils se sentent comme en décembre, quand il est temps que les vacances de Noël arrivent », relate Mme Beauvais-St-Pierre.

« J’ai vu des gens tannés, mais fatigués comme cette année, jamais », abonde un enseignant d’une école primaire de Montréal qui préfère garder l’anonymat. Il côtoie des collègues qui « ont démissionné » sans arrêter de travailler. « Ils sont encore sur le plancher parce qu’ils n’ont pas les moyens de démissionner pour vrai. J’ai l’impression qu’on s’en va dans un mur », poursuit celui qui compte plus de 10 ans d’expérience.

En plus des mesures sanitaires qui se sont ajoutées, la pénurie amène dans les écoles son lot de personnel qui n’a pas de qualification légale pour enseigner.

« En ce moment, n’importe qui peut aller prendre une classe », rappelle la professeure au département d’éducation et formation spécialisées de l’UQAM, Catherine Turcotte.

Les enseignants voient le personnel non qualifié arriver, et c’est lourd. Un comptable qui n’a jamais enseigné en première année du primaire, il va s’appuyer sur ses collègues.

Catherine Turcotte, professeure à l’UQAM

La présidente de l’Association montréalaise des établissements d’enseignement scolaire, Hélène Bourdages, reconnaît que, sur le terrain, certains sont peut-être fatigués, ont un « trop-plein », mais ne voit néanmoins pas de vague de démissions se profiler à l’horizon. Elle estime que la première étape de la rentrée est passée et que « la pression commence à baisser ». « Ça ne veut pas dire qu’il faut en ajouter », dit Mme Bourdages.

Mary Ann Antoine ne regrette aucunement sa décision de démissionner et cite d’autres collègues qui ont pris la même voie qu’elle. « J’ai l’impression que c’est contagieux », dit-elle.

Plus de 150 classes touchées

Le nombre de cas confirmés de la COVID-19 dans les écoles est passé mardi à 377 (+ 94), selon la plus récente mise à jour des données du gouvernement. Un total de 223 (+ 51) écoles sont touchées, et 154 (+ 10) classes sont fermées par mesure préventive. Les informations précédentes faisaient état des données du 11 septembre. Désormais, le bilan sera revu sur une base journalière. En date du 14 septembre donc, on rapporte – depuis la rentrée scolaire – 377 cas confirmés à la COVID-19, soit 296 élèves (+ 79) et 81 membres du personnel (+ 15). À Québec, la Santé publique a recommandé le dépistage massif à l’école primaire Sans-frontière, qui accueille 300 élèves, alors que l’établissement compose avec cinq cas confirmés depuis vendredi. La nouvelle collecte de données a été réalisée auprès de 2685 établissements préscolaires, primaires et secondaires des réseaux public et privé, note Québec.

— Fanny Lévesque, La Presse

Des enseignants européens dans le « néant total »

Une des solutions de Québec pour contrer la pénurie d’enseignants a été mise à mal par la pandémie. Près d’une centaine de candidats courtisés en Europe pour venir en renfort dans les écoles québécoises sont coincés de l’autre côté de l’Atlantique.

Morgane Couturier et Mickaël Le Brun étaient prêts. Avec un billet d’avion en poche et un appartement qui les attend depuis juillet à Montréal, il ne leur restait qu’à amorcer leur nouvelle carrière d’enseignant au Québec, elle au primaire, lui au secondaire.

Ils ont été recrutés en France dans le cadre d’une mission menée par le Centre de services scolaire de Montréal, aux prises avec une pénurie de personnel. Le couple avait prévu arriver fin juin pour enseigner dès cette année, mais la pandémie est venue brouiller les cartes. Il ne lui manque qu’un papier qui tarde à arriver : le permis de travail d’Ottawa.

Forcé d’attendre, le couple n’ose pas prendre de contrat d’enseignement en France, de peur de devoir y renoncer, mais n’a pas la moindre idée de la date à laquelle il pourra venir au Québec. « C’est le néant total. On peut avoir la lettre dans une heure ou dans deux mois, et ça nous empêche de trouver un contrat en attendant », explique Morgane Couturier.

Des cas nombreux

Ils sont près d’une centaine dans cette situation, affirme MGabriel Faribault, avocat en immigration au cabinet Immetis. Ce cabinet montréalais a comme clients plusieurs centres de services scolaires qui recrutent en Europe.

Il explique que non seulement les délais pour la délivrance du permis de travail ont augmenté en raison de la pandémie, mais qu’en plus, le métier d’enseignant n’est pas considéré comme prioritaire par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.

Il faut y aller au cas par cas, présenter des demandes de traitement prioritaire. Parfois, c’est accepté, pour d’autres, on est toujours en attente d’une réponse.

MGabriel Faribault

Au Centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île (CSSPI), on précise que dix candidats français sont bel et bien arrivés à temps pour la rentrée, mais que 24 autres « n’ont pas réussi à obtenir leur permis de travail dans les délais ». Des demandes de traitement accéléré « semblent fonctionner », explique sa porte-parole Valérie Biron, puisque certains candidats ont reçu leur permis dans un délai plus court.

Du côté du Centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys, on indique que 28 candidats n’ont pas été en mesure de franchir la frontière. « Ils ont espoir d’être avec nous en cours d’année », écrit la porte-parole du CSSMB, Chrystine Loriaux.

Au Centre de services scolaire de Montréal, 15 enseignants français sur 80 sont arrivés au Québec et ont été affectés dans les classes.

En date du 10 septembre, le ministère de l’Éducation dénombrait 164 postes d’enseignant à temps plein à pourvoir dans le réseau scolaire.

« Restés sur le pas de la porte »

Attendant elle aussi son permis de travail, Julie Tordjman déplore qu’ils soient « nombreux à être restés sur le pas de la porte ». Elle a en main un contrat pour enseigner au Centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île, dans l’est de Montréal, mais a repris il y a quelques semaines à Paris son travail d’enseignante, qu’elle n’avait heureusement pas quitté.

Une des solutions pour ces enseignants, explique MGabriel Faribault, serait qu’Ottawa prévoie « un mécanisme, où certains types de postes, dont ceux d’enseignant, seraient traités plus rapidement ».

Le Québec a interpellé le gouvernement fédéral pour que les demandes de permis de travail pour les enseignants aux niveaux primaire, secondaire, collégial et universitaire fassent l’objet d’un traitement accéléré, indique-t-on au ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration.

En attendant, certains enseignants « ont tout simplement reporté leur projet à l’an prochain », dit MGabriel Faribault.

Julie Tordjman souhaitait s’installer au Québec avec son mari et leurs deux enfants au cours de l’été. Elle garde espoir que les délais d’attente raccourcissent. « J’ai la chance de ne pas avoir quitté mon travail, mais on vit dans les cartons d’ici un éventuel départ », dit-elle.