Les bulles, ces groupes d’élèves stables au cœur de la stratégie gouvernementale de la rentrée, survivent-elles au test de la réalité ? À l’heure du midi, dans les corridors ou quand les élèves sortent de l’école, les bulles éclatent, laissant les parents et le personnel scolaire inquiets. C’était prévu, dit cependant un expert de santé publique.

Avec ses 1200 élèves, l’école secondaire Des Rives de Terrebonne est une polyvalente comme il y en a plusieurs au Québec. Dans les classes et à la cafétéria, les bulles d’élèves restent intactes, mais « en dehors de ces moments-là, la bulle n’existe plus », raconte son directeur, Christian Béliveau.

Les soirs et les fins de semaine, dans les autobus d’écoliers, dans le cadre de leurs activités sportives hors de l’école, ils se côtoient sans distinction. « On trouve ça incohérent, mais on fait avec les règles qui sont imposées », dit M. Béliveau.

Le directeur se demande comment la Santé publique retracerait les contacts d’un élève si un cas de COVID-19 devait survenir. « On ne pourrait pas savoir qui a fréquenté qui dans l’école », estime Christian Béliveau.

Ces inquiétudes sont largement partagées par des parents et des enseignants. Dans une grosse polyvalente de Montréal, une enseignante relate que les élèves respectent scrupuleusement le port du masque et le lavage des mains, mais qu’ils se retrouvent à 500 dans les couloirs lors des pauses.

Si un grand nombre d’écoles garde les élèves en classe pour le dîner, le Centre de services scolaire de Laval, lui, assure respecter tout autant les consignes de la Santé publique même en regroupant à l’heure du dîner des élèves qui ne sont pas tous issus de la même classe. « Toutefois, les groupes formés pendant l’heure du dîner et au service de garde doivent être stables », affirme la directrice adjointe au service des communications du Centre de services scolaire de Laval, Annie Goyette. Celle-ci précise aussi que ces groupes distincts des bulles-classes doivent tout de même s’y apparenter le plus possible.

À Saint-Bruno-de-Montarville, l’école primaire Monseigneur-Gilles-Gervais (à aire ouverte) a rassemblé jusqu’à 70 élèves dans une même salle, ce qui inquiète une mère qui estime que le risque de contagion est ainsi « multiplié ».

Au Centre de services scolaire des Patriotes, duquel relève cette école primaire, on soutient aussi que le principe de la bulle-classe « est entièrement conservé » puisque chaque bulle-classe est séparée de l’autre par un mètre de distance. Les élèves ne se mélangent pas avec ceux des autres groupes, explique sa porte-parole Lyne Arcand.

Le but des bulles

L’idée derrière ces bulles n’est pas de prévenir tous les cas, c’est plutôt de pouvoir vite repérer les personnes potentiellement contaminées et d’endiguer les éclosions quand elles surviennent, explique Benoît Mâsse, chef de l’Unité de recherche clinique appliquée au CHU Sainte-Justine et professeur de santé publique de l’Université de Montréal.

Je n’ai jamais pensé que les bulles tiendraient à l’extérieur des classes. Les attroupements de 500 élèves dès la cloche sonnée, c’était prévisible.

Benoît Mâsse, chef de l’Unité de recherche clinique appliquée au CHU Sainte-Justine

Il précise toutefois que les contacts plus furtifs dans les couloirs risquent moins d’être à l’origine d’éclosions que des contacts prolongés, en classe, entre élèves.

Idéalement, dit-il, il aurait fallu chercher à regrouper les élèves selon leurs activités ou affinités. À l’école de son fils, illustre-t-il, les élèves du profil hockey ont été regroupés dans la même classe.

Inquiétudes devant le manque d’uniformité

Ce qui ressort des divers témoignages, « c’est qu’il n’y a pas d’uniformité d’une école à l’autre » et que cela « accentue le sentiment d’insécurité des enseignants », résume Mélanie Hubert, présidente du Syndicat des enseignants du centre de services Marguerite-Bourgeoys, à Montréal.

Depuis l’abolition des commissions scolaires, les directions d’école ont les coudées vraiment plus franches, poursuit Mme Hubert.

Elle dit comprendre que les spécificités des écoles commandent des scénarios différents. « À la polyvalente Cavelier-De LaSalle, qui a deux cafétérias et pas de transport scolaire, on a pu instaurer des horaires décalés », ce qui est impossible quand les jeunes arrivent en autobus jaune. N’empêche, « les directions des écoles ne sont pas des spécialistes de santé publique » et de voir des précautions si différentes d’un établissement a de quoi insécuriser le personnel, selon Mme Hubert.

Le Centre de services scolaire de Montréal confirme que là aussi, de la latitude est laissée aux directions d’école, notamment en ce qui concerne les récréations. À certains endroits, on a marqué le sol pour que les enfants restent regroupés. Ailleurs, on fait deux récréations pour qu’il y ait chaque fois moins d’élèves dans la cour. « Le tout en respectant autant que possible les consignes de santé publique », explique son porte-parole Alain Perron.

De nouvelles habitudes pour le personnel aussi

Il arrive aussi que la distanciation physique ne soit pas respectée chez les membres du personnel. « Ce n’est pas que les gens ne veulent pas porter le masque, mais parfois, une personne est dans un local avec un autre collègue, un troisième collègue se greffe… », illustre le président du Syndicat de Champlain, Éric Gingras, qui représente les enseignants de trois centres de services de la Rive-Sud.

Les cas de COVID-19 à la polyvalente de Deux-Montagnes ont toutefois servi d’avertissement pour plusieurs. « Les premiers jours, j’ai vu des profs manger ensemble, se regrouper pour manger. Depuis le cas de Deux-Montagnes, la direction a envoyé plusieurs courriels nous rappelant les précautions à prendre », explique une enseignante.

« Même si ma direction d’école travaille d’arrache-pied depuis des semaines, raconte une autre enseignante montréalaise, il reste que, comme le chantent les Cowboys fringants, “tout semble tenir avec de la broche”. Quand on voit de gros rassemblements d’élèves, on s’inquiète. »

– Avec Ariane Lacoursière, La Presse

Ce qui inquiète – ou non – les experts

« Mon fils prend l’autobus scolaire. Ça, ça me va. Mais chez moi, pas question que ses amis rentrent dans la maison ! »

Benoît Mâsse, chef de l’Unité de recherche clinique appliquée au CHU Sainte-Justine et professeur de santé publique de l’Université de Montréal, croit qu’à partir de maintenant et jusqu’à tard en saison, les jeunes, c’est dehors ! « Souhaitons-nous un automne chaud et ensoleillé ! »

S’il n’est pas très inquiet des bulles à géométrie variable, il l’est un peu plus « en entendant Christian Dubé, ministre de la Santé, admettre qu’on a encore de la difficulté à trouver la provenance des infections et qu’on ne sait pas d’où ça vient dans la moitié des cas », lors de récentes éclosions dans la population.

En attendant l’arrivée d’un vaccin, ce qui changera la donne, à son avis, ce seront les tests salivaires. Les tests actuels par le nez, qui sont plus invasifs, ont aussi le désavantage « de détecter le moindre restant de fragment de virus », ce qui rend inutilement suspect un trop grand nombre de personnes « alors qu’en santé publique, ce qui importe, c’est de savoir qui est réellement contagieux ».

Il faut laisser les enseignants absorber la rentrée, qui a été lourde. Mais quand les tests salivaires seront disponibles et qu’on pourra faire des tests non invasifs sur de nombreuses bulles-classes, ça va vraiment aider.

Benoît Mâsse, chef de l’Unité de recherche clinique appliquée au CHU Sainte-Justine

Scénarios de crise

La pédiatre Joanne Liu, ex-présidente de Médecins sans frontières, signale que depuis mars, à Sainte-Justine, elle n’a personnellement vu aucun enfant atteint de la COVID-19 et qu’exceptionnellement, les otites ont magiquement presque disparu !

Si elle avoue néanmoins « ne pas être totalement rassurée », c’est qu’elle ignore ce que le gouvernement a dans ses cartons. « Peut-être le gouvernement a-t-il, comme il se doit, plusieurs scénarios de crise – si ça va bien, si ça va mal, etc. Mais je ne les ai pas vus. » Devant cette inconnue, on reste avec l’impression, dit-elle, que c’est peut-être « au petit bonheur la chance » avec une population qui, au surplus, a encore du mal à se conscientiser.

Et la grande question demeure, souligne Benoît Mâsse. Si les enfants semblent relativement protégés, on ignore encore dans quelle mesure ils peuvent transmettre la maladie à leurs proches.