« Liberté d’expression et droit à la dignité ne se contredisent pas », affirme le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, dans un message présenté tôt lundi matin à la communauté universitaire et au Sénat de l’établissement, pour expliquer sa position dans la crise déclenchée par l’utilisation du « mot qui commence par n » par une enseignante.

Sans condamner Verushka Lieutenant-Duval, l’enseignante à temps partiel en histoire et théorie de l’art au cœur de ces évènements, M. Frémont ne lui donne pas son appui.

« Elle avait tout à fait le choix, dans ses propos, d’utiliser ou non le mot commençant par n, explique-t-il. Elle a choisi de le faire avec les conséquences que l’on sait. »

Une trentaine de professeurs ont dénoncé, dans une lettre, le traitement que la direction de la faculté des arts avait réservé à leur collègue.

Ils estiment qu’on mélange deux éléments « dans cette malheureuse affaire » : « le racisme sur le campus, les microagressions, la discrimination parfois inconsciente, mais quand même réelle, dont sont victimes les minorités, et qu’il faut dénoncer » et le « rôle de l’enseignement universitaire, des professeurs et des salles de classe qui est de nourrir la réflexion, développer l’esprit critique ».

Tempête sur Twitter

Mme Lieutenant-Duval a été suspendue à la fin de septembre après avoir utilisé le mot tabou dans un cours en ligne pour illustrer le concept de récupération. Une étudiante lui avait fait parvenir un courriel, après la classe, pour lui dire qu’une Blanche ne devait jamais employer ce mot.

Le soir même, Mme Lieutenant-Duval a envoyé un courriel à ses étudiants pour s’excuser. Elle a dit qu’elle ignorait le caractère inacceptable de l’utilisation de ce mot et a offert aux étudiants de discuter de la question la semaine suivante.

« Je vous invite à aborder la question la semaine prochaine afin de réfléchir à ce qui convient pour traiter ce mot. Vaut-il mieux ne pas le prononcer parce qu’il est sensible ? Le silence ne mène-t-il pas à l’oubli et au statu quo ? », a-t-elle écrit.

C’est ce courriel, partagé sur Twitter, qui a lancé le débat sur les réseaux sociaux et mené à la suspension temporaire de l’enseignante.

Notre collègue Isabelle Hachey a signé une chronique sur le sujet, le 15 octobre, intitulée « L’étudiant a toujours raison ».

Des incidents racistes

Le recteur de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, assure que Mme Lieutenant-Duval peut débattre de l’utilisation du mot tabou avec ses étudiants.

« Cela fait partie de sa liberté académique et il lui sera loisible de le faire », dit-il, soulignant qu’« elle est libre de continuer son cours, ce qu’elle a fait vendredi dernier, comme d’habitude, en bénéficiant de sa pleine liberté académique ».

« Mais qu’on ne soit pas surpris que plusieurs de ses étudiants n’aient tout simplement pas envie, surtout dans la lancée du mouvement Black Lives Matter (BLM), d’avoir encore une fois à se justifier pour que leur droit à la dignité soit respecté », poursuit-il.

Avant tout, dans son message, le recteur tient à expliquer le contexte dans lequel l’Université d’Ottawa a pris position. Spécialiste du droit constitutionnel, M. Frémont, juriste réputé, était, avant de devenir recteur de l’Université d’Ottawa en 2016, président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.

« Notre université a vécu depuis plus d’une année et demie des incidents racistes ou à caractère raciste », note-t-il.

« Nous avons tenu plusieurs assemblées publiques où des conversations difficiles ont eu lieu sur les différentes manifestations du racisme à l’Université. Nous sommes, comme bien d’autres universités, en train de prendre conscience des diverses manifestations de ce racisme systémique, bien ancrées dans nos façons de faire et nous avons pris l’engagement de travailler à remédier à la situation. »

M. Frémont ajoute : « Parmi les problèmes dénoncés, on trouve les agressions et microagressions dont sont régulièrement victimes des membres noirs ou racisés de notre communauté. Ce qui peut sembler banal pour un membre de la communauté majoritaire peut être perçu par plusieurs membres de la minorité comme étant profondément offensant. Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une microagression. »

Droit à la dignité

Pour lui, contrairement aux commentaires de plusieurs émis ces derniers jours, l’incident survenu à la faculté des arts ne se résume pas une simple question de liberté d’expression ou de liberté universitaire.

« La question est beaucoup plus vaste puisque plusieurs membres de notre communauté considèrent que leur droit à la dignité a été atteint. Deux principes sont donc en cause et doivent être réconciliés et c’est ce à quoi la direction de la faculté des arts s’est attachée en rencontrant les étudiants et en mettant sur pied une nouvelle section du cours pour celles et ceux ne souhaitant pas continuer leur cours avec l’enseignante en question.

« Il s’agit d’un accommodement nécessaire dans les circonstances, afin de respecter les droits des uns et des autres », conclut-il.

M. Frémont, qui n’avait pas réagi à cette crise avant lundi, a refusé notre demande d’entrevue. « La déclaration émise cette nuit représente la réponse officielle de l’Université concernant cet incident », a fait savoir le directeur des communications de l’Université d’Ottawa, Patrick Charette.

> Lisez la déclaration du recteur

« Censure morale » et « liberté académique »

Le milieu de l’enseignement dénonce la réaction de l’Université d’Ottawa et sa gestion du dossier. Le principal regroupement de syndicats de professeurs d’université crie à la « censure morale », tandis qu’une lettre signée par 579 professeurs de cégep et d’université déplore un « grave précédent qui attaque de front la liberté académique ». « On ne s’attaque pas au problème du racisme en punissant et en interdisant l’enseignement des mots, des œuvres et des auteurs qui, au contraire, le révèlent et le combattent explicitement », cite Le Devoir, à qui la lettre a été envoyée. La Fédération québécoise des professeurs et professeures d’université (FQPPU) estime par ailleurs que « les fondements de nos démocraties sont mis en cause » dans cette controverse. « La direction de l’Université d’Ottawa devrait prendre fait et cause pour son professeur et envoyer le message clair aux étudiants qu’il ne va pas y avoir une police morale à l’université, pour choisir ce qui est acceptable ou pas d’enseigner — à moins qu’il s’agisse délibérément d’une attitude dont on peut faire la preuve qu’elle est offensive à l’endroit des étudiants », a lancé le président de la FQPPU, Jean Portugais, qui presse Québec de légiférer pour garantir la liberté d’enseignement des professeurs d’université. – La Presse, avec La Presse Canadienne