La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) traverse actuellement une « crise », estime la présidente de l'Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec, Guylaine Ouimet, et devra rapidement moderniser son fonctionnement afin de préserver les acquis de la Loi sur la protection de la jeunesse.

« Le moment est venu de moderniser le fonctionnement de la DPJ, estime Mme Ouimet. La société a évolué, les familles ont changé, les problèmes se sont complexifiés. La Loi sur la protection de la jeunesse est essentielle pour protéger les enfants vulnérables. Mais il faut revoir les façons de faire. La crise qui se vit actuellement nous invite à faire cela. »

Les constats dont faisait état La Presse dans ses numéros de vendredi et de dimanche, soit la liste sans précédent de 3000 noms d'enfants en attente d'une évaluation ainsi que les normes administratives qui semblent s'être transformées en quotas pour les intervenants, la présidente de l'Ordre les a souvent entendus dans la bouche de ses membres.

Une première ligne faible

La pénurie de travailleurs sociaux est effectivement un problème dans les centres jeunesse, convient Mme Ouimet.

« La question qu'il faut se poser, c'est : pourquoi les travailleurs sociaux ne souhaitent pas aller travailler à la DPJ ? Une des réponses, c'est qu'ils ont très peu de soutien clinique pour prendre des décisions éthiques très difficiles. » - Guylaine Ouimet, présidente de l'Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec

Pour elle, il est hors de question d'assouplir la « loi 21 », qui impose que les intervenants à l'évaluation soient des travailleurs sociaux membres de l'Ordre. « Ces modifications ont fait consensus pour s'assurer que les gens les plus vulnérables aient un service par le bon professionnel. Si vous faites une crise cardiaque, vous voulez voir le cardiologue, pas un omnipraticien ! »

La présidente estime que le noeud du problème se situe au niveau de la première ligne. « Il y a eu une diminution significative de l'accès aux services sociaux de première ligne dans les services de proximité. Donc, les gens se retrouvent en protection de la jeunesse, alors que ça devrait être le dernier recours ! »

Robert Pauzé, professeur retraité de la faculté des sciences sociales de l'Université de Sherbrooke, est d'accord. La preuve, selon lui, réside dans le taux de resignalement des enfants. Une étude qu'il a réalisée en 2014 pour le compte du Centre jeunesse de Québec montrait que 56 % des jeunes ayant fait l'objet d'un resignalement avaient été suivis en application des mesures, soit l'étape où la famille doit en théorie être épaulée pour faire face à ses problèmes.

« Or, à l'application des mesures, il y a une pression pour que les durées de suivi ne soient pas illimitées. Notre étude montre que ces durées sont si courtes que la probabilité qu'il y ait un resignalement est forte. » Pourquoi ? Parce qu'à la fermeture de leur dossier, les familles ont été adressées en première ligne... où elles ont été placées sur une liste d'attente, faute de service accessible. « Ces enfants qui reviennent créent un engorgement dans le système. »

Pressés par le temps

Notre dossier a suscité de nombreuses réactions. Plusieurs intervenants nous ont contactés pour ajouter leur voix aux témoignages recueillis. « Ce que vous avez écrit correspond tout à fait à la réalité. J'ai des tonnes d'exemples où la politique de quotas influe sur la qualité du service », écrit une intervenante qui travaille dans un centre jeunesse de la région de Montréal. Selon elle, les intervenants sont tellement pressés par le temps qu'ils manquent parfois d'une empathie minimale. « Les familles se sentent parfois comme des numéros. »

« On tient à nos cadres professionnels de travail... qui ont tendance à prendre le bord à cause de la pression. Les critères pour évaluer les familles d'accueil, c'est devenu n'importe quoi. » - Une autre intervenante

L'intervenante qui tient ces propos est justement chargée d'évaluer et de soutenir les familles accueillant des enfants dans un centre jeunesse en région.

« Les intervenants se font rencontrer par leur gestionnaire non pas pour se faire offrir du soutien clinique, mais pour se faire dire qu'ils n'ont pas assez de familles dans leur charge de cas », témoigne une autre intervenante. « Les statistiques ont préséance sur la logique et sur notre opinion comme professionnels », indique une autre intervenante de grande expérience, qui a quitté son travail, désabusée.

« Je reconnais une réalité que moi et mes collègues avons vécue et vivons encore », souligne un autre intervenant. « La réalité est épouvantable, souligne une dernière travailleuse sociale, qui travaille à l'application des mesures. Je suis intervenante depuis 14 ans et je n'ai jamais vu cela. »

Des normes à revoir ?

Jean-François Foisy, actuel PDG du CISSS des Laurentides, réfute complètement l'accusation selon laquelle on imposerait des quotas aux intervenants. « Les quotas, on n'en donne pas », dit-il. Mais il convient que la lourdeur des charges de cas est un problème réel. « Même si on me donnait 10 millions, je ne serais pas capable d'embaucher. L'enjeu des 10 prochaines années, c'est la main-d'oeuvre. On ne peut pas les cloner, les travailleurs sociaux ! »

Denis Baraby, ancien directeur de la protection de la jeunesse dans les Laurentides, est celui qui a mis en place certaines pratiques décriées dans nos reportages, comme la gestion par résultat et les fameux caucus, ces rencontres hebdomadaires qui visent à faire le point sur les charges de cas. Ces politiques, dit-il, « ont peut-être été mal comprises. Oui, ça se peut qu'il y ait des dérapages ».

Plus globalement, les standards de pratique devraient peut-être être revus, estime-t-il. « La pratique a évolué. Les standards devraient peut-être être modifiés à la hausse. Mais le Ministère n'a jamais voulu parce qu'évidemment, ça implique des dollars. »

L'un des instigateurs de ces normes, l'ancien directeur de la protection de la jeunesse Laurier Boucher, qui présidait le comité ayant débouché sur le rapport Harvey, s'est dit consterné par ce qu'il a lu dans nos pages. « Quand nous avons accepté ces normes ou attentes, nous avons spécifié que c'étaient des attentes à appliquer avec rigueur et non avec rigidité. Je me souviens pertinemment que certains gestionnaires, plus insécures, y allaient un peu fort. Je trouve désolant qu'on semble encore donner des interprétations erronées d'outils qui se voulaient éclairants et aidants. »