Le nombre de jeunes intégrés dans les classes ordinaires a bondi de 60% en 10 ans, selon des données du ministère de l'Éducation obtenues par La Presse. Mais les coupes exigées par Québec pourraient renverser la vapeur, craignent des experts.

Ces chiffres concernent des jeunes dits «handicapés ou en difficulté d'adaptation ou d'apprentissage» et comprennent tant des enfants dysphasiques, dyslexiques ou autistes que des enfants présentant un handicap physique ou un problème d'attention ou de comportement.

En chiffres bruts, 81 466 de ces jeunes étaient intégrés dans une classe ordinaire en 2002-2003. En 2012-2013, c'était le cas de 130 596 élèves.

À l'inverse, pendant la même période, le nombre d'enfants fréquentant une école ou une classe spéciale a à peine bougé, passant de 54 713 à 56 858.

Ces chiffres montrent bien à quel point la philosophie de l'intégration s'est largement répandue sur le terrain.

Les syndicats ont longtemps été favorables à l'intégration, note Josée Scalabrini, présidente de la Fédération des syndicats de l'enseignement (FSE-CSQ). Mais le milieu déchante, dit-elle. «Quand cette philosophie a été mise de l'avant, on nous a promis qu'elle serait assortie de services spécialisés. On a bien vu quelques millions être distribués, mais sont-ils vraiment allés aux services aux élèves? On ne le sait pas.»

Expertise coûteuse

Ce qui est certain, c'est que les services spécialisés existants - ceux d'orthophonistes, d'orthopédagogues ou de techniciens spécialisés, notamment - sont dans la ligne de mire des commissions scolaires qui répondent aux impératifs de compressions.

Or, sans cette expertise individualisée (et coûteuse) auprès des enfants, à l'intérieur ou à l'extérieur de la classe, l'intégration apparaît de plus en plus ambitieuse. «De nombreux enseignants se découragent et demandent que les élèves présentant des difficultés soient envoyés dans des classes spéciales, indique Mme Scalabrini. Il va falloir se pencher sur la question: si on n'a plus les capacités [de donner des services spécialisés], il va falloir trouver d'autres solutions.»

«Les parents ont réclamé des programmes particuliers, et je les comprends parfaitement, ajoute Mme Scalabrini. On a mis en place des programmes de sports-études, d'anglais intensif, etc. Le problème, c'est que beaucoup des meilleurs élèves sont partis vers ces programmes et que la classe ordinaire est maintenant composée de jeunes dans la moyenne ou en difficulté.»

Des profs souvent dépassés

Suzanne Reid, qui a pris en juin 2014 sa retraite de l'enseignement après avoir oeuvré 35 ans à l'école primaire, a connu les deux époques, celle des classes spéciales et celle de l'intégration.

Elle confirme que les enseignants ont besoin de beaucoup d'aide pour intégrer dans leur classe des jeunes en difficulté.

«J'ai été formée en adaptation scolaire et j'ai travaillé dix ans dans ce domaine, note-t-elle. Je me suis toujours débrouillée, mais j'avais des collègues moins outillés ou moins tolérants que moi à l'égard des enfants différents qui en arrachaient.»

L'intégration est donc un défi, pour les enseignants comme pour les élèves, poursuit-elle. «Certains jeunes s'en tirent bien. D'autres, par contre, sont incapables de suivre et ils souffrent d'accumuler les échecs en voyant à côté d'eux des camarades récolter les bonnes notes.»

Égide Royer, professeur à l'Université Laval en adaptation scolaire, croit quant à lui que le meilleur modèle pour les enfants présentant des difficultés, «c'est celui qui leur permet d'avoir un pied dans une classe ordinaire et un pied dans une classe spéciale. Mais il faut toujours garder en tête que pour certains jeunes, notamment pour ceux qui ont de graves problèmes de comportement, ce n'est pas toujours possible. Quand un enseignant passe la moitié de son temps à gérer une crise, ça ne va plus: il faut aussi tenir compte des autres élèves».

Réforme pédagogique

Mais ce qui serait idéal, note Mme Scalabrini, la présidente de la Fédération des syndicats de l'enseignement (FSE-CSQ), ce serait qu'on fasse tout pour prévenir les problèmes d'apprentissage, dès les premières années de scolarisation.

Parfois, il suffirait pour y parvenir de presque rien, croit-elle, citant en guise d'exemple la nécessaire réforme du programme pédagogique des premières années du primaire, du moins en apprentissage de la lecture.

Selon elle, et selon divers experts en éducation, la réforme pédagogique a beaucoup trop mis de l'avant l'apprentissage de la lecture par «mots étiquettes» au détriment de l'enseignement de la correspondance entre les lettres et le son (de type b-a fait «ba»).

Il y a quelques années, sous le règne de l'ex-ministre de l'Éducation Line Beauchamp, son syndicat, de concert avec des chercheurs universitaires, est allé plaider au ministère de l'Éducation pour une mise à jour des stratégies d'enseignement de la lecture afin de les adapter à l'avancement des connaissances dans le domaine.

L'idée est restée lettre morte, alors que, selon Mme Scalabrini, une réforme partielle du programme pourrait permettre à bon nombre d'élèves d'éviter des problèmes d'apprentissage graves.

En chiffres

Nombre d'élèves handicapés ou en difficulté d'adaptation ou d'apprentissage

Intégration en classe ordinaire

• 2002-2003: 81 466 élèves

• 2012-2013: 130 596 élèves

École ou classe spéciale

• 2002-2003: 54 713 élèves

• 2012-2013: 56 858 élèves

L'intégration ou la classe spéciale?

Samuel Surace-Dumont, élève de 16 ans présentant des problèmes d'apprentissage

«Dès la première année, l'école a noté que j'avais des difficultés. Ma mère m'a fait suivre par plusieurs spécialistes, mais ça n'a pas suffi: en quatrième année, l'école m'a expulsé puis dirigé vers une école qui comptait deux classes spéciales. La première année, ça a été très dur. Je me suis retrouvé parmi quantité d'élèves présentant de gros problèmes de comportement. J'ai été victime d'intimidation et la direction n'a pas fait grand-chose. Elle s'en foutait un peu.

«Au secondaire, j'ai fréquenté une classe spéciale d'une école publique, mais nous étions une vingtaine dans la classe et je n'étais pas suffisamment encadré.

«J'ai ensuite été admis à l'école Vanguard [école privée spécialisée qui n'accueille que les enfants présentant des difficultés], et comme on n'est que 10 dans la classe, je reçois un enseignement beaucoup plus personnalisé.

«Comme on suit le programme régulier et que je décrocherai le même diplôme d'études secondaires que les autres jeunes, je ne me sens ni rabaissé ni plus "cave" que qui que ce soit.»

Guylène Dhormes, mère de deux enfants, dont un qui est autiste

«Comme c'était la norme, mon fils a fait son entrée à la maternelle en classe ordinaire. Mon enfant étant très anxieux, j'étais convaincue que ça ne marcherait pas, et de fait, malgré toute sa bonne volonté, l'enseignante a vite été dépassée. Mon fils n'était pas heureux, il n'apprenait plus rien - alors qu'il présente une douance - et il dérangeait les autres. En février de cette année-là, il a été transféré dans une école qui comptait des classes spécialisées. Dès lors, son anxiété a été réduite de façon phénoménale.

«Puis, progressivement, à partir de la première année, à raison de quelques périodes par semaine, on l'a réintégré dans une classe ordinaire. Aujourd'hui en quatrième année, il étudie à temps plein dans une classe ordinaire. Comme son école compte beaucoup d'élèves autistes, les enfants et les enseignants sont très sensibles à cette réalité.

«À mon avis, il faut y aller au cas par cas. Si l'enseignante est bien soutenue et que la direction de l'école est ouverte à l'intégration, ça se passe très bien. À l'inverse, si l'enseignante se fait parachuter un enfant dont elle ne veut pas, ça ne peut pas marcher.»

«On va retourner 20 ans en arrière», prévient un expert

Robert Turbide le dit tout de go: il est catastrophé. Catastrophé de voir l'oeuvre de sa vie être mise à mal par les compressions budgétaires. Psychoéducateur et professeur à l'Université de Montréal, il a consacré une bonne partie de sa carrière à bâtir des programmes d'aide aux enfants qui présentent des problèmes de comportement.

Le modèle qu'il a mis en place - et qui consiste notamment à sortir pendant quelques semaines des élèves en crise de leur école pour mieux les réintégrer ensuite - a été adopté par une vingtaine de commissions scolaires, avec succès. «Avec cette stratégie, on réussit à récupérer entre 70 et 80% des jeunes.»

Or, voilà qu'à la Commission scolaire de Montréal, comme ailleurs sans doute, ces programmes sont sérieusement en danger. «J'ai mis des années de travail et de recherche là-dedans et nous avons obtenu d'excellents résultats. Ça me crève le coeur de voir que tout cela pourrait disparaître. Déjà, sur le terrain, on me disait l'an dernier que ces programmes étaient sur le respirateur artificiel. J'ai bien peur qu'ils ne survivent pas aux prochaines compressions.

«En bout de piste, j'ai fortement l'impression qu'on va retourner 20 ans en arrière et revenir aux classes spéciales.»

Il y a quelques jours, la Commission scolaire de Montréal a prévenu les parents que les coupes exigées du gouvernement Couillard porteraient atteinte à plusieurs services aux élèves. Le ministre de l'Éducation, François Blais, a aussitôt réagi, niant qu'il faille en arriver là. 

Le rapport de vérification de la firme Raymond Chabot Grant Thornton suggérait néanmoins à plusieurs endroits d'explorer cette avenue, y compris dans des écoles de milieux défavorisés.