Des situations familiales similaires à celle des filles Shafia - qui se disaient menacées et brimées au nom de l'honneur -, les travailleuses sociales du CSSS Bordeaux-Cartierville en voient «au moins une ou deux fois par année». Et leurs signalements à la DPJ ont toujours été retenus, indique Anne-Marie Gagné, chef de service aux jeunes au CSSS, dont le territoire abrite 57 groupes ethnoculturels.

«On a déjà eu des inquiétudes aussi importantes que celles que les intervenantes ont dû porter par rapport à ces filles-là, mais on a été chanceux, ça ne s'est jamais terminé tragiquement», dit-elle.

Dans un autre quartier, l'extrême pression a par contre poussé au moins une adolescente à s'enlever la vie, dit-elle.

La travailleuse sociale voit par ailleurs «tout un dégradé de situations moins dramatiques dans la même lignée». Certaines adolescentes se plaignent par exemple d'être confinées à la maison ou de devoir porter le voile.

Ailleurs à Montréal, le problème existe aussi. Il y a un an et demi, une mère d'origine afghane résidant à Dorval a été accusée d'avoir voulu tuer sa fille de 19 ans avec un couteau, parce qu'elle n'était pas rentrée coucher la veille. Le service de police avait alors évoqué la possibilité d'un crime d'honneur. La DPJ s'est occupée un certain temps des trois plus jeunes enfants de la famille. Après quelques mois, elle a toutefois fermé le dossier, sans que ses motifs soient rendus publics.

Lorsqu'elle se rendait dans les écoles du quartier Saint-Laurent, l'experte en accommodements raisonnables Tanya Saint-Jacques a entendu plusieurs histoires du genre. Des adolescentes gardées à la maison pour faire le ménage et s'occuper de leurs jeunes frères et soeurs. Une élève de 15 ans que sa famille voulait marier à un cousin. «Ses parents menaçaient de la retourner dans son pays et de s'arranger pour qu'elle ne revienne pas. Elle avait été signalée à la DPJ, mais les choses se sont peut-être tassées, car elle est retournée chez elle peu après», rapporte-t-elle.

Marier son enfant de force est un mauvais traitement au sens de la loi, indique l'avocate Josée Mayo, qui dirige le contentieux au centre jeunesse de Laval. Elle a donc déjà convoqué au tribunal des parents qui faisaient planer cette menace.

Dans les années 90, des adolescentes évoquaient déjà la crainte du mariage et du renvoi, confirme la psychologue Rachida Azdouz, qui faisait alors des expertises psycholégales pour la DPJ. «Le meurtre fait désormais partie des hypothèses, de ce qui peut arriver de pire, et qui doit être gardé à l'esprit, dit-elle. Mais il faut prendre garde de trop réagir et s'assurer que les jeunes n'agitent pas ce spectre comme chantage.»

Dans le quartier Montréal-Nord, les enseignants sont sans doute vigilants avec leurs élèves voilées, croit la psychoéducatrice Lyne Laniel. «Mais ces jeunes femmes se plaignent très rarement. On ne sait pas si c'est parce que ça leur convient ou parce qu'elles ont peur. C'est difficile de percer leur mystère», dit-elle.

Spécialiste de l'approche ethnoculturelle au CSSS de la Montagne, la pédopsychiatre Cécile Rousseau craint par-dessus tout la chasse aux sorcières. «Ce qui se passe actuellement est très souffrant pour ces communautés, dit-elle. Elles sont stigmatisées. On va dire que les femmes des communautés musulmanes sont plus à risque, ce qui n'est pas vrai.»

Pour elle, aller jusqu'à tuer ses enfants à la suite d'une rupture - comme l'a fait le docteur Guy Turcotte - ou au nom de l'honneur - comme on accuse les parents et le fils Shafia de l'avoir fait - n'est pas si différent. Dans ce type de situation, la fierté est atteinte et on a affaire à des drames familiaux terribles, mais peu représentatifs.