Lier le salaire des enseignants à leur performance, notamment aux notes de leurs élèves, est une idée de plus en plus populaire aux États-Unis. L'épicentre de ce mouvement se trouve à Washington, où l'embourgeoisement a mené à une véritable révolte contre la piètre qualité des écoles publiques. La Presse s'est rendue dans la capitale américaine pour comprendre la révolution qui, depuis 2007, bouleverse le milieu de l'éducation.

Quand le premier des trois fils de Mary Levy est entré à la Woodrow Wilson High School, il faisait partie d'une petite minorité de Blancs dans une mer de Noirs pauvres. Dix ans plus tard, quand son petit frère a terminé l'école secondaire, les Blancs de la classe moyenne étaient majoritaires.

Ces changements démographiques - l'embourgeoisement des quartiers centraux de Washington - expliquent pourquoi la capitale américaine est devenue l'épicentre du mouvement de la productivité scolaire, où on traque les mauvais enseignants et où les meilleurs sont récompensés par des primes.

«Tout l'ouest de la ville s'est embourgeoisé. Les parents qui ont payé une fortune pour leur appartement s'attendent à ce que leurs enfants reçoivent une éducation de qualité. Ils ont fait pression pour que la commission scolaire soit plus sévère envers les mauvais enseignants.»

Les conséquences de ces demandes ont pris la forme d'une tornade: Michelle Rhee. Un an après avoir été nommée, en 2007, Mme Rhee a congédié quelque 500 enseignants - plus de 10% de l'effectif. Ses instructions aux directeurs d'école: se débarrasser des enseignants qu'ils n'aimaient pas. Pour faire bonne mesure, elle a aussi mis à la porte une trentaine de directeurs.

Durant les trois ans et demi où Mme Rhee a dirigé les écoles de Washington, la «chancelière à 100 milles à l'heure» a dépassé le millier de licenciements, fermé plusieurs écoles et surtout imposé au syndicat des enseignants une évaluation par des «super-professeurs» qui a fait monter à 5% le taux annuel de roulement du corps professoral. En contrepartie, le salaire des enseignants a grimpé de 20% à un maximum de 100 000 $ US, avec des primes annuelles pouvant aller jusqu'à 30 000 $ pour les enseignants qui donnent la meilleure «valeur ajoutée» à leurs élèves.

L'évaluation consiste en une demi-douzaine de séances d'observation par les super-professeurs, auxquelles s'ajoute la moyenne, sur trois ans, des résultats des élèves aux examens nationaux. Les résultats sont pondérés en fonction de la situation socioéconomique des élèves, afin d'éviter que les profs des écoles riches soient favorisés. L'évaluation tient aussi compte du niveau de l'élève en début d'année, pour refléter la «valeur ajoutée» apportée par chaque enseignant.

«Mme Rhee a pris une bonne idée et l'a appliquée de manière trop autoritaire», estime Mark Simons, ancien enseignant de la banlieue de Washington qui s'intéresse depuis une quinzaine d'années au débat sur la performance des profs. «Quand j'étais président de mon syndicat, dans les années 90, nous avons accepté que le processus de congédiement tienne compte d'une évaluation formelle. C'est inévitable, les syndicats devront s'y faire. Mais Rhee a donné l'impression de prendre ses décisions sur un coup de tête. Certaines de ses décisions ont laissé croire qu'elle voulait expulser les élèves noirs des écoles des quartiers blancs. Et il semble que les profs des quartiers aisés sont surreprésentés dans la liste des primes à la performance.»

«À l'avant-plan»

Joints par La Presse, la commission scolaire et Students First, employeur actuel de Mme Rhee, nous ont dirigé vers les quatre fondations privées qui financent les primes à la performance.

«Washington est à l'avant-plan de la réforme du salaire des enseignants pour qu'il tienne compte de la performance», explique Erica Lepping, directrice des communications de la fondation californienne Broad, qui subventionne les primes à la performance introduites à Washington par Mme Rhee. «Les bons enseignants peuvent maintenant atteindre en quelques années un salaire qu'ils n'obtenaient qu'après des décennies quand on le liait à l'ancienneté. Ça rend la profession beaucoup plus attrayante pour les meilleurs étudiants universitaires. Et la possibilité de perdre son travail si on n'est pas performant est un aiguillon nécessaire. Ce n'est pas normal que le taux d'attrition des enseignants ne soit que de 0,5%. Dans la plupart des autres domaines comparables, comme le droit ou la comptabilité, les entreprises renouvellent de 5% à 8% de leur personnel chaque année.»

Est-il vrai que les primes ont été surtout attribuées à des profs d'écoles riches? «Aucun système d'évaluation n'est parfait, dit Mme Lepping. Plus on aura de données, plus on sera à même de modifier le nôtre pour qu'il reflète nos objectifs.»

Le président du syndicat des enseignants, Nathan Saunders, a quant à lui conseillé à ses membres d'accepter les primes à la performance tout en indiquant qu'ils ne renonçaient pas à leurs protections syndicales. «Selon notre analyse juridique, le nouveau système d'évaluation ne met pas en danger la sécurité d'emploi, quoi qu'en dise l'administration, dit M. Saunders en entrevue dans ses bureaux de K Street. S'ils veulent payer davantage certains enseignants, grand bien leur fasse. Mais nous nous opposerons en cour à toute opposition du système d'évaluation pour un congédiement.»

Le syndicat, qui a réussi à faire annuler certains congédiements décidés par Mme Rhee sur la base de points de procédure, ne s'est pas opposé à ce que le bras droit de Mme Rhee, Kaya Henderson, lui succède comme chancelière, même si elle a annoncé qu'elle poursuivrait dans la même voie.

La controverse a déchiré le milieu de l'éducation. «On entend même parler de batailles entre enseignants pour la formation des classes, dit Mark Simon. Chacun veut avoir les meilleurs élèves pour augmenter ses chances d'avoir une prime.»

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Une tendance nationale aux États-Unis

Il n'y a pas qu'à Washington que l'on souhaite lier le salaire des enseignants à leur performance. De nombreux gouverneurs républicains, notamment en Floride et au New Jersey, en ont fait leur cheval de bataille au cours de la dernière année, dans le cadre d'une campagne populiste contre les privilèges des fonctionnaires. Mais il s'agit en fait d'un plan bipartite, l'administration Obama ayant lancé au début de l'année 2010 un programme de 4,35 milliards de dollars, Race the Top, qui financera les primes à la performance dans une quinzaine d'États, notamment en Louisiane, en Géorgie, en Oklahoma, au Colorado et au Minnesota. L'ex-chef de cabinet de Barack Obama, Rahm Emmanuel, qui vient d'être élu maire de Chicago, a adopté un programme similaire peu après son élection.