Depuis trois ans, les centres jeunesse ne gardent plus leurs protégés derrière des portes verrouillées. Fini les serrures? Pas tout à fait. Les bombes à retardement peuvent encore être enfermées brièvement dans des unités «d'encadrement intensif», où comme aux soins intensifs de l'hôpital, on traite les cas critiques. Pendant deux semaines, notre reporter y a suivi les filles les plus à risque de tout le système de protection de la jeunesse: une écorchée vive aux bras striés de plaies. Une douce timide qui sanglotait parce que sa mère ne lui rendait jamais visite. Une prostituée en herbe qui refusait de dormir. Une petite furie capable de mettre le feu et de fracasser les portes en vomissant les pires injures. Une première de classe happée par un gang de rue. On y a entendu des hurlements, chaque jour ou presque. Mais aussi bon nombre de rires et de confidences. On y a écouté 12 éducateurs se poser toutes les questions imaginables. Employer un ton tantôt ferme, tantôt doux, parfois hypnotisant pour dénouer les crises. Avec un seul but: amener leurs protégées à les quitter le plus vite possible.

Comme dans une école primaire, des flocons de neige en papier flottent aux fenêtres. Mais il ne faut pas s'y tromper: ici, on désamorce des bombes.

Nous sommes au centre jeunesse de Laval, à La Passerelle. Dans une unité de vie dite «d'encadrement intensif», qui accueille les adolescentes les plus à risque de tout le système de protection de la jeunesse. Explosives, ces filles ont un point commun: elles sont dangereuses. Pour les autres, parfois, mais bien plus souvent pour elles-mêmes.

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Ici, tout est verrouillé: l'unité et ses 12 chambres, l'escalier voisin, les armoires. À l'occasion, même les sapins de Noël atterrissent brutalement au fond du placard. Trop dangereux, les crochets.

Depuis quelques jours, Daphné s'en empare en douce pour se blesser. De leur bureau aquarium, les éducateurs la guettent. Très vite, ils étalent une triste récolte. Des vis extirpées d'une table. Un rail de tiroir aux clous tordus. Une débarbouillette déchirée afin d'en faire un garrot. Des éclats de lumières de Noël. L'armature métallique d'un étui à lunettes.

Malgré leur vigilance, de longues plaies écarlates strient bientôt les bras et les pieds de Daphné. Dans sa chambre, elle frappe sa tête contre les murs en gémissant. Lorsqu'on l'approche, ses hurlements remuent les tripes. Elle crie qu'elle ne vaut pas la peine, que personne ne peut la comprendre.

Dans la petite cellule d'isolement où les agents d'intervention finissent par l'amener, ils sont, par moments, trois à la tenir pour l'empêcher de se blesser. Parfois, le temps et la douceur finissent par l'apaiser. Certains jours, il n'y a rien à faire. Les policiers et les ambulanciers la sanglent sur une civière. Direction: urgences psychiatriques. «Non! Je ne veux pas! sanglote Daphné. Je ne veux pas manquer la visite de ma mère.»

Il y a quelques semaines, la maison familiale a brûlé. Son père a failli périr. «Sa souffrance intérieure est trop grande. En se mutilant, elle change le mal de place pour se soulager», explique Johanne, l'un de ses éducatrices.

Malgré son inquiétude, celle-ci garde espoir: «La dernière fois qu'on l'a gardée ici, il fallait rester assis directement devant sa chambre parce qu'elle voulait se tuer. Puis elle a fait d'immenses progrès.»

Des rondes de nuit aux 10 minutes

À La Passerelle, tout, absolument tout est numéroté, compté, re-compté et enfermé: les ustensiles de cuisine, les miroirs, les bouteilles de parfum, le fer plat, les ciseaux... Sans oublier les filles elles-mêmes, qui dorment dans de minuscules chambres sans fenêtre.

Dans certains cas, la surveillante de nuit ne passe jamais plus de 10 minutes sans braquer sa lampe de poche au-dessus d'un lit. Le jour, le moindre déplacement au lavabo ou aux toilettes doit être autorisé. «Si une fille semble disparue, le coeur me débat. J'ai peur de la trouver maganée», confie une éducatrice.

Découvrir une fille dans la baignoire, les veines ouvertes. Décrocher une fille déjà bleue. Cela s'est déjà vu. Ce qui n'est pas surprenant sachant que, démolies par leur enfance, la moitié des adolescentes sous la tutelle de la DPJ ont déjà tenté de se tuer au moins une fois dans leur vie (1).

Plusieurs autres se mutilent beaucoup plus grièvement que Daphné (qui s'est plutôt retrouvée à La Passerelle après avoir été poursuivie au Tribunal de la jeunesse, parce qu'elle avait brandi un bâton de baseball clouté dans une cour d'école).

«Une fille s'est déjà remplie la bouche de vitre. Une autre se donnait des coups de poing sur le nez. Certaines ont besoin de points de suture», énumère Annick, une collègue de Johanne.

«À un moment donné, il n'y avait pas un jour où je ne ramassais pas de sang sur les murs», renchérit leur patronne José Gauthier.

Comment réagir devant pareille souffrance? «Si une fille me montre ses bras ensanglantés, je ne peux pas m'apitoyer, répond une éducatrice. Je lui mets du désinfectant. S'il le faut, je lance une serviette en lui disant d'essuyer le plancher. Ça peut avoir l'air sans coeur, mais il ne faut pas les encourager à recommencer.»

Ici, on ne récompense surtout pas les comportements négatifs, confirme sa patronne, José Gauthier. «Mais comme dans une famille, certains éducateurs sont plus maternants et c'est correct, dit-elle. L'important, c'est de garder la bonne distance. Ni trop près, parce qu'on n'arriverait plus à mettre de limites. Ni trop loin, pour ne pas tomber dans l'indifférence.»

Sexe, drogue et fugues

Malgré ces remous, le calme absolu règne souvent à La Passerelle. Dans l'unité aux lumières ultra tamisées, la radio joue en sourdine. Le soir, les adolescentes s'installent devant le téléviseur, et comme dans une salle de cinéma, les rires fusent.

Contrairement à Daphné, plusieurs semblent très calmes. Pour elles, le danger est dehors. Et c'est vers ce péril qu'elles courent en s'enfuyant encore et encore. Contre toute logique.

Juste avant Noël, malgré les serrures de l'autre unité d'encadrement intensif, une adolescente s'est engouffrée dans une porte tenue ouverte une seconde de trop. Elle n'avait presque rien sur le dos. Dehors, il faisait -13 degrés Celsius.

Sarah connaît la chanson. À 17 ans, elle revient de loin. Elle a déjà gobé des pilules d'ecstasy toutes les 30 minutes. Fréquenté des crackhouses.

On ne le croirait pas à voir son sourire timide, mais depuis quatre ans, elle a fugué vingt fois du centre jeunesse. «Je sais que c'est mieux pour moi d'être placée, reconnaît-elle pourtant. Quand la police m'a trouvée, je n'ai même pas pleuré. Je ne veux pas finir comme ma soeur junkie.»

Ce n'est pas la drogue qui l'attire dehors, dit-elle, mais un besoin d'amour sans fond. Il y a un an, son père toxicomane s'est pendu. Sa mère dépérit et ne vient presque jamais la voir. Sarah brûle de retrouver un garçon dont elle est amoureuse.

«Sinon, j'ai peur qu'une autre fille prenne ma place, dit-elle. J'ai peur de perdre ma chance d'avoir une belle vie avec lui.»

Lui, il étudie et refuse de participer aux «gang bangs» de ses amis, précise Sarah. Surtout, il l'héberge parfois, sans la forcer à se vendre. «Quand tu fugues, personne ne te laisse dormir chez lui gratis, il faut que tu rapportes», explique la jeune fille en baissant les yeux.

Comme Sarah, la vaste majorité des filles admises en intensif l'ont été pour régler un sérieux problème de drogue ou leurs «conduites sexuelles problématiques». Autrement dit, parce qu'elles ont dansé nues, se sont prostituées ou ont recruté pour des gangs.

Toutes ne sont pas aussi discrètes que Sarah. Les hanches sans cesse dénudées par ses pantalons tombants, cheveux peroxydés, maquillage scintillant, Myriam fredonne «I Get Money» le regard défiant.

«À son arrivée, il fallait toujours lui dire de se rhabiller et de mettre un soutien-gorge. Sur le terrain de sport, dans la cuisine, raconte Line, une des éducatrices. Ça fait partie de sa problématique.»

Si elle exhibe son corps, Myriam cache bien ses secrets. Dans l'unité, elle glisse comme une ombre. Elle rêvasse à la fenêtre. Marmonne. Rit sous cape. La nuit, assise dans son lit, elle fixe parfois le vide pendant des heures.

Pour l'aider, les éducateurs doivent percer sa façade, comme celle de toutes les autres. Ils espèrent avoir le temps. Myriam n'a que 16 ans. Mais Sarah en aura bientôt 18. Et la sentence de Daphné, qui en a déjà 19, se termine ce mois-ci.

Après, il n'y aura plus de verrous. Et surtout, plus personne pour les arrêter.

(1) Étude Sexe, drogue et autres questions de santé, réalisée par l'Institut national de santé publique (INSP) et la Direction de la santé publique de Montréal (DSP).

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Docteur éducateur

«Je vais bientôt me promener avec un stéthoscope!»

Line blague après avoir enduit d'onguent les plaies de Daphné. Mais derrière la boutade de l'éducatrice, se cache une réalité. En encadrement intensif, 30% des filles ont un problème diagnostiqué de santé mentale. Et elles sont tout aussi nombreuses à prendre chaque jour des médicaments.

«On voit des jeunes de plus en plus poqués, résume Annick, une autre éducatrice. Plusieurs cas de personnalité limite, de troubles de l'opposition, d'anxiété... Tout ça s'ajoute aux problèmes de négligence, d'abus et de toxicomanie.»

Qu'on le veuille ou non, c'est inévitable, estime la chef de La Passerelle, José Gauthier. «On fait affaire avec des filles qui ont été conçues par des parents qui prenaient de la drogue ou beaucoup d'alcool», explique-t-elle.

Seules celles qui sont dangereuses passent par l'intensif. Plusieurs autres se retrouvent dans une unité réservée aux cas de santé mentale.

Depuis un an et demi, tout le centre jeunesse peut aussi compter sur l'appui d'une équipe de spécialistes du domaine. Les éducateurs ont par exemple appris à apaiser certaines filles qui se mutilent en leur offrant des élastiques ou de la glace, pour qu'elles s'infligent la douleur recherchée sans faire de plaie. «On les laisse aussi se barbouiller au crayon rouge pour que ça ressemble à du sang», rapporte Annick.

Selon une récente étude (1), malgré leur lourd passé, moins de la moitié des jeunes de la DPJ ont consulté pour leurs problèmes. Ils sont encore moins nombreux à avoir suivi une thérapie. Dans bien des cas, ils ne veulent tout simplement pas en suivre.

Les adolescentes en intensif reçoivent-elles plus d'aide psychologique? «S'il y a urgence suicidaire, c'est rapide, répond une éducatrice. Sinon, comme partout, il faut faire une demande d'évaluation et ça peut être long.»

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Et la violence?

Oui, les adolescentes gardées en encadrement intensif peuvent être violentes. À Laval, comme le montrent les statistiques ci-dessous, cela fait partie des problèmes d'une fille sur deux, si l'on tient compte de celles qui s'y retrouvent à la suite d'un délit.

Quelques-unes ont déjà sauté à la gorge d'une éducatrice. Daphné l'a déjà fait dans un autre centre. Elle a plus tard écrit un texte décrivant le meurtre et la torture imaginaires d'une de ses nouvelles éducatrices de La Passerelle.

Malgré tout, ces dernières ne semblent pas avoir peur d'elle, mais peur pour elle. C'est la même chose avec les autres filles. Ici, personne n'a jamais subi de fractures, comme cela s'est déjà vu du côté des garçons. «Les filles sont moins fortes, alors elles sont surtout agressives en paroles, explique Annick. Et la plupart ont beaucoup plus tendance à retourner la violence contre elles-mêmes.»

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140 filles en 3 ans

1998 En 1998, la Commission des droits de la personne et de la jeunesse dénonçait les centres jeunesse et disait qu'ils gardaient inutilement leurs protégés en détention, dans des unités de vie verrouillées.

2007 Fin 2007, forcés par la loi, les centres ont enlevé les trois quarts des serrures, «libérant» ainsi quelque 500 jeunes. Malgré les risques de fugue, plusieurs jeunes progressent mieux dans de telles conditions, estiment les partisans du changement.

D'autres jeunes restent toutefois trop dangereux pour qu'on puisse les aider sans contrôler leurs déplacements. Même aujourd'hui, un adolescent qui se met ou met les autres en danger de façon grave et récurrente peut donc être enfermé dans des unités d'encadrement intensif. Sa situation doit par contre être révisée au minimum chaque mois, car il doit en sortir le plus vite possible.

14% Jusqu'à 14% des 2600 jeunes Québécois placés peuvent aujourd'hui se retrouver en intensif, contre 33% sous l'ancienne loi. La majorité des filles qui le requièrent atterrissent au centre jeunesse de Laval. On y teste depuis déjà quelques mois une approche à plus court terme, que d'autres centres jeunesse devraient utiliser d'ici la fin de l'année.

Depuis trois ans, soit depuis que la loi a changé, 140 adolescentes de Montréal, de Laval et de la Montérégie ont séjourné dans les deux unités d'encadrement intensif de Laval.

116 filles y ont été gardées - en moyenne 26 jours - en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse.

24 autres y ont été gardées - souvent plusieurs mois - en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, pour avoir commis un ou des délits sérieux sans faire preuve de remords.

15,8 ans Âge moyen

65% des filles ont effectué un seul séjour en intensif, 18% ont fait deux séjours et 16% en ont fait 3 ou plus. On y dénombre donc 194 admissions.

> Huit fois sur dix, au moins deux comportements étaient en cause.

> Fugues en série ou très risquées: 93% des cas

> Conduites sexuelles problématiques: 61%

> Consommation de drogue problématique: 57%

> Violence: 36%

> Comportements ou idées suicidaires: 14%

> Automutilation: 13%

Dans 78% des cas, les filles venaient de Montréal, contre 14% de Laval et 8% de la Montérégie ou d'une région.