Jour après jour, une pluie d'objets jaillissaient de la fenêtre du deuxième étage et s'écrasaient en vrac sur le sol. Des livres, des vêtements, une brosse à dents... Tous les effets d'un petit bonhomme de 6 ans, fraîchement arrivé au centre de réadaptation Dominique-Savio, dans le quartier Ahuntsic, à Montréal.

«Il était attachant comme 10. Mais à chaque crise, il vidait sa chambre et, ensuite, il vidait celle des autres!» se souvient son ancien éducateur, Sylvain Vaillancourt, qui dirige maintenant les deux unités de garçons du centre.

L'intervenant n'oubliera jamais ce garçonnet, dont la souffrance était indicible. «Il avait de gros retards parce qu'il avait toujours été laissé à lui-même, explique-t-il. Sa mère ne venait jamais le voir. Elle faisait des promesses, mais on l'attendait, on l'attendait, et elle ne se présentait pas.»

Dans de tels cas, même chez les petits, les pleurs sont rares, précise l'éducateur. «C'est plutôt la rage et la colère qui sortent en premier.»

Avec le temps, beaucoup de temps, les crises de son petit protégé ont tellement diminué qu'il est parti vivre en famille d'accueil. À 15 ans, il appelait Sylvain Vaillancourt pour lui dire qu'il étudiait toujours. Autrement dit, qu'il s'en sortait.

Mais à Dominique-Savio, où les garçons ont en moyenne 9 ans, les explosions restent courantes. «Regarde le mur, nous a indiqué Sylvain Vaillancourt en montrant de grandes plaies blanches sur la peinture marine. Tout est patché. On peint, on repeint et ça recommence...»

Comment font les éducateurs pour ne pas craquer? Dans le film 101/2, celui qu'incarne Claude Legault veut médicamenter Tommy dans l'espoir de pouvoir lui parler sans provoquer chaque fois un raz-de-marée. Mais la pédopsychiatre qu'il rencontre refuse. «Et elle a raison, estime Sylvain Vaillancourt. L'enfant te parle avec ses crises. Il te donne accès à quelque chose. Le travail de l'éducateur, c'est de le décoder.»

Un exemple? Sylvie Patry, qui travaille elle aussi au Centre jeunesse de Montréal, a connu un garçon de 12 ans qui explosait tous les jours à l'heure de la douche. «Quand il était petit, sa mère avait essayé de le noyer dans le bain, révèle l'intervenante. On l'a compris seulement lorsqu'il nous a fait assez confiance pour raconter son histoire.»

Comme son collègue, l'intervenante ne compte plus les enfants qui l'ont marquée à jamais. «On a parfois plus d'atomes crochus avec certains d'entre eux, explique-t-elle. Et la grande souffrance vient beaucoup nous chercher. Quand on travaille fort, qu'on réussit enfin à créer un lien, on est touché par eux, et eux par nous.»

«Comme humain, on peut se reconnaître dans un enfant. Certains éducateurs veulent même devenir famille d'accueil», renchérit Manon Saint-Maurice, qui supervise l'unité des fillettes à Dominique-Savio.

Autour d'elle, certains y sont parvenus. D'autres ont reculé parce que la transition se faisait mal. Mais ils sont très nombreux à ne pas perdre de vue leurs protégés. Y compris un policier qui a enquêté dans des histoires d'abus.

Comme eux, Sylvie Patry suit l'une de ses anciennes protégées, aujourd'hui jeune maman dans la trentaine. À l'adolescence, elle a été martyrisée et violée par sa mère et son beau-père, qui a abouti en prison.

Il a fallu plus d'un an pour l'apprivoiser, affirme son ancienne intervenante, qui s'est beaucoup attachée à elle. La moindre frustration la plongeait dans une rage folle. «Elle démolissait sa chambre régulièrement, dit Sylvie Patry. On a fini par tout enlever pour qu'elle arrête.»

Les cris, eux, ont mis du temps à cesser. «Je l'entends encore dans ma tête, confie-t-elle. C'était épouvantablement intense. Elle criait, criait... Des crises comme celles-là, on ne s'y habitue jamais. C'est de la souffrance à l'état pur, du désespoir animal.»

Déchirer ses vêtements

Les éducateurs ont beau s'intéresser à eux, parfois, rien n'apaise les nouveaux arrivés. «Ils nous lancent: "Pourquoi toi, tu croirais en moi alors que mes parents n'y croient même pas?" dit Sylvie Patry. Le contraste accentue leur souffrance, jusqu'à ce qu'ils réalisent que leurs parents ont aussi besoin d'aide.»

Une fois le lien établi, par contre, il peut être solide. Une autre ancienne protégée de Sylvie Patry vient d'avoir 25 ans. Elle vit en couple, a un petit garçon et étudie pour devenir infirmière. «Récemment, elle m'a appelée pour me dire: "Si je suis une meilleure adulte, c'est grâce à toi. C'est parce que tu as cru en moi." Découvrir que les petites graines qu'on avait semées ont germé, qu'on a vraiment eu un impact, c'est mieux que de recevoir notre paye!»

Heureusement pour les éducateurs, cela semble arriver régulièrement. «Quand nos jeunes ont des enfants, ils nous appellent souvent pour nous l'annoncer», constate Sylvain Vaillancourt.

Il y a quelques années, Manon Saint-Maurice a vu débarquer un beau camionneur dans le stationnement du centre Dominique-Savio. «Il venait me dire: "Manon, j'ai une bonne job, je vais bien." Il avait tellement grandi que je le regardais d'en bas! Si je l'ai reconnu, c'est seulement grâce à ses yeux.»

L'éducatrice n'avait toutefois rien oublié. Ni sa tête blonde d'enfant de 9 ans. Ni sa vivacité. Ni son sourire charmeur qui la faisait fondre. «Ce petit, tout le monde avait le goût de l'aimer. Mais plus on essayait de l'approcher, plus il réagissait mal.»

Comme le Tommy du film, lorsque la tension débordait, il fallait deux gardes pour le maîtriser. «Il pouvait leur échapper d'une pirouette, dit Manon Saint-Maurice. Il déchirait ses vêtements. Tout lui rappelait que maman n'était pas là, et cette absence était son enfer.»

«Un jour, illustre-t-elle, je suis allée lui acheter des vêtements. Sur le coup, il était super heureux. Mais le soir, il me les a lancés par la tête en disant: "Ma mère m'aurait acheté des choses bien plus belles que celles-là!"»

Pendant des mois, le garçon s'est montré insatiable. «Il nous a tous marqués, assure l'éducatrice. Il cherchait l'attention de tous les adultes. Il était en compétition avec tous les autres enfants. Il frappait ceux qui venaient de recevoir un câlin...»

À la maison, l'enfant avait toujours été délaissé, contrairement à ses grands frères. «Sa mère a fini par nous dire: "Celui-là, je ne suis pas capable! Son père m'a quittée quand j'étais enceinte de lui, et moi, je l'aimais. Alors quand je le vois, je vois mon ex."»

Un psychologue a composé avec l'enfant l'histoire d'un petit ours brun qui se barbouillait de cendres pour devenir gris et être aimé comme les autres. «Quand il a lu l'histoire à sa mère, elle s'est mise à pleurer et elle a enfin pu lui dire: "Ce n'est pas toi que je n'aime pas, mais tu ressembles trop à ton père." Elle a enfin arrêté de lui mettre ça sur les épaules, de lui dire qu'elle le prendrait s'il était un bon petit gars. Ensuite, il a été libéré. On a pu travailler avec lui.»

Un Noël, l'intervenante a emmené le garçon à la campagne. «C'était la première fois qu'il voyait un ciel plein d'étoiles. Il a été très impressionné. En rentrant, il en a collé au moins une centaine au plafond de sa chambre. Il a appris plein de choses sur les planètes. Et il a commencé à dire: "Je suis différent, mais je suis bon quand même." Ça a été un tournant, il venait de se reconstruire un petit univers.»

Et les éducateurs, se voient-ils transformés, eux aussi? «Travailler avec cet enfant-là m'a appris qu'on ne peut jamais ignorer le parent, même s'il te semble totalement destructeur, répond Manon Saint-Maurice. L'enfant a trop besoin que le parent fasse aussi un bout du chemin.»

«Certains jeunes repoussent nos limites, répond de son côté Sylvain Vaillancourt. S'ils nous empêchent de dormir après leurs crises, ce n'est pas tant à cause de l'adrénaline, mais parce qu'ils nous forcent à chercher des solutions, à faire autrement. On se souviendra toujours d'eux parce qu'ils nous ont appris à être différents.»