Peu d'animaux, disons-le, sont aussi bêtes que la marmotte. Et pourtant, sur cette photo, c'est le pilote qui l'air un peu con.

Rien de personnel, entendons-nous bien, et d'ailleurs Ricardo Patrese a terminé l'épreuve deuxième, derrière son coéquiper Thierry Boutsen de l'écurie Williams-Renault, ce jour de juin 1989.

Mais le contraste entre l'hyper-sophistication de son engin et cette bestiole innocente qui fuit dans l'herbe folle, enrobée de gras et de fourrure, donne une allure dérisoire à une compétition fondée sur la haute technologie et l'ingénierie de pointe.

La voici qui caracole vers son terrier, dans le bruit assourdissant. Elle est désespérément dépourvue d'élégance, de rapidité, d'aérodynamisme. Elle est silencieuse et, en désespoir de cause, émettra un sifflement ou un claquement de dents.

Mais mettez-là devant des voitures de Formule 1, et elle vole le show. La vie sauvage au beau milieu d'un circuit «urbain»? Ce n'est pas sérieux. Tout ici doit être lisse et contrôlé, uniforme, empaqueté pour la télévision.

Ce gros rongeur réputé insignifiant, par sa seule présence, est un défi aux fondements mêmes de la Formule 1, c'est-à-dire la volonté de l'homme de repousser les limites des lois de la physique mécanique et du marketing sportif.

C'est moins une photo humoristique, finalement, qu'une image subtilement subversive qu'a conçue Bernard Brault.

Quelques marmottes ont payé de leur vie cette intrusion dans le saint des saints de la course automobile. D'autres ont été capturées, pour être «délocalisées» dans l'île voisine, Sainte-Hélène.

Ainsi finissent souvent les contestataires et les objecteurs du «progrès»...

Mais celle-ci se dresse, comme un seul mammifère, elle manifeste, elle dit son refus haut et faible.

Quand on sait que la photo a été prise à l'époque révolue des négatifs, elle prend une valeur supplémentaire. Il fallait après 36 poses changer de film, comme chacun sait, tandis que maintenant, un carte mémoire peut contenir 6000 clichés...

«La technologie fait de nous de meilleurs photographes, estime Bernard Brault, lauréat d'un nombre incalculable de prix, à l'époque du négatif comme du numérique.

«Pour le Grand Prix de 2011, j'ai pris 7000 photos; c'est trois à cinq fois plus que dans le temps», dit-il.

Il a pris celle-ci avec un Nikon F3 et une lentille de 400 mm à 2,8.

C'est un collègue, Michel Ponomareff, qui lui a signalé la marmotte dans ce qui s'appelle aujourd'hui le virage Senna, au début de la course. Il a pris quatre photos, dont celle-ci.

«Elle n'a pas été publiée tellement grosse dans le journal, mais on m'en parle encore, 22 ans plus tard.»

Quand le jury de l'Association de la presse sportive du Québec a vu la photo, il a rejeté la candidature. «Ils étaient convaincus que c'était truqué!», dit celui qui a couvert tous les GP du Canada dans l'île Notre-Dame.

Pas grave: le Sporting News, aux États-Unis, lui a attribué la même année le premier prix de son concours de photo.