À cette époque on ne peut plus révolue, les photographes de La Presse passaient des heures à faire émerger leurs images dans un cagibi saturé de vapeurs d'acide, au fond de la salle de rédaction. Robert Nadon s'y trouvait justement, en ce 17 octobre 1970, quand il a reçu un appel du directeur de l'information de CKAC, Pierre Roberge, qui lui a dit, en gros: «Va-t'en à Saint-Hubert, ils ont trouvé Pierre Laporte.»

«Tu ris de moi?», a rétorqué le jeune photographe. Mais son interlocuteur était tout ce qu'il y a de plus sérieux. Le journaliste Michel St-Louis venait de récupérer le communiqué dans lequel le FLQ annonçait la mort du ministre, kidnappé le 10 octobre devant sa maison, à Saint-Lambert.

Il se trouve que, quelques jours plus tôt, Robert Nadon avait rendu un petit service à des collègues de CKAC. Leur patron lui avait promis un retour d'ascenseur. «Dépêche-toi, Saint-Louis t'attend», a lancé Pierre Roberge avant de raccrocher. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il a tenu parole. Et qu'on était loin d'un petit monte-charge... Quatre décennies et des poussières plus tard, Robert Nadon lui en est toujours reconnaissant.

De cette nuit historique, le photographe garde en mémoire l'obscurité qui régnait sur le terrain de stationnement de la compagnie Wondel Aviation, où l'attendait effectivement son collègue de CKAC. Au milieu du parking, la tragiquement célèbre Chevrolet 1968.

«Il faisait noir comme chez le diable», se souvient Robert Nadon. Noir, mais pas pour longtemps: Michel St-Louis a attendu que Robert Nadon le rejoigne avant d'alerter la police. Bientôt, l'endroit a été envahi par le brouhaha des sirènes, le tourbillon des gyrophares. «Il y avait des pompiers, des ambulances, des hélicoptères, c'était débile, je n'avais jamais rien vu de pareil.»

Les policiers ont fait ce que font les policiers quand ils arrivent sur les lieux d'un crime: ils ont dressé un cordon infranchissable pour les curieux et les journalistes. Sauf pour Michel Saint-Louis et Robert Nadon, qui sont tombés du bon côté. Puis, des agents en combinaison de protection ont forcé le coffre de la Chevrolet.

Robert Nadon se trouvait à une quinzaine de mètres de l'auto. Les policiers lui obstruaient la vue. Il a levé les bras et a mitraillé la scène sans trop voir ce qu'il faisait. L'appareil allait-il capter des détails qui échappaient au regard du photographe? Impossible de le savoir. Rappelez-vous: à cette époque, les photographes devaient croiser les doigts et espérer que l'image qui émergerait sur le papier photographique refléterait bien ce qui s'était passé. Les appareils photo numériques relevaient de la pure science-fiction.

Finalement, ce n'est que tard dans la nuit que Robert Nadon a vu apparaître cette image d'un corps coincé devant une roue de secours, dans le coffre de la Chevrolet. À gauche, une tache sombre, comme une tache de sang, qui attire immédiatement le regard.

«Ç'a été l'une des plus grosses nouvelles de ma carrière, je n'oublierai jamais cette scène», dit mon ancien collègue avec émotion. Il hésite à s'attribuer tout le mérite de cette photo exclusive, qu'il voit plutôt comme le résultat d'un double coup de chance: celui d'avoir un jour aidé des collègues qui ont bien voulu lui rendre la pareille. Et surtout, celui de s'être trouvé au bon endroit, au bon moment.

«Hé, Nadon, n'oublie pas que les photos appartiennent à La Presse», lui a lancé un de ses patrons alors qu'il rentrait à toute vitesse au bureau pour développer ses images historiques. Avertissement prémonitoire? Toujours est-il que, une semaine plus tard, les négatifs de ses photos, qui étaient rangés dans des classeurs métalliques, avaient tous disparu. On ne les a jamais retrouvés. Tout ce qu'il reste de cette nuit qui a transformé le Québec, c'est l'image que vous voyez ci-dessus.