«Ici, c'était la ruelle Pigeon.»

Debout près de la piste cyclable qui longe la rue Aldis-Bernard, à l'angle de la rue Létourneux, Vincent Legault, 54 ans, cherche les repères du décor de son enfance, dans Hochelaga-Maisonneuve. À la place du triplex que sa famille habitait, au 527, rue Létourneux, s'élève un immeuble résidentiel plus récent, juste au bord de l'emprise routière du ministère des Transports du Québec.

M. Legault avait 16 ans quand les bulldozers ont rasé les vestiges de son enfance et de son adolescence. Comme 5000 autres résidants d'Hochelaga et du Centre-Sud qui vivaient juste au nord de la rue Notre-Dame, de la rue Fullum jusqu'à la rue Viau, sa famille a été forcée de déménager, à l'automne de 1972, pour faire place à une autoroute... qui n'est toujours pas construite, 38 ans plus tard.

Du terrain de jeu de son enfance, il ne reste qu'une bande verte et plate, sans relief, sans arbre, sans immeuble, sans rien, qui s'étire sur des kilomètres, entre la limite sud des secteurs résidentiels d'Hochelaga-Maisonneuve et la rue Notre-Dame.

Le long de cette rue inhabitée, il ne reste que les bruyants échos de la circulation et des bâtisses vides, sur les terrains du port de Montréal, au-delà desquelles on devine, plus qu'on ne le voit, le fleuve Saint-Laurent.

«C'est probablement un des endroits les plus déprimants de Montréal», dit Réjean Charbonneau, directeur de l'Atelier d'histoire d'Hochelaga-Maisonneuve.

100 ans d'échecs

Et ça risque de rester comme ça pendant des années. En janvier 2010, la dernière version du projet de «modernisation» de la rue Notre-Dame a pris à son tour le chemin des tablettes où jaunissent les plans et les concepts d'une dizaine d'autres projets visant la construction d'une autoroute le long du fleuve Saint-Laurent, dans l'axe de ce qui fut, jadis, le chemin du Roy.

Le tout premier projet d'autoroute est-ouest a été repoussé en 1910 par le conseil municipal de Montréal. Depuis 100 ans, ce projet impossible a mobilisé des générations d'ingénieurs, d'architectes, d'urbanistes et de politiciens de toutes les allégeances. Tous ont fini par se heurter à d'incontournables obstacles: refus répétés du conseil municipal, mouvements d'opposition des citoyens, coûts astronomiques.

Dans les années 70, on avait même envisagé de démolir l'ancienne prison des Patriotes, au Pied-du-Courant, et de la reconstruire un peu plus loin parce qu'elle nuisait au raccordement entre le pont Jacques-Cartier et l'autoroute Ville-Marie.

À la même époque, un an à peine après avoir rasé 1200 logements et une centaine d'immeubles commerciaux et institutionnels, le gouvernement du Québec a réalisé tout à coup que l'autoroute ne serait pas terminée à temps pour les Jeux olympiques de 1976. Le chantier a été arrêté afin de ne pas nuire aux conditions de circulation durant l'événement.

Quelques mois après les Jeux, le gouvernement de Robert Bourassa est défait par les péquistes de René Lévesque. Le nouveau ministre des Transports, Lucien Lessard, met fin au projet de prolongement de l'autoroute Ville-Marie.

Notre-Dame et Lasalle

La blessure qui ne guérit pas

Les expropriations massives de 1972 ne restent pas sans effets. Tout le milieu bâti entre les rues Notre-Dame et Sainte-Catherine, du pont Jacques-Cartier jusqu'à l'autoroute 25, est rasé, et au moins 5000 résidants du quartier sont éparpillés dans tous les coins de l'île ou en banlieue.

«Les conséquences économiques sont désastreuses pour le quartier, dit le directeur de l'Atelier d'histoire. La disparition d'une partie aussi importante de la population locale survient au moment même où le quartier est frappé par une vague de désindustrialisation massive dans les secteurs du textile et de la chaussure. On ne fait rien pour reconstruire ou pour attirer de nouvelles usines et remettre au travail une population peu instruite.»

Vincent Legault et sa famille ont déménagé non loin, au coin des rues Ontario et Bourbonnière. C'est différent de l'ancien secteur de la rue Létourneux. Le va-et-vient constant de la rue Ontario, plus commerciale, contraste avec le quartier tranquille où se trouvait leur ancien sept-pièces, rue Létourneux.

La plupart de ses amis et connaissances sont partis; il ne les reverra plus. D'autres, comme lui, sont restés, mais le quartier n'est plus ce qu'il était.

«Les dommages ne sont pas seulement matériels, raconte-t-il. Rue Sainte-Catherine, c'est pathétique. La prostitution s'installe au coin de la rue Dézéry et les piqueries suivent juste après.»

Le tissu social d'Hochelaga-Maisonneuve s'est déchiré. Rue Sainte-Catherine, les commerces commencent à fermer les uns après les autres, et les employés des magasins s'ajoutent aux chômeurs des manufactures.

«Toutes les conditions sont en place pour qu'un quartier d'ouvriers pauvres mais travailleurs se transforme en quartier d'assistés sociaux, pour les deux générations à venir», ajoute M. Charbonneau.

L'autoroute déguisée

À la fin des années 70, tandis que le quartier s'enfonce de plus en plus et que la rue Sainte-Catherine meurt à petit feu, les projets pour repeupler le quartier démoli en 1972 se succèdent sans jamais aboutir, «faute d'une véritable volonté politique», dit M. Charbonneau.

Rue Notre-Dame, la circulation automobile continue d'augmenter et d'empoisonner la vie d'Hochelaga-Maisonneuve. En 1980, le gouvernement du Québec songe encore à prolonger l'autoroute Ville-Marie en boulevard à six voies. Le boulevard redeviendrait une autoroute à hauteur de la rue Viau, jusqu'au tunnel Louis-H.-La Fontaine.

En 1982, tout s'arrête une fois de plus parce qu'on n'a toujours pas trouvé de solution pour contourner la prison des Patriotes. Deux ans plus tard, Montréal et Québec annoncent que l'autoroute s'arrêtera à l'avenue Papineau et que le reste de la rue Notre-Dame deviendra un boulevard.

Lorsqu, en 1986, on inaugure le dernier tronçon de l'autoroute Ville-Marie, qui s'arrête à l'avenue Papineau, des groupes et associations du quartier accusent Québec de vouloir construire une «autoroute déguisée» à travers Hochelaga-Maisonneuve.

Le nouveau boulevard, dans le prolongement de l'autoroute, doit voir le jour en 1993. Le temps passe et rien n'arrive. Ni boulevard ni autoroute.

De ces années noires de doute et de suspicion, dit Réjean Charbonneau, va émerger d'Hochelaga-Maisonneuve une nouvelle identité communautaire, née à la fois de la misère et d'un désir désespéré d'en sortir. Autour du premier CLSC et d'une foule d'organismes sociaux oeuvrant pour la promotion de l'éducation et de la santé, «des gens se regroupent en comité et rejettent l'idée de subir les inconvénients d'un lieu de passage entre la banlieue et le centre-ville».

Cette solidarité joue un rôle prépondérant dans les années 2000, lorsque le gouvernement du Québec tente à nouveau, à quatre reprises, de prolonger l'autoroute Ville-Marie jusqu'à l'autoroute 25.

Les préoccupations en matière de santé publique, d'accès au fleuve, de réduction de la circulation et de remise en valeur du patrimoine immobilier, qui ont animé le débat sur la modernisation de la rue Notre-Dame depuis 10 ans, ne sont pas arrivées par accident.

«Si Hochelaga-Maisonneuve a résisté aux visions des technocrates pour la rue Notre-Dame, c'est qu'il y a un conflit de valeurs entre les projets proposés et l'identité communautaire qui s'est construite depuis 40 ans dans le quartier», croit Réjean Charbonneau.

Selon lui, «il va falloir un rapprochement des valeurs et, pour que cela arrive, il faut que le débat se fasse sur le terrain des idées. Dans les années passées, la dimension humaine a toujours passé bien après les considérations économiques.»

La modernisation de la rue Notre-Dame devra forcément se faire un jour. «Mais le projet, si on veut que sa population l'accepte, devra tenir compte de ce qu'est Hochelaga-Maisonneuve et de ce que le quartier a envie de devenir.»

Notre-Dame et Duhavre