«Les rapports du coroner? C'est inutile! Il y a encore un train qui a explosé mardi en Saskatchewan...»*

C'est avec un haussement d'épaules que le propriétaire du Musi-Café de Lac-Mégantic, Yannick Gagné, a accueilli la diffusion des 47 rapports du coroner Martin Clavet, hier matin. Au beau milieu du chantier du nouveau resto-bar, il admet qu'il ne s'est pas donné la peine de lire les documents.

«Je le sais très bien ce qui s'est passé au Musi-Café. On l'a entendu, imaginé assez souvent», dit-il, le regard fuyant. Car son restaurant, lieu de rassemblement par excellence dans la localité estrienne, est devenu le symbole du drame qui a terrifié la petite communauté. Dans ses rapports, le coroner Clavet décrit l'ambiance qui régnait dans le Musi-Café quand un convoi de pétrole s'en est approché. En tout, 27 personnes y ont péri. Jo-Annie Lapointe, une jeune serveuse de 20 ans, était du nombre.

«M'imaginer ma fille en train de mourir, brûlée vive, ça m'a tellement tourné dans la tête», raconte Diane Bélanger, dans le gîte qu'elle a créé en l'honneur de sa cadette. Le coroner le résume froidement: le corps de Jo-Annie a été «carbonisé» et «fragmenté». «Ils doivent nous cacher certains détails», laisse tomber la mère, qui croit qu'il vaut mieux ne pas tout savoir.

À l'instar de «Yannick», comme elle appelle l'ex-employeur de sa fille, Diane Bélanger attend peu du rapport du coroner. «Il ne fait que des recommandations. Personne ne dit: "C'est ça qu'il faut faire!" Le grand décideur, ça reste le ministère des Transports», tranche-t-elle. «Moi, je fais juste allumer mon barbecue, et je dis aux enfants de s'éloigner! Eux, ils ont laissé un convoi de pétrole, qui dégageait plein de fumée, sans surveillance», ajoute celle qui en veut surtout aux gouvernements et à Montreal, Maine&Atlantic (MMA), à qui appartenait le convoi qui a déraillé.

Savoir pour comprendre

France Lessard et Damien Dubois ont eux aussi perdu un enfant dans le Musi-Café. Leur fils Maxime prenait un verre avec ses trois meilleurs amis quand le train de la mort a foncé au centre-ville.

«Rien de tout ça ne va nous redonner notre fils, mais si ça peut éviter d'autres drames...», dit France Lessard, à propos du rapport du coroner. Son conjoint et elle ont tenu à rencontrer les coroners Martin Clavet et Andrée Kronström mardi soir pour recevoir leur rapport en mains propres.

Les coroners avaient déjà informé la famille du jeune homme - il y a plusieurs mois - que Maxime était mort d'une asphyxie secondaire à l'incendie ou d'un traumatisme secondaire à une explosion. Mais le couple tenait à savoir si leur fils de 27 ans avait tenté de fuir les lieux. Il en a eu la confirmation mardi soir. Maxime se dirigeait vers la porte arrière du bar tout comme deux autres de ses amis, selon l'anthropologue judiciaire qui a expertisé les restes du jeune homme.

Guy Ouellet, qui a perdu sa conjointe Diane Bizier dans la tragédie, partage l'opinion de plusieurs proches rencontrés par La Presse. «Les recommandations du coroner ressemblent à celles du Bureau de la sécurité des transports du Canada [publiées plus tôt cette année]. Plus il y a de pression sur l'industrie ferroviaire et sur les décideurs, mieux c'est», réagit l'homme, qui est aussi à la tête d'une demande de recours collectif contre une trentaine d'entreprises et d'acteurs de l'industrie pétrolière, dont MMA. «Les trains qui ont recommencé à passer ne transportent pas de pétrole, mais on sait que c'est juste une question de temps. C'est inquiétant», indique M. Ouellet. À preuve, la peur est encore présente dans le discours de Diane Bélanger. «Yannick, je le trouve courageux de repartir le bar sur le bord de la track», dit-elle à propos du propriétaire du Musi-Café. «Je ne sais pas si c'est du courage ou du déni.»

* Un train de marchandises du Canadien National qui transportait des produits dangereux a déraillé dans le centre de la Saskatchewan, mardi. L'accident a entraîné l'évacuation d'une petite municipalité.

Recommandations du coroner

... à Transports Canada



• de stipuler dans le cadre de la réglementation le nombre suffisant de freins à main qu'il faut serrer en fonction du poids (tonnage) du matériel roulant et de la pente de la voie ;

• de revoir la réglementation afin qu'elle précise la façon de procéder à un essai de l'efficacité des freins, de manière à vérifier si les freins à main serrés produisent un effort de freinage suffisant ;

• de s'assurer qu'aucun train transportant des marchandises dangereuses n'est laissé sans surveillance sur une voie principale, jusqu'à ce que les compagnies ferroviaires mettent en place des moyens de défense physiques additionnels ;

• de mener une étude approfondie du seuil de 10 000 wagons-citernes (soit le nombre de wagons circulant sur un chemin de fer par année à partir duquel on détermine qu'il est nécessaire d'effectuer des évaluations de risques), de déterminer quels itinéraires sont exclus par ce seuil et d'envisager de les soumettre aussi à une évaluation de risques ;

• d'envisager de revoir ce seuil à la baisse pour s'assurer de corriger la lacune de sécurité soulevée par le BST à l'égard de la planification et de l'analyse des itinéraires.

... au ministère des Transports du Québec:



• de faire l'analyse approfondie des recommandations et autres éléments relatifs à la sécurité ferroviaire publiés par le Bureau de la sécurité des Transports dans la foulée des événements de Lac-Mégantic, et des mesures prises par Transports Canada, et d'envisager de mettre en oeuvre des mesures similaires pour les chemins de fer de compétence québécoise ;

• d'évaluer l'opportunité d'exiger des chemins de fer de compétence québécoise une approche fondée sur les SGS (systèmes de gestion de la sécurité), et d'y consacrer les ressources nécessaires afin d'en assurer un suivi adéquat le cas échéant.

Ils ont dit

• Colette Roy Laroche, mairesse de Lac-Mégantic

«Le ministère des Transports du Canada et le ministère des Transports du Québec sont interpellés par le coroner, et nous souhaitons que les mesures appropriées soient prises afin d'éviter une autre tragédie du genre.»

• Lisa Raitt, ministre fédérale des Transports

«Nous avons travaillé avec diligence dans ce dossier avec les municipalités, avec la Fédération canadienne des municipalités, avec les compagnies ferroviaires, avec les Teamsters, avec tous ceux qui assurent la sécurité ferroviaire. Je peux dire une chose, par contre. Il est erroné de présumer que cet accident n'a pas été causé par une personne qui n'a pas activé suffisamment de freins à main et, en effet, cet individu et d'autres ont été accusés devant les tribunaux de négligence.»

• Richard Lehoux, pPrésident de la Fédération québécoise des municipalités

«Une autre tragédie comme celle de Lac-Mégantic est encore possible, comme le démontre le déraillement d'un train transportant des produits dangereux survenu [mardi] en Saskatchewan. Il devient urgent pour le premier ministre Harper d'orienter son gouvernement pour que des mesures soient prises rapidement afin de corriger la situation.»

- Martin Croteau, Hugo de Grandpré et Joël-Denis Bellavance