Un superprocès, c'est la « quadrature du cercle ». L'image est de l'ex-juge Bernard Grenier, aujourd'hui revenu à la pratique du droit.

Au début des années 2000, le bâtonnier du Québec, Pierre Gagnon, a demandé au juge, qui venait de prendre sa retraite, d'être ses yeux et ses oreilles aux « superprocès » des motards arrêtés à la suite de l'opération Printemps 2001.

Dix ans plus tard, la conclusion de l'ex-juge Grenier reste la même : ces procès sont « extrêmement difficiles à gérer ».

Lorsqu'il mettait les pieds dans la salle de la cour, Me Grenier avait l'impression d'être dans un champ de mines. « C'était tellement tendu [entre la poursuite et la défense], comme si on avait disséminé des explosifs partout », se souvient-il.

Après avoir assisté à de nombreux dérapages, un comité du Barreau dont il faisait partie a formulé des recommandations visant à améliorer le système.

« On aurait pu rêver qu'il n'y ait pas d'autres mégaprocès, mais avec les nouvelles lois sur le gangstérisme, c'est une réalité avec laquelle il faudra vivre », avait alors déclaré le bâtonnier du Québec, Pierre Gagnon.

L'avenir lui donnera raison. En 2009, à la suite de la plus vaste opération antimotards au Canada, baptisée SharQc, la poursuite a déposé un acte d'accusation privilégié contre 156 personnes soupçonnées d'appartenir à des groupes de motards québécois et leurs associés. Au départ, elles sont accusées de 22 meurtres, de complot de meurtre, de gangstérisme et de trafic de stupéfiants.

Cinq ans plus tard, aucun procès devant jury n'a débuté. Le juge James Brunton a fait du ménage dans l'acte d'accusation. Il a acquitté 31 accusés en raison de « délais déraisonnables anticipés ». La Cour suprême a récemment confirmé cette décision.

De plus, 63 accusés ont plaidé coupable, dont 61 à une accusation réduite de complot de meurtre. Cinquante autres sont toujours en attente d'être jugés.

L'opération SharQc a-t-elle signé l'arrêt de mort des superprocès ? Le patient n'est pas mort, mais il a besoin d'un traitement-choc, répondent les avocats en droit criminel consultés par La Presse.

AVALANCHE DE REQUÊTES

Il y a dix ans, le Barreau proposait de réduire au minimum le nombre de chefs d'accusation et d'accusés - pas plus de huit - jugés au cours d'un même procès.

Or, dans le dossier SharQc, les deux superprocès prévus compteront une vingtaine d'accusés chacun. Depuis cinq ans, une avalanche de requêtes préliminaires a déferlé sur le centre judiciaire Gouin, où sont jugés les Hells Angels et leurs acolytes.

Limiter le nombre de requêtes pour chaque accusé reviendrait à brimer leurs droits garantis par la Charte des droits, explique l'ex-juge Grenier, qui se souvient de la lointaine époque où un procès devant jury se réglait en une semaine.

De là son image de la quadrature du cercle : « Avec le temps et l'imagination des avocats, les procès sont devenus plus longs, explique Me Grenier. Ce n'est pas une critique. Des avocats de grand calibre vont présenter de bonnes requêtes, et les procureurs de la Couronne, aussi intelligents, vont y répondre. Le juge est pogné avec ça. »

LE « MAMMOUTH »

Le criminaliste Jean-Claude Hébert y va d'une autre image : « Dès que vous dépassez un certain nombre d'accusés et d'accusations, ça devient un mammouth judiciaire très difficile à faire avancer. »

Les techniques d'enquête ont évolué. La preuve est donc de plus en plus complexe et plus longue à présenter. « La poursuite doit faire la démonstration qu'elle a recueilli les preuves légalement. La défense, c'est de bonne guerre, s'emploie à tester la légalité de ces moyens d'enquête », indique Me Hébert.

Cela dit, quand « c'est trop gros, c'est trop gros », lâche le criminaliste d'expérience. La Cour suprême vient de le rappeler en confirmant l'acquittement des 31 motards.

Sans sonner l'arrêt de mort des superprocès, cette décision du plus haut tribunal du pays freinera les ambitions de la poursuite de se lancer dans des procès de très longue durée, pense Me Hébert.

La Cour suprême dit clairement que le juge est le patron et que la poursuite doit suivre les ordres de ce dernier, analyse Me Hébert. « Si l'acte d'accusation est trop ambitieux, trop large, le juge se doit de faire le ménage là-dedans », dit-il.

Alors de quel traitement-choc les superprocès ont-ils besoin ?

La poursuite doit être « moins gourmande » dans ses chefs d'accusation, estime Me Hébert. « Si vous accusez quelqu'un de meurtre et que vous avez une excellente preuve contre lui, qu'est-ce que ça donne de l'accuser de 60 chefs de gangstérisme, puis de trafic de stupéfiants ? »

« COUP DE PUB »

Après les premiers superprocès, le Barreau avait mis en garde la police et la poursuite contre les « super-attentes » suscitées chez le public par ce genre de procès.

Aux yeux d'un autre criminaliste qui a siégé au comité, Me Gilles Pariseau, Printemps 2001 et SharQc sont des « coups d'éclat publicitaires pour montrer au public que la police fonctionne ».

Le criminaliste Jean-Claude Hébert fait un constat similaire : « Au point de vue psychologique, l'opinion publique applaudit lorsqu'il y a une grande opération policière. Elle applaudit encore plus fort parce que beaucoup de gens sont détenus. Les gens ont l'impression que leur sécurité collective est mieux assurée. Que les procès soient longs, plus ou moins équitables, ça ne préoccupe pas beaucoup les citoyens. »

Me Pariseau refuse désormais de « s'embarquer » dans ce genre de cause. « Ça ne finit jamais », déplore-t-il.

De son côté, l'ancien juge Grenier soupire lorsqu'on lui demande s'il a des solutions à proposer. « Je pense qu'il va falloir invoquer le Saint-Esprit. Je blague à peine. »