Un garçon de 11 ans qui veut tuer des filles et rejoindre le petit Jésus. Un toxicomane de 17 ans qui menace d'exterminer les « persécuteurs » de sa polyvalente. Au Québec, bien des jeunes profondément perturbés rêvent de commettre le pire, comme l'a fait Marc Lépine à Polytechnique, il y a 25 ans. Quel genre de pensées les hantent ? Comment en arrivent-ils là ? Et peut-on les aider ? La Presse fait le point avec ceux qui évaluent leur dangerosité.

Depuis longtemps, très longtemps, le garçon de Québec était hanté par des rêves sadiques.

William (dont le vrai nom est interdit de publication) était obnubilé. Il souhaitait faire du mal à ceux qui avaient transformé son passage à l'école primaire en enfer. Il voulait punir son ancienne copine en la poussant au suicide. «Il avait décidé que, plus jamais, il ne serait victime», résume le tribunal de la jeunesse dans une décision rendue l'an dernier.

L'obsession de William? «L'adolescent rêve souvent à des cadavres pendus aux arbres, à un homme habillé de noir qui s'amuse à tuer des gens, rapporte la cour. Cet homme serait son «autre moi», qui représenterait toute la haine, la colère et la rage en lui.»

La dangerosité du vrai William était tout aussi réelle. C'est du moins ce qu'a conclu un psychiatre ayant reconnu chez lui les symptômes d'un trouble de la personnalité ou d'une possible psychopathologie.

Si le médecin a pu sonner l'alarme, c'est que, par bonheur, vers 15 ans, le garçon en avait eu assez.

Il avait demandé de l'aide au CSSS.

Sans la franchise de William, personne n'aurait pressenti le pire. Car «rien dans la vie de cet adolescent n'aurait pu attirer l'attention, souligne le tribunal. Les parents ont décrit leur fils comme un garçon exemplaire, mais renfermé».

William ne consommait pas de drogue et «respectait les règles». Il n'avait même pas bronché lorsqu'on avait confisqué ses jeux vidéo.

Pour Kevin Cameron, principal expert canadien en «évaluation des menaces» en milieu scolaire, cette histoire est classique. «Les élèves qui rêvent de commettre un massacre passent souvent inaperçus, dit-il, parce que dans la majorité des cas, ils ne ressemblent pas du tout aux délinquants traditionnels, qui ont un historique de violence.»

«La citation qui tue, c'est: «Je le connais, c'est un bon jeune. Il ne ferait jamais ça.» Dans les faits, un «bon jeune» peut vivre une souffrance émotionnelle assez grande pour poser un risque», constate l'Albertain, qui a fondé et dirige le Canadian Centre for Threat Assessment and Trauma Response.

«À côté du petit Jésus»

Dans la région de Montréal, les jeunes menaçants sont référés à la clinique Réseau-Jeunesse de l'Institut psychiatrique Philippe-Pinel, pour qu'on évalue leur dangerosité. «Ils ont souvent été expulsés après avoir proféré des menaces sur Facebook ou par textos, rapporte le psychiatre Martin Gignac. Ils veulent s'en prendre à d'autres élèves ou à l'école comme symbole grandiose.

«Les policiers nous envoient leurs messages; il faut parfois les décrypter. Plusieurs élèves vont assumer leur geste. C'est leur façon de souligner leur détresse, de dire qu'ils ne sont pas acceptés et qu'ils veulent faire payer les autres pour ça.»

«Leur apparence ou leur manque d'habiletés sociales font que les autres les rejettent, renchérit le Dr Louis Morissette, aussi psychiatre à la clinique. Ne pas se sentir accepté, être ignoré, c'est pire que les coups sur le nez. Ils trouvent que les choses sont injustes, qu'ils n'ont pas de place, et qu'ils doivent faire quelque chose pour être reconnus.»

À Drummondville, le tribunal a dû se pencher sur le cas d'un écolier atteint de dépression majeure, qui avait lancé «vouloir amener des armes pour tuer des filles». Quand l'école l'a suspendu, le garçon a éclaté: «Je vais faire sauter l'école, sauter la ville et j'irai à côté du petit Jésus. Personne ne m'aime. Pourquoi je suis venu au monde?»

Même s'il s'agissait d'un enfant de 11 ans, sa pédiatre avait pressé son entourage de prendre au sérieux «toute verbalisation suicidaire ou meurtrière».

Chez les jeunes très perturbés, ces deux options se mêlent souvent, confirme Kevin Cameron. «Ils passent de l'une à l'autre, avec fluidité. Tant et si bien qu'il arrive qu'un adolescent fasse une tentative de suicide, et qu'on découvre qu'il planifiait une attaque.»

Près de Terrebonne, une adolescente d'origine cubaine traitait régulièrement son camarade de classe de «laid». Le jeune a renoncé au suicide après s'être mis à dessiner des croix gammées partout, avant de la tuer à coups de bâtons de baseball. «Il décide que ce n'est pas à lui de payer parce qu'il est rabaissé, mais à la victime. Il s'identifie donc au racisme pour se faire une armure, a expliqué le tribunal. C'est sa façon de combattre le sentiment d'infériorité, l'état d'humiliation.»

Blâmer les autres

Tous les jeunes mal aimés ne rêvent pas de tuer. Par ailleurs, ni les jeux vidéo, ni la soif de célébrité, ni même l'intimidation ne jouent toujours le rôle qu'on veut bien leur prêter, tranche Peter Langman, qui décortique l'histoire de dizaines d'élèves tueurs de masse dans deux livres (Why Kids Kill, paru en 2010, et School Shooters, qui paraîtra en janvier).

«Ce ne sont pas des jeunes ordinaires. Ce sont des jeunes qui ont de profonds problèmes psychologiques», résume le psychologue américain en entrevue.

Dans le rapport du coroner sur la tuerie de Polytechnique, on découvre que Marc Lépine semblait lui-même atteint d'un «trouble majeur de la personnalité» et d'une «grande vulnérabilité narcissique». Qu'il compensait sa «sensibilité extrême au rejet et aux échecs» par des «fantaisies de succès et de puissance». Et qu'il voulait «réparer son sentiment fondamental d'impuissance et d'incompétence» par «un imaginaire violent et grandiose».

D'après Peter Langman - qui a aussi étudié l'histoire de Lépine et du meurtrier du cégep montréalais Dawson Kimveer Gill -, tous deux semblaient carrément psychotiques.

D'autres tueurs étaient avant tout traumatisés par des épreuves innombrables, dit-il. Et d'autres encore semblaient psychopathes- antisociaux et narcissiques, au point de se sentir supérieurs et d'être enragés de ne pas être reconnus comme tels.

L'ex-officier Glenn Woods utilise grosso modo les mêmes catégories: «sad, bad, mad» (soit malheureux, méchant, malade mental). «Tous ont des griefs, des rancunes», constate l'expert ontarien, qui a accumulé plus de 20 ans d'expertise en profilage criminel et en analyse des crimes violents à la GRC, avant de fonder la firme de consultation Behavioural Analysis Investigation and Training (BAIT).

«Aujourd'hui, il a une copine»

Aider ces jeunes est ardu lorsqu'ils sont incapables de se remettre en question. Peu après le drame de Dawson, un garçon de Joliette a menacé d'exterminer les «persécuteurs» de son ex-polyvalente. Il consommait une panoplie de drogues et niait ses nombreux problèmes: manque d'empathie, traits antisociaux, immaturité, impulsivité, autocritique superficielle et logique paranoïaque.

«Son attitude dénigrante, provocante et opposante suscitera l'agressivité chez l'autre et le confirmera dans son sentiment de persécution généralisée. Ce cercle vicieux peut mener très rapidement à une escalade de violence», s'est inquiétée la cour, qui l'a enfermé pour quelques mois en 2008.

Le Californien Elliot Rodger, qui a abattu six personnes en pleine rue, en mai dernier, a écrit s'être décidé un an plus tôt, outré d'avoir alors été frappé et expulsé d'une fête. Mais ses opposants voulaient protéger une fille, qu'il avait tenté de pousser d'un rebord de fenêtre.

«Les jeunes hautement à risque ont besoin d'un milieu sécuritaire; c'est la seule façon de les aider. Mais on peut intervenir auprès de la grande majorité», assure le Dr Martin Gignac.

«Plusieurs viennent de milieux favorables», renchérit le Dr Louis Morissette, qui se souvient d'un garçon, «tout petit, pris dans sa bulle», entré à Pinel après avoir poignardé un élève qui le traitait de «fifi» et de «laid».

«Il n'en pouvait plus de se sentir poire et nul. Pendant un an et demi, ici, il a amélioré ses habiletés sociales. Aujourd'hui, il est retourné dans sa région et il a une copine.»

«On peut les aider à trouver une juste place dans la société.»

Trois types de tueurs

Le psychologue américain Peter Langman a fouillé la vie et les écrits de 48 tueurs qui ont fait couler le sang dans les écoles et les universités de 6 pays: 24 fréquentaient l'école secondaire, 13 un collège ou une université et 11 étaient adultes. Il leur a trouvé suffisamment de traits communs pour les regrouper en trois catégories, pour mieux comprendre ce qui aurait pu être fait pour les soigner - et atténuer les risques.

Les psychotiques

Proportion: 52%* des cas recensés

Trouble: Des illusions ou des délires paranoïaques ou de grandeur, résultant de maladies psychotiques (comme la schizophrénie) ou d'un trouble de la personnalité. La consommation de drogue ou d'alcool les aggrave.

Comportement: Repli sur soi, déficit social, discours et écrits confus, croyances ou comportement bizarres, fascination pour les tueries passées. 

Milieu: Les sujets étudiés vivaient généralement avec leurs deux parents, mais avaient souvent des frères et soeurs plus âgés, qui réussissaient mieux. L'école avait ensuite accentué leur sentiment d'être inadapté.

Particularités: Ce sont eux qui étaient fascinés et influencés par les autres tueurs ou qui invoquaient une idéologie pour justifier leurs gestes.

Pour les soigner: La prise d'antipsychotiques aurait pu prévenir ces drames. Mais plusieurs de ces tueurs n'avaient pas été diagnostiqués.

___________________

Les «psychopathes»

Proportion: 35% des cas recensés

Trouble: Dénués d'empathie et de remords, narcissiques, antisociaux et parfois même sadiques.

Comportement: Portés à se sentir supérieurs aux autres et au-dessus des règles. Portés à blâmer les autres pour leurs ennuis et à vouloir se venger. Capables de charmer et de manipuler. Souvent impulsifs, fascinés par les armes. Loin d'être victimes d'intimidation, 94% d'entre eux avaient au contraire tourmenté d'autres élèves.

Milieu: Les sujets étudiés venaient de familles souvent intactes, mais qui avaient tendance à les gâter. Souvent, leur père avait des aspirations militaires et possédait des armes en toute légalité.

Particularités: Ce sont eux qui avaient recruté d'autres jeunes, plus vulnérables (psychotiques ou traumatisés) pour passer à l'attaque.

Pour les soigner: La psychopathie et les traits comme le narcissisme sont difficiles à traiter, car les individus atteints ne cherchent pas d'aide et ont du mal à se remettre en question. La thérapie est plus efficace pour ceux chez qui ces troubles sont moins prononcés ou dont la personnalité n'est pas encore totalement formée.

___________________

Les traumatisés

Proportion: 25% des cas recensés 

Trouble: Dépression ou détresse, voire quasi-délire à la suite d'une succession de traumatismes sévères.

Comportement: On les reconnaît par défaut, parce qu'ils ne manifestent pas le même narcissisme ou la même confusion typiques des tueurs des deux autres catégories.

Milieu: Les sujets étudiés ont grandi dans des familles brisées et pauvres. Ils avaient souvent été battus et agressés sexuellement. Au moins un de leurs deux parents était violent ou carrément criminel. Plusieurs avaient eu un père absent ou propriétaire d'armes illégales. Et 74% d'entre eux avaient été ostracisés à l'école.

Particularités: Ce sont eux qui sont les plus susceptibles d'avoir été encouragés ou recrutés par des camarades.

Pour les soigner: La dépression, les traumatismes, les distorsions cognitives se traitent bien grâce

à la thérapie et aux médicaments. Les habiletés sociales s'enseignent, tout comme la gestion de la colère.

* Le total dépasse 100 % car 6 des 48 tueurs appartenaient à deux catégories

Sources: Peter Langman, Why Kids Kill: Inside the Mind of a School Shooters (2010) et School Shooters: Understanding High School, College and Adult Perpetrators (à paraître en janvier 2015)

Complices et contaminés

Selon une étude du FBI, 8% des élèves qui ont commis une tuerie avaient recruté des camarades pour passer à l'attaque avec eux. Plus choquant encore: 44% avaient été encouragés par d'autres élèves, et 11% avaient obtenu leur aide. Certains vont jusqu'à suggérer des noms de cibles et à fournir les armes, précise le psychologue américain Peter Langman.

Au Canada, on observe le même phénomène, assure Kevin Cameron, du Canadian Centre for Threat Assessment and Trauma Response. L'Albertain a évalué la dangerosité de centaines de jeunes depuis 1999. «Au départ, les écoles pensent avoir affaire à un jeune malade qui agit seul. Mais dans la majorité des cas, il y a au moins quelqu'un d'autre en coulisse. On doit le chercher», dit-il, en précisant que les filles se trouvent souvent dans l'ombre. «L'internet et les divertissements violents amènent une dépersonnalisation et une certaine désensibilisation, analyse le psychiatre Louis Morissette. La violence est devenue un spectacle.» 

Les jeunes influençables ou en mal de modèles s'inspirent ainsi des autres, même à l'étranger. «Avec internet, la zone d'impact d'une tragédie déborde grandement de ground zero, constate Kevin Cameron. Et le risque augmente lors de périodes critiques: deux semaines après les tueries, autour de leurs dates anniversaires et le mois précédant Noël.»

Selon une enquête du réseau ABC News, la tragédie de Columbine a inspiré au moins 17 autres attaques aux États-Unis ainsi que 36 complots sérieux. - Marie-Claude Malboeuf

Quelle aide apporter

Les tueurs de masse ont tous un point commun: ils n'ont pas reçu de soins adéquats, parce que le système a échoué à les aider à temps. Telle est la position des auteurs d'un article publié dans le Journal of Police Crisis Negotiations en 2011*. Pour ses auteurs, psychologue et juriste, on fait fausse route en blâmant les jeux vidéo et films violents. Quels services offrir? Lutter contre l'intimidation a du bon, répond le Dr Martin Gignac. Mais il faut aussi s'attaquer à l'impulsivité, aux troubles d'opposition, aux troubles familiaux et, surtout, à la toxicomanie, dit-il. «La consommation est liée à la délinquance et accentue les désordres psychiques comme la dépression et la psychose.» «Il faut arrêter de stigmatiser les soins en santé mentale, plaide pour sa part le psychologue Peter Langman. Certains parents ne cherchent pas d'aide par peur que leur enfant soit ostracisé, expulsé ou placé sur une liste noire.»

* «Psychological Profiles of School Shooters: Positive Directions and One Big Wrong Turn»