Marc Lépine n'a eu besoin que de 20 minutes pour assassiner 14 jeunes femmes à l'École polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Vingt petites minutes qui ont brisé un nombre incalculable de vies.

Dix ans plus tard, on n'en finit plus de mesurer l'ampleur de l'onde de choc provoquée par la tuerie la plus meurtrière au pays. Les balles de Lépine ont atteint, par ricochet, de nombreuses autres victimes. Certaines en sont mortes. D'autres n'ont jamais retrouvé le goût de vivre.

Pendant des années, un père s'est bercé dans une chaise, le regard fixe, en surveillant à la fenêtre le retour impossible de sa fille assassinée. Complètement bouleversé, il a sombré dans la dépression et a perdu son emploi. «Toutes ces années, il se berçait en répétant: Elle va arriver, elle va arriver...», raconte le policier Pierre Leclair, père de Maryse, une autre victime de Marc Lépine.

«On ne peut pas s'imaginer l'ampleur incroyable que la tragédie a eue sur la population. Et on n'en connaîtra jamais tous les impacts», estime M. Leclair.

La tragédie a décimé la famille de Sarto Blais, qui terminait ses études à l'École polytechnique lorsqu'il a assisté, impuissant, au carnage. Traumatisé, obsédé à l'idée que ses amies avaient été assassinées, le jeune homme s'est pendu dans la salle de bains de son appartement, à l'été 1990. Un an plus tard, les parents de Sarto, complètement démolis par la mort de leur fils, ont tous deux mis fin à leurs jours, dans leur maison de Newport, en Gaspésie.

Une amie d'enfance ne s'est jamais remise du meurtre d'Anne-Marie Edward. Son histoire est pathétique. «Elle m'a dit récemment qu'elle était morte le 6 décembre 1989», raconte la mère d'Anne-Marie, Suzanne Edward.

Le choc a été brutal. Cette jeune femme, qui voulait devenir ingénieure, a plutôt été trimballée pendant toutes ces années d'un hôpital psychiatrique à l'autre, cumulant les dépressions nerveuses. «Elle a complètement capoté. Pour elle, c'est fini.»

Après la mort de sa fille Barbara, Pierre Daigneault a perdu goût à la vie. Rien ne pouvait lui rendre le sourire. Il est décédé subitement en 1996. Un arrêt cardiaque. «Il avait dit que son coeur avait arrêté de battre le 6 décembre 1989, et c'était presque la réalité», raconte sa veuve, Marie-Claire Gagnon.

«Ce n'est pas une personne que j'ai perdue, c'est deux personnes. Si le drame n'avait pas eu lieu, Pierre serait peut-être encore en vie. Il serait toujours cardiaque, mais je crois que le choc et les émotions ont devancé sa mort», poursuit Mme Gagnon.

Barbara avait choisi la même profession que son père, fondateur du département de génie mécanique à l'École de technologie supérieure. Elle lui ressemblait beaucoup. «Il l'aimait énormément. Ils devaient se rencontrer deux jours plus tard pour finaliser son projet de maîtrise. Tous ses beaux rêves s'envolaient. C'était très dur, très triste.»

Seule dans sa grande maison, Mme Gagnon constate amèrement que Marc Lépine a irrémédiablement bouleversé sa vie. «Mon noyau familial est maintenant très réduit. L'absence se fait encore sentir et probablement qu'elle se fera sentir éternellement.»

Pendant huit longues années, les parents d'Annie Turcotte n'ont pas touché à la chambre à coucher de leur fille assassinée. Ses souvenirs, ses livres et ses vêtements, impeccablement classés dans sa commode, étaient prêts pour le retour d'une jeune femme qui ne reviendrait pourtant jamais.

Le deuil a été long et douloureux. Carmen Pépin et René Turcotte ne pouvaient pas comprendre, et surtout pas accepter la perte absurde de leur enfant. «Je me sentais coupable. Je lui avais dit: Annie, aujourd'hui, il n'y a plus de frontières pour les filles... Et pourtant, il y en avait encore», raconte Mme Pépin d'une voix douce.

Depuis deux ans, le couple voit enfin un peu de lumière au bout du tunnel. Peu après le drame, en fouillant dans les travaux scolaires d'Annie, Mme Pépin est tombée sur une rédaction au sujet de la mort, que sa fille avait composée à 17 ans.

«Je n'ai pas peur de la mort, j'ai peur des souffrances qui l'entourent. J'espère de mourir dans une sorte d'accident, en pleine action», avait écrit Annie. «Elle est morte comme elle le désirait», conclut lentement M. Turcotte, en contemplant l'une des nombreuses photos d'Annie qui tapissent les murs de la maison.

Des cauchemars terribles

Thérèse Daviau a perdu sa fille Geneviève et, du même coup, la flamme qui habitait son coeur. «J'ai toujours aimé la vie. On m'appelait le soleil, le boute-en-train. Mais après le drame, je sentais qu'il y avait quelque chose de mort en moi. Une flamme éteinte», explique l'ancienne politicienne.

Le 6 décembre 1989, sa fille avait aperçu Marc Lépine au bout d'un corridor, son arme à la main. Mais elle ne l'a pas pris au sérieux, croyant avoir affaire à un étudiant qui «faisait le fou». Geneviève a traversé le corridor pour se rendre sans trop s'inquiéter à la cafétéria. Quelques minutes plus tard, Lépine la tuait à bout portant.

Cette histoire a longtemps torturé Mme Daviau. «Je me disais: Peut-être que c'est de ta faute, Thérèse, qu'est-ce qui t'as pris de lui montrer à faire confiance aux gens! Si je lui avais montré à être plus sceptique, peut-être qu'elle aurait pris les jambes à son cou pour sortir de l'École!»

Longtemps, Mme Daviau a fait des cauchemars terribles. «J'étais dans l'École, et c'est moi qui étais dans la même situation. Mon inconscient m'a fait vivre ce qu'elle a pu vivre...»

L'appui de la famille et des amis a été très important pour Mme Daviau, qui a lentement réussi, sans oublier, à surmonter sa peine. «La flamme ne sera plus jamais aussi vive, mais aujourd'hui, j'ai retrouvé une partie de ce qu'était Thérèse.»

Un amour brisé

Jean-François Larivée était amoureux fou de Maryse Laganière, secrétaire au service des finances de l'École polytechnique. Ils venaient à peine de se marier et d'acheter une maison à Montréal. Ils étaient jeunes et avaient la tête pleine de projets.

Le matin du 6 décembre 1989, lorsqu'il a déposé Maryse à la porte de l'École, Jean-François a eu un pincement au coeur. «Ce matin-là, je suis resté là, comme si j'étais triste de la voir partir. Je ne comprenais pas pourquoi. Elle s'est retournée en chemin et m'a regardé avec un air interrogateur. Je l'ai saluée une deuxième fois. C'est ce que j'attendais. Mais aujourd'hui, je réalise que je voulais la saluer une dernière fois.»

Le cauchemar qui l'attendait lorsqu'il est revenu chercher sa femme, ce soir-là, lui pétrit toujours le coeur. Autour de lui, des étudiants s'enfuyaient dans tous les sens en hurlant. Lorsqu'il a compris qu'un tueur fou sévissait à l'intérieur de l'École, il a tenté d'y entrer, en vain. Il s'est précipité sous la fenêtre du bureau de Maryse. Personne.

On l'a ensuite vu courir désespéremment de civière en civière, cherchant sa Maryse parmi les blessés. Elle n'y était pas. Marc Lépine l'avait tuée alors qu'elle s'apprêtait à quitter le bureau, son manteau sur le dos et son sac à la main.

Jean-François était anéanti. «Après dix ans, je pense que je ne serai jamais complètement remis. C'est comme si je m'étais fait broyer une jambe par une moissonneuse-batteuse et que les chirurgiens avaient tenté de la réparer. Je resterai toujours avec des cicatrices et, quand je marche, j'ai mal.»

Dix ans plus tard, Jean-François porte toujours son alliance. Il ne s'est pas remarié et n'a pas d'enfants. «On essayait de faire un bébé, Maryse et moi. L'autopsie ne révèle pas ces choses-là, mais j'ai toujours eu le sentiment profond qu'elle était enceinte quand elle est décédée. Et j'ai regardé son calendrier; elle était en retard de cinq jours, alors qu'elle était toujours bien régulière.»

Après le choc, Jean-François a sombré dans un gouffre de détresse. «Je trouvais cela injuste que la vie m'ait fait cela, jusqu'à ce que je réalise qu'il n'y a personne qui s'amuse à nous envoyer des épreuves du haut de son nuage! C'est arrivé, pas parce que cela devait arriver, mais c'est arrivé, point. Aujourd'hui, si je refuse de le constater, je refuse ma vie.»

LA LUMIÈRE AU BOUT DU TUNNEL

Le 6 décembre 1989, le policier Pierre Leclair a vécu ce qu'aucun père ne voudrait vivre. En service à l'École polytechnique de Montréal, c'est lui qui a découvert avec stupeur le corps inerte de sa propre fille, Maryse, tout près de celui du tueur Marc Lépine.

Plantés devant leur téléviseur, des milliers de Québécois incrédules ont assisté, en direct, à son terrible drame. Dix ans après, plusieurs d'entre eux se souviennent encore très bien de l'ancien responsable des relations publiques du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal (SPCUM).

«Attendez ici, je vais aller voir ce qui se passe, je reviens dans quelques minutes pour vous faire un rapport», avait dit l'agent Leclair aux nombreux journalistes qui s'étaient agglutinés autour de lui dès son arrivée à l'École polytechnique.

Sur les écrans de télévision, on l'a vu franchir le cordon policier et s'éloigner dans la neige et la lumière des gyrophares, puis s'engouffrer à l'intérieur de l'université. Mais il n'est jamais retourné auprès des journalistes.

«Je savais que ma fille donnait une prestation devant sa classe, cet après-midi-là. Mais sur des milliers d'étudiants, pourquoi elle? On s'imagine toujours que ça ne peut pas nous arriver», raconte M. Leclair, aujourd'hui chef de police à Sainte-Foy.

Le policier n'avait d'ailleurs aucune idée de ce qui l'attendait à l'intérieur. «Derrière les journalistes, je voyais des brancardiers transporter des blessés sur des civières. À ce moment-là, on croyait qu'il y avait deux morts.»

M. Leclair est entré et a tout de suite demandé à l'inspecteur responsable de l'opération la permission de visiter les lieux. À mesure qu'il arpentait les corridors, empruntant à peu près le même chemin que le tueur, M. Leclair prenait conscience de l'ampleur du drame. Les scènes indescriptibles qu'il a vues resteront à jamais gravées dans sa mémoire.

«Dans la première classe, j'ai vu six filles empilées les unes sur les autres, dans le fond de la pièce. C'était horrible. Ensuite, je suis monté au premier étage et j'ai vu la secrétaire, qui s'était fait tirer à travers la vitre de son bureau. Elle s'en allait, la pauvre, elle avait son manteau sur le dos.»

M. Leclair est ensuite monté au troisième étage. Devant la porte du local B-311, les corps de deux jeunes femmes, qui avaient tenté de s'enfuir, jonchaient le sol.

«En tournant le coin du corridor, j'ai vu ma fille étendue par terre, dans le local. Je l'ai reconnue tout de suite en la voyant. Elle avait les mêmes vêtements que le dimanche précédent, quand elle était venue souper à la maison. Puis, j'ai vu son visage. C'était bien elle», raconte le chef de police avec nervosité.

M. Leclair n'a rien dit. Il est resté un moment devant la porte du local, complètement figé, le sang glacé dans ses veines. Il savait que sa fille était déjà morte. Il n'y avait rien à faire.

Poignardée en plein coeur

«Au fur et à mesure que j'avançais et que je ne voyais pas ma fille, je me disais que Maryse n'était pas dans le lot. Et la dernière, c'était elle. Marc Lépine s'est assis à côté d'elle après l'avoir poignardée, il a dit: Oh shit! et s'est tiré une balle dans la tête», raconte M. Leclair.

Maryse, 23 ans, finissante en métallurgie, était en train de faire une présentation devant les autres étudiants lorsque Lépine a fait irruption dans la classe. Il a tout de suite tiré sur elle, l'atteignant à l'omoplate.

«Elle est tombée par terre et gémissait, elle disait: Venez m'aider, venez m'aidez... Mais au même moment, Lépine courait sur les bureaux et tuait des filles dans la classe. Alors personne n'est allé l'aider.» Après quelques minutes de ce terrible manège, Lépine est revenu près de Maryse et l'a poignardée en plein coeur.

Son père croit aujourd'hui que c'est à ce moment que le tueur a pris conscience de son geste insensé et s'est donné la mort.

Le policier explique qu'avec une arme à feu, la cible est distante - virtuelle, à la limite, dans la tête du tueur. «Tu peux, de loin, tirer quelqu'un et te retourner immédiatement, comme s'il ne s'était rien passé. Alors que pour poignarder quelqu'un, il faut que tu le touches. Sentir la chair chaude, sentir la vie. C'est tout à fait différent», croit-il.

«C'est peut-être là que Lépine a réalisé ce qui venait de se passer. Parce qu'il aurait pu se relever et continuer, en tuer encore plein s'il avait voulu. Il avait tiré partout dans l'université. Il avait déjà tué 13 filles. Et il en restait dans la classe.»

De plus, Lépine avait encore deux pleines boîtes de munitions lorsqu'il s'est suicidé.

S'ils ont été très traumatisés au lendemain du massacre, Pierre Leclair et sa famille font maintenant preuve d'un courage et d'un optimisme impressionnants. «Nous avons repris goût à la vie. Nous sommes de bonne humeur. Il y a longtemps que nous avons arrêté de pleurer.»

«Je suis encore très fier de Maryse, et j'y repense toujours avec plaisir», poursuit-il, le sourire aux lèvres. «C'était une fille fonceuse, qui n'hésitait pas à se lancer dans des domaines généralement réservés aux hommes. Elle avait même tenté de devenir officier des Forces armées canadiennes, mais avait renoncé après un camp d'été beaucoup trop rigide à son goût!»

L'horrible soirée du 6 décembre 1989 n'a pas dégoûté à tout jamais M. Leclair du métier de policier, au contraire. «J'ai toujours considéré que j'étais un agent de la paix, et non de la guerre. Et j'ai le sentiment, en toute humilité, d'être un de ceux qui ont contribué au maintien de la paix et de l'ordre public par leur métier.»

Pour le chef de police, père de trois autres filles, le monde est encore rempli d'amour et d'espoir. «On vit dans une bonne société, très sécuritaire au Québec, conclut-il. Je continue d'avoir extrêmement confiance en la société et en l'avenir.»