Marc Lépine leur a arraché une fille, une soeur, une épouse. Il a choisi ses victimes, il les a assassinées de sang-froid pour la seule raison qu'elles étaient des femmes. Un geste cruel et démentiel que les familles ne pourront jamais oublier. Pourtant, certaines d'entre elles ont décidé de pardonner. Pour continuer à vivre.

À la seule évocation du nom de Marc Lépine, un long frisson parcourt l'échine du frère Serge Saint-Arneault, un missionnaire d'Afrique qui a perdu sa soeur Annie dans la tuerie de l'École polytechnique. «Pardonner, c'est un bien grand mot, même pour les chrétiens!» avoue d'emblée le prêtre.

Le frère Saint-Arneault hésite un moment. «Chaque fois que tu évoques le nom de... Marc... Lépine, cela fait surgir une émotion», explique le missionnaire. Malgré ses réticences, il affirme éprouver, dix ans plus tard, une certaine pitié pour l'assassin. «C'est un garçon qui était malade, constate-t-il. Il a été victime de sa propre folie puisqu'il s'est suicidé. Pour moi, c'est une victime parmi les autres victimes.»

Étonnamment, le tueur inspire de la compassion à certains parents, comme M. Saint-Arneault. Mais d'autres se réveillent encore la nuit pour le détester. La plupart estiment néanmoins que Lépine n'en vaut tout simplement pas la peine et refusent carrément d'en parler. Question de survie.

«Penser à Marc Lépine n'aide pas à sortir d'un gouffre émotionnel, explique Jean-François Larivée, qui a perdu sa jeune épouse, Maryse Laganière. Certains parents de victimes ont beaucoup pensé à lui et ont eu besoin de plusieurs années avant de perdre la grande agressivité qu'ils avaient en eux.»

«Je ne sais pas qui est Marc Lépine. Je ne l'ai jamais vu, jamais parlé et il y a une partie de moi-même qui a décidé de ne pas mettre de temps et d'énergie à essayer de comprendre cet individu», poursuit M. Larivée.

«Je ne veux pas perdre mon temps à penser à lui. Je l'ai évacué, sans lui pardonner», tranche Sylvie Haviernick, dont la soeur, Maud, a été assassinée.

Comment pardonner?

Marc Lépine n'a pas seulement privé Marie-Claire Gagnon de sa belle-fille, Barbara. Accablé par la douleur, son mari, Pierre Daigneault, est mort subitement six ans plus tard. Pardonner un tel drame à Lépine est au-dessus de ses forces. «Je constate qu'il m'a privée, qu'il a changé le cours de ma vie. J'essaie de continuer, mais les souvenirs surgissent à tous moments.»

Policier en service le soir du 6 décembre 1989, Pierre Leclair a découvert le corps inerte de sa propre fille à l'intérieur d'une classe, tout près de celui de Marc Lépine. Maryse a été la dernière victime du tueur, qui s'est donné la mort après l'avoir poignardée.

Malgré l'horreur du drame, M. Leclair affirme avoir pardonné à celui qui lui a enlevé sa fille adorée. «C'est effrayant, être malheureux au point de se rendre jusque-là. J'éprouve beaucoup de pitié pour lui. Comment en vouloir à un mort, à un pauvre gars détraqué qui s'est suicidé?»

En fait, le suicide de Lépine a sans doute aidé les familles, sinon à pardonner, du moins à éprouver moins de haine envers le tueur désespéré. «Ce serait peut-être différent s'il n'était pas mort, croit la conjointe du père de Geneviève Bergeron, Claire Roberge. On ne peut pas savoir. J'ai suivi le procès de Valéry Fabrikant (le tueur de Concordia) et je pensais aux familles des victimes. Ils devaient écouter les élucubrations d'un fou qui délire dans sa maladie, alors qu'elles avaient perdu un père, un mari. Ça, c'est enrageant!»

«Je ne saurai jamais si j'aurais pensé autrement s'il ne s'était pas suicidé, mais je n'ai jamais ressenti de haine, dit Thérèse Daviau, la mère de Geneviève Bergeron. J'ai plutôt essayé de comprendre le sens de ce geste-là, qui était le désespoir. Il avait eu une enfance très difficile.»

Mme Daviau avoue ne pas s'être attardée outre mesure sur le drame personnel de Marc Lépine, préférant axer sa réflexion sur la portée sociale de son geste. "C'est une blessure incroyable pour notre société. C'était le reflet d'un malaise collectif, tout le monde se disait que la société était malade!"

Lépine n'était pas fou

La plupart des familles considèrent d'ailleurs que Marc Lépine n'était pas un fou furieux. Il est clair, pour eux, que ceux qui continuent de l'affirmer ne font que banaliser la tragédie.

«C'était un geste prémédité! Il était allé à l'École polytechnique plusieurs fois avant le drame. Il avait acheté son arme deux semaines avant. Il a délibérément choisi deux classes de finissantes. Il a planifié son affaire à la minute près. C'était un dérangé, mais pas un fou furieux. Si on dit cela, on élimine d'emblée tout ce qui aurait pu diminuer l'impact de la tragédie», dit la mère d'Anne-Marie Edward, Suzanne, qui s'est battue pendant des années pour faire adopter la loi fédérale pour le contrôle des armes à feu.

Affirmer qu'il s'agit d'un acte isolé est trop facile, poursuit Claire Roberge. «C'est comme ça qu'on peut continuer notre petite vie tranquille. Il n'y a rien à rectifier dans notre société, il n'y a pas de problèmes, c'est un fou! On en produit combien, de fous, avec nos émissions de télévision, nos propos méprisants, nos lignes radiophoniques où on laisse parler n'importe qui sous prétexte que c'est un pays libre?»

Marc Lépine lui-même ne se croyait pas fou, selon la lettre de suicide retrouvée sur lui après la tuerie. Il a écrit: «Même si l'épitète Tireur Fou va m'être attribué dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel que seul la venu de la Faucheuse ont amené à poser des gestes extrêmistes».

«On parle toujours de Marc Lépine. Il faut parler des filles, de ce qui a été perdu pour les familles, pour le pays, pour la communauté scientifique à laquelle elles se dévouaient! Je ne peux pas imaginer qu'après dix ans, on discute encore de son cas!» s'indigne Suzanne Edward.

«Je n'ai pas envie de prononcer ce nom-là, il a été trop dit, affirme Pierre, le père d'Anne-Marie Lemay. C'est un loser, un pauvre type. Je n'ai pas envie d'être agressif envers cet homme-là, mais ce n'est pas quelqu'un à mettre en évidence.»

Le sentiment est partagé par tout le monde. «Cessons de parler du meurtrier, parlons des victimes! Nommons-les, elles ne sont pas seulement des statistiques», dit le frère Saint-Arneault.

Barbara Daigneault, Nathalie Croteau, Hélène Colgan, Sonia Pelletier, Anne-Marie Lemay, Annie Saint-Arneault, Geneviève Bergeron, Maud Haviernick, Michèle Richard, Annie Turcotte, Maryse Leclair, Anne-Marie Edward, Maryse Laganière et Barbara Klucznick étaient des filles extraordinaires, vouées à un brillant avenir, affirment les familles en choeur.

«Bien sûr, les parents disent tous que leurs enfants sont merveilleux, avoue Mme Daviau. Pourtant, j'ai vraiment l'impression que c'étaient des filles exceptionnelles. Elles aimaient beaucoup la vie, elles étaient joyeuses, généreuses et très attachantes. C'était des leaders, très engagées dans leur milieu.»

Lorsqu'ils parlent de leur fille, de leur soeur, de leur épouse, les regards des proches s'illuminent. Ils pourraient en parler pendant des heures, le sourire aux lèvres, sans se lasser. «Il y a des gens qui pensent qu'il ne faut pas nous parler d'Annie. Au contraire, parlez-nous en!» lance son père, René Turcotte, résumant la pensée de plusieurs parents. «Cela nous fait toujours plaisir, parce qu'on a seulement de bons souvenirs d'elle. On ne peut pas être malheureux d'en parler!»