Nous publions de larges extraits d'une des rares entrevues que M. Desmarais a accordées. En juin 2008, il s'est confié à l'hebdomadaire français Le Point.

Le Point : Quand commence votre histoire ?

Paul Desmarais : Mes deux grands-pères ont quitté le Québec en 1905 pour venir s'installer dans la région de Sudbury, cité minière de l'Ontario qui exploitait le nickel. Ils travaillaient tous les deux pour le chemin de fer transcanadien. Mon grandpère paternel, Toussaint-Noël Desmarais, a fondé un village qui s'est appelé Noëlville.

Qu'avez-vous fait comme études ?

J'ai un diplôme de commerce de l'Université d'Ottawa, et j'ai fait du droit à Toronto. Mais je n'ai pas fini mon droit.

Pourquoi ?

C'est toute une histoire.

Alors, allons-y !

Mon grand-père paternel s'est installé à Noëlville et mon père, avocat de formation, est allé pratiquer le droit et le notariat à Sudbury. Mon grand-père maternel, lui, était un entrepreneur de grande envergure. Il a fait fortune à Sudbury, où il possédait, entre autres, une ligne de chemin de fer. Elle transportait, sur huit miles, les mineurs de la ville de Sudbury jusqu'à la mine. Quand mon grand-père est mort en 1926, juste avant ma naissance, ma mère et mon oncle ont hérité de ses parts (25% chacun) dans la ligne de chemin de fer. Mon oncle, William Laforêt, travaillait d'ailleurs à la compagnie. Mon père, lui, s'occupait des moulins à scie de mon grandpère en plus de sa pratique du droit.

Votre père était donc, comme vous le serez ensuite, un homme d'affaires... Avec la crise de 1929, tous les moulins ont fermé. Il ne lui restait plus que la participation de ma mère dans le chemin de fer et sa pratique du droit. Après la Seconde Guerre mondiale, mon père a abandonné la ligne de chemin de fer pour des bus. Sauf que les mineurs, de plus en plus nombreux, se sont mis à rouler en voiture et ont délaissé les bus. La compagnie de mon père s'est retrouvée au bord du dépôt de bilan. Que faisiez-vous pendant tout ce temps ? À l'époque, j'étais en première année de droit à Toronto. Quand je reviens à Sudbury à l'été 1950, on est en pleine catastrophe. Mon père voulait vendre l'affaire de bus. Il m'explique qu'il a une chance de céder la compagnie pour 18 000$. Autrement dit, rien du tout. C'est là que vous intervenez... En effet. Je lui dis : «Si tu vends, pourquoi pas à moi? Je verrai ce que je peux faire pendant l'été.»

Vous aviez une idée derrière la tête ?

Je pressentais qu'un jour je prendrais la succession. Quand j'étais petit, mon père m'emmenait toujours avec lui. J'adorais voir les locomotives, aller dans les ateliers. En fait, j'ai toujours rêvé un jour de posséder la Canadian Pacific, la ligne de chemin de fer qui relie Halifax à Vancouver.

Comment a réagi votre père à votre proposition?

«Toi, m'a-t-il dit, tu vas finir ton droit.» Pour mon père, l'entreprise était perdue. La dette s'élevait à environ 500 000$.

Alors, comment l'avez-vous convaincu? Ma mère a plaidé pour moi. Elle a tellement insisté que mon père m'a confié l'affaire le temps d'un été. Le même week-end, j'ai été nommé président de la compagnie.

Ça a dû vous faire drôle. Vous aviez quel âge, alors ?

Vingt-trois ans. À cette époque, je portais un blouson de cuir comme les motards. Le lundi, lorsque j'arrive au bureau de la compagnie, je tombe sur le chef comptable.

«Qu'est-ce que tu fous là? me crie-t-il en anglais. Je suis le nouveau président de la compagnie. Tu es quoi? Le nouveau président de la compagnie. Ah oui ?» Il prend son téléphone et appelle mon père : «John, qu'est-ce que c'est que ce bazar? Il y a Paul qui est devant moi et qui prétend être président de la compagnie. Mon père lui dit la vérité. «Alors, conclut le chef comptable, s'il est président, moi je m'en vais !»

Ça commençait bien...

Effectivement, tous les employés du bureau sont partis, ils étaient 14. Tous, sauf la téléphoniste, qui deviendra ensuite mon assistante.

Qu'avez-vous fait alors ?

On devait de l'argent à tout le monde, aux banques, aux fournisseurs de carburant, aux vendeurs de pneus, et nous n'avions que 18 autobus. Sept ou huit n'étaient plus en mesure de rouler. On les cannibalisait en prenant des pièces de rechange pour faire rouler les autres.

Ça n'explique pas comment vous avez fait.

J'ai vendu la ligne d'autobus de la mine d'Inco pour 50 000$ à une autre compagnie. Et j'ai pris la concession des lignes de la ville de Sudbury. La première année, j'ai gagné 5000$. Le plus dur au début, c'était d'assurer la trésorerie. Il me fallait trouver 3000$ par semaine pour payer mes chauffeurs et mes mécanos. La première semaine, je suis allé voir le curé de la paroisse Saint-Jean-de-Brébeuf, un ami de mon père. Il me dit : «Tu perds ton temps avec tes bus, tu devrais retourner à tes études de droit au mois de septembre. Laisse tomber cette affaire, tu vas ruiner ta vie.» Je lui ai dit que si je n'avais pas 3000$ je devrais fermer lundi. On était vendredi. «Très bien, m'a dit Monseigneur. Je ne te prête pas l'argent, je te le donne, mais tu me promets que tu vas partir faire ton droit en septembre.»

Et ensuite ?

La semaine suivante, je suis allé voir le beau-père de ma soeur, qui était entrepreneur de pompes funèbres. «Tu vois le gars qui est mort la semaine dernière, m'a-t-il dit, je ferais mieux de lui prêter à lui. Ton affaire, c'est une affaire de fous.» Il m'a quand même prêté les 3000$. La troisième semaine, un immigré polonais qui s'installait à son compte m'a racheté une machine qui était utilisée aux travaux de chemin de fer. On ne s'en servait plus. On l'avait payée 10 000 piastres, je l'ai laissée à 3000.

Bon, mais vous étiez coincé...

Alors j'ai joué gros. J'avais besoin de cash. Je me suis débrouillé pour avoir un rendez-vous avec le grand patron d'Inco, propriétaire de la mine, un personnage très important dans tout l'Ontario. Je me souviens de son bureau, un bureau de grand seigneur. Il m'a pris de haut. Je lui explique que j'ai rendez-vous avec lui. «Pas du tout, dit-il, j'ai rendezvous avec ton père.» Il appelle mon père. Lui demande ce que fait «le gosse qui est devant [lui] dans son bureau». Mon père lui explique que je suis le président de la compagnie de bus. «Ridicule, dit le patron de la mine. Tout cela n'a aucun sens.» Alors il me demande ce que je voulais. «Je n'ai pas beaucoup de temps à perdre», ajoute-t-il. Je lui détaille alors le business plan de cinq ans que j'avais préparé sur un rouleau de papier peint. Je vois qu'il est surpris. «D'accord, mais où vas-tu trouver les 50 000$ du début?», me demande-t-il. Je fais ni une ni deux: «C'est vous qui allez me les prêter.» Il proteste : «Je ne suis pas la Croix-Rouge.»

Échec, donc...

Eh bien, non. L'important, c'est que tout le monde à Sudbury savait que j'avais rencontré le plus grand patron de tout l'Ontario. Vous comprenez? Ça m'a donné une crédibilité. Le patron de la mine a même fini par lâcher les 50 000 piastres.

C'est de là que date votre fortune...

À 23 ans, j'avais réussi à monter un tour de table ! Bien plus tard, le patron de la mine me dira que dès qu'il m'avait vu il était convaincu que je m'en sortirais.

Entre-temps, avez-vous tenu la promesse faite au curé de Sudbury ?

Oui, je suis retourné faire mon droit à Toronto. Tous les weekends, je faisais 360 miles en voiture pour aller à Sudbury m'occuper des bus. L'hiver, ça pouvait prendre jusqu'à 10 heures de route.

Jacqueline, votre femme, vous l'avez rencontrée à Sudbury ?

Oui, oui. On se voyait tout le temps. On habitait dans le même bloc d'immeubles. Pendant un temps, nous ne nous sommes plus vus. Jacqueline était partie un an et demi en Californie. Quand elle est revenue, j'ai sorti le grand jeu pour la séduire. J'ai acheté trois voitures cet été-là pour l'impressionner. Un pick-up, puis une Pontiac un peu trop petite et enfin une Chrysler décapotable. J'allais la chercher à l'hôpital de Sudbury où elle finissait à 16 heures. Jamais elle n'a voulu monter dans ma voiture. Elle prenait toujours un de mes bus. Alors j'ai eu une idée. Un jour, j'ai dit au chauffeur du bus de s'arrêter à un certain endroit, un stop, et de ne plus bouger. Ce qu'il a fait. Quand il s'est arrêté, je suis monté. Et là, tout en insistant auprès du chauffeur pour qu'il ne reparte pas, j'ai invité Jacqueline à rentrer avec moi en voiture. Elle ne voulait pas. Les voyageurs, qui me connaissaient tous, se sont mis à râler. Le chauffeur voulait repartir, mais je lui ai intimé l'ordre de ne pas bouger. Après de longues minutes, Jacqueline a fini par céder. Elle a accepté de rentrer avec moi. Trois mois après, on était mariés. Pour notre lune de miel, nous sommes allés aux Bermudes. J'ai dépensé une fortune.

Vous meniez de front la gestion de la compagnie de bus et vos études ?

Oui, jusqu'au jour où mon médecin en a décidé autrement.

Comment ça ?

À l'époque, j'avais de l'asthme. Pour mon médecin, c'était dû à la tension, au stress. Il disait que j'avais le choix : «Ou vous devenez homme d'affaires, ou vous devenez avocat. Si vous choisissez d'être avocat, vendez tout. Vous ne pourrez pas faire les deux. Mais, a-t-il continué, des avocats, il y en a beaucoup. Vous êtes un bon homme d'affaires. Choisissez donc les affaires.» J'ai suivi son conseil.

Alors comment l'homme d'affaires a-t-il aussi bien réussi ?

Je ne sais pas. J'ai saisi les opportunités qui se présentaient. En rachetant des compagnies de bus à Ottawa, à Québec, à Montréal... et en les revendant à l'occasion...

***

AVEC ASSURANCE

«J'appelle mon avocat à Montréal. Je lui demande quelle chance on a d'acheter Imperial Life à Toronto. Aucune, dit-il. Je lui demande pourquoi. Les anglophones ne lâcheront pas. Jean-Louis Lévesque était du même avis. Tu perds ton temps, me disait-il. L'establishment ne lâchera pas. Quand je suis revenu de Toronto et lui ai dit que j'avais fait affaire, il ne voulait pas me croire. Je lui ai répondu : Ce n'est pas la langue qui mène les affaires, c'est le cash.»

VOIR AILLEURS

«Parce qu'on ne met pas tous ses oeufs dans le même panier, ou dans le même pays... Je voulais donc être présent en Europe, aux États-Unis, mais aussi en Asie. J'ai acheté 5% de Paribas. Et puis, après 1981, quand François Mitterrand est arrivé, nous avons récupéré Pargesa avec Albert Frère. C'est là que nous avons logé nos participations en France.»

LA CHINE

«La première fois que je suis allé en Chine, c'était en 1978, à une époque où, au Canada, on l'ignorait. Personne ne fréquentait l'ambassadeur de Chine à Ottawa. Sauf moi. Les Chinois ont été très sensibles au fait que j'organise, en 1978, une visite à Pékin avec une vingtaine d'hommes d'affaires canadiens.»

LES GRANDS

«En dehors de Napoléon, il y a Bismarck, Pierre le Grand, Catherine II... Mais aussi, naturellement, Churchill et beaucoup de présidents américains, surtout les premiers. Je suis fasciné par ces hommes qui aimaient la liberté et qui ont bâti un pays.»

À LA HAUTEUR

«Il n'était pas question qu'ils ne soient pas à la hauteur. J'ai associé mes enfants aux affaires très tôt, dès 8 ou 9 ans. Je les emmenais partout. Quand je signais un contrat important, ils étaient là. Je leur disais : Asseyez-vous là, et écoutez. L'été, je les envoyais travailler dans des fermes de bons amis à moi. S'ils travaillaient bien, je les emmenais en Chine avec leurs copains.»