D'une société d'autobus en faillite achetée pour 1 $ à Sudbury jusqu'à l'empire Power Corporation, le parcours de Paul Desmarais est sans équivalent au Canada.

Paul Desmarais a été l'homme d'affaires canadien le plus marquant de sa génération, tant par l'ampleur de ses succès financiers que par son engagement dans la vie politique du pays. «Pour moi, c'est le roi de l'establishment canadien, l'empereur», dit Peter C. Newman, un des rares journalistes à avoir interviewé l'ancien président de Power Corporation.

Car ce fut un roi bien secret. S'il a été de tous les débats politiques de son époque, c'est dans les coulisses qu'il l'a été. L'homme a cultivé la discrétion, au point que même à La Presse, qu'il possède depuis 1967, rares sont les journalistes actuels à l'avoir jamais croisé. Sa dernière entrevue à La Presse remonte à 1990. La seule autre date de 1983.

Paul Desmarais est l'anti- Conrad Black, qui n'a jamais cessé d'étaler ses opinions sur la politique du moment, sur l'histoire et sur les hommes, grands et petits.

Bien que passionné d'histoire, Paul Desmarais ne se piquait pas d'être un intellectuel, un titre que peut réclamer Black.

«Plutôt que de lire des livres, il décryptait les gens, a écrit le journaliste George Tombs. Il les laissait parler pour mieux les jauger. Il y avait quelque chose de troublant et de grandiose chez ce Franco-Ontarien à la taille imposante, avec son nez aquilin et ses longs silences intermittents.»

Dans sa dernière entrevue, au magazine français Le Point en 2008, le journaliste lui a demandé comment il avait fait pour si bien réussir. «Je ne sais pas. J'ai saisi les opportunités qui se présentaient.»

Ce ne fut sûrement pas aussi simple, mais il avait assurément un instinct hors du commun pour voir avant tout le monde ce qui aurait de la valeur ou n'en aurait plus.

«Quand on considère d'où il est parti et l'ampleur de ses succès, on peut dire que c'est le plus grand homme d'affaires canadien du XXe siècle», dit Newman, qui a rencontré la plupart des géants de la finance au pays pour écrire les trois tomes du Canadian Establishment.

«C'était un homme qui savait être irrévérencieux dans un monde très guindé, et qui voyait l'absurdité des situations et ne se gênait pas pour le dire. «Pensez-y : il est parti des garages d'autobus de Sudbury pour se rendre à Versailles !»

Même les Français comparent le château de Sagard à Versailles, un aveu d'ignorance architecturale qui irritait le propriétaire: la construction est inspirée d'un palais vénitien. Il en a lui-même supervisé les plans.

S'il a une passion en dehors des affaires, c'est en effet l'architecture. Lucien Bouchard, devenu au fil des ans un intime, confie qu'il peut passer des heures à lire des plans d'édifices classiques et est intarissable sur le sujet.

De Sudbury à Versailles ou à Venise, de toute manière, «c'est le roi, il a son château, ça va de soi ! », dit Newman, quand je lui demande ce qu'il pense du fameux domaine.

Peter Munk, le président de Barrick Gold, disait au Globe and Mail en 2007 que Paul Desmarais a construit son empire avec une capacité de réseautage que «personne dans l'histoire canadienne n'a jamais égalée».

Les sociétés contrôlées par M. Desmarais et sa famille en Amérique, en Europe et en Asie ont une valeur dépassant les 100 milliards. Avec une fortune personnelle et familiale évaluée par Forbes à 4,63 milliards CAN, il est l'homme le plus riche du Québec, le quatrième du Canada et au 276e rang des êtres humains les plus fortunés sur la planète.

Sudbury

Tout en effet est parti d'une ville qui ne ressemble pas à un tremplin vers les sommets de la richesse : Subdury. Ville de nickel, de cuivre et dans ce temps-là, de coexistence à parts à peu près égales francos-anglos-immigrants. Né le 4 janvier 1927, quatrième d'une famille de huit, Paul Desmarais n'est pas pour autant parti «de rien».

Son père, Jean-Noël Desmarais, était un avocat prospère de la ville, où il est arrivé en 1922. Formé à Osgoode Hall, la grande faculté de droit de Toronto, il était aussi propriétaire immobilier. Sa mère, fille d'un notable local, avait hérité d'une ligne de tramway entre la ville et la mine d'Inco.

Son grand-père, Noël Desmarais, avait quitté le Québec pour aller superviser les travaux d'abattage d'arbres dans la région quand on a construit la fonderie de la mine Victoria. Les Desmarais étaient des bûcherons de père en fils et quand Noël est parti pour l'Ontario, son père Thomas (l'arrière-grand-père de Paul) lui a dit : «J'ai mieux réussi que mon père, fais mieux que moi.» Ainsi va la légende familiale, du moins.

Une fois la mine construite, en 1902, Noël Desmarais est allé ouvrir un magasin général dans un hameau qui est devenu «Noëlville», un village comptant 2500 habitants aujourd'hui.

Le grand-père Desmarais était donc un des marchands prospères de la région. Paul Desmarais a souvent raconté que sa position d'enfant du milieu lui a servi. Trop jeune pour intéresser les aînés, trop vieux pour jouer avec les cadets, il se retrouvait souvent seul, et son père l'emmenait partout avec lui en compagnie d'adultes qui parlaient d'affaires et de politique.

Le droit et les affaires l'attendaient. Paul a obtenu son bac en commerce à l'Université d'Ottawa et a commencé son droit à Osgoode Hall. Mais après un an, il avait échoué trois fois à son examen d'histoire du droit et n'avait plus le coeur aux études.

Cet été-là de 1951, il a 23 ans et ses parents veulent se débarrasser de la société d'autobus endettée de 340 000$, la Sudbury Bus Lines. Elle avait succédé à la compagnie de tramway qui menait les mineurs de Sudbury à la mine de cuivre de l'Inco.

Il n'y avait pas vraiment d'avenir dans cette entreprise, d'autant plus que plusieurs mineurs avaient maintenant assez d'argent pour s'acheter une voiture. Mais Paul a convaincu ses parents de la lui vendre pour 1$.

Il fallait chaque semaine trouver 3000$ pour payer les chauffeurs. Après avoir collecté la parenté et jusqu'à l'évêque de Sudbury, le président de l'entreprise en était réduit à payer les chauffeurs en billets d'autobus. Après deux semaines, des femmes en colère sont venues lui expliquer que le boucher ne voulait pas se faire payer avec des titres de transport.

«Desmarais, on ne veut plus rien savoir de tes affaires, y a assez de tes chèques qui rebondissent ! », lui a crié en public son gérant de banque.

Paul Desmarais a alors joué son grand coup. Il a rencontré le président de l'Inco pour lui présenter un plan écrit sur le revers d'un rouleau de papier peint. Excellent plan qui supposait le versement de 138 000$ par la société minière. Après s'être fait montrer la porte, Paul Desmarais a eu gain de cause.

Paul Desmarais vend alors son contrat d'exclusivité de transport vers la mine et concentre ses activités sur le transport urbain, beaucoup plus rentable.

Il venait d'effacer la plus grande partie de ses dettes, s'était débarrassé de la partie non rentable, pouvait rembourser ses créanciers et faire des profits. Plus aucun gérant de banque ne rirait de Paul Desmarais.

Il a épousé à cette époque Jacqueline Maranger, une infirmière qu'il avait connue à l'école secondaire. À Peter C. Newman, 50 ans plus tard, Paul Desmarais résumait ainsi l'appui et l'enthousiasme de «Jackie»: «Si je lui disais : chérie, je crois que je vais démarrer un service de transport pour passagers vers la Lune demain, elle me dirait : quelle bonne idée, pourquoi pas ?»

Les deux premiers enfants du couple, Paul et André, qui dirigent maintenant Power Corp, sont nés à Sudbury en 1954 et 1956. Vinrent ensuite Louise et Sophie.

Au moment où il allait retourner faire ses études en droit, il achète la Gatineau Bus Lines et déménage à Ottawa. En 1959, il vend l'entreprise et pense encore retourner faire son droit, devenir avocat à Sudbury. Mais une autre occasion se présente : la Québec Autobus. On est en 1959 et il lui faut l'approbation de Maurice Duplessis lui-même, qui conclut : «Si tu me garantis que mes fonctionnaires vont arriver à l'heure, tu peux l'acheter.»

Se présente alors Transport Provincial, qui allait devenir Voyageur. C'est la plus grande entreprise au Québec et pour réussir ce coup, Paul Desmarais a besoin d'aide et de 5 millions.

Il fait une rencontre qui va changer le cours de sa carrière : celle du courtier Jean-Louis Lévesque.

«Celui-ci savait par expérience les difficultés qui attendaient un Canadien français désirant se lancer en affaires et il prit en quelque sorte le jeune et fougueux Desmarais sous sa tutelle», écrit Dave Gerber, auteur d'une biographie de Paul Desmarais.

On est au début des années 60, et si Paul Desmarais a des rêves de grandeur, ce ne sont encore que des rêves d'autobus : il se voit développer un empire de transport en Amérique du Nord. Mais l'analyse de la concurrence étrangère l'en décourage.

Quoi faire alors? Dès 1962, il acquiert Gelco, société de placements, qui achète à son tour l'Impériale, compagnie d'assurances de Toronto. Il achète des actions du Montreal Trust, assez pour y être invité au conseil d'administration, où il est le seul francophone.

Il y fait bonne impression et on l'invite à plusieurs autres conseils. C'est ainsi qu'il a fait la connaissance de certains des plus grands financiers canadiens.

Après ce fut Trans-Canada, un holding qui possédait 18 entreprises, allant de Blue Bonnets aux magasins Dupuis Frères en passant par des manufactures de meubles. En un an, il avait quadruplé ses avoirs.

Il commence à acheter des journaux: La Tribune, Le Nouvelliste, La Voix de l'Est. Et en 1967, La Presse. En 1968, c'est l'achat de Power Corporation, une société de placement fondée en 1925 et dont le but initial était d'investir dans la production d'électricité d'où le «power ». Au fil des ans, la société s'est trouvée à investir dans toutes sortes d'entreprises qui n'avaient rien à voir avec l'électricité.

Puis c'est la compagnie d'assurances Great-West l'année suivante. Et la société papetière Consolidated-Bathurst. Et la Canada Steamship Lines. Entre 1959 et 1969, Paul Desmarais est passé du statut de président d'une petite entreprise d'autobus municipale qui se demande s'il deviendra avocat à celui de baron de la finance.

Sa percée est d'autant plus inattendue qu'à l'époque, on ne se gênait pas pour dire que les francophones n'étaient pas censés respirer l'air raréfié des sommets économiques.

Quand il a acquis l'Imperial, plusieurs ont tenté de l'en dissuader. Jamais Toronto ne laisserait un Frenchie partir avec ça. Ce n'était pas son point de vue: «C'est pas la langue qui mène les affaires, c'est le cash.»

«Il a gravi si vite et si discrètement les marches du pouvoir économique dans le Canada d'Après-Guerre que presque personne ne l'a entendu venir», écrit Newman.

Les affaires sont peut-être les affaires, mais la politique n'est jamais bien loin. «Le succès d'un Canadien français détruit l'argument des séparatistes voulant qu'il est impossible d'avoir du succès dans le Canada», a-t-il dit à Newman.

Pendant toutes ces années, il a développé ses liens non seulement avec tout ce que le monde des affaires compte d'acteurs, mais avec les politiciens.

Ses prises de position en faveur de l'unité canadienne lui ont valu d'être attaqué régulièrement. Dans les conflits de travail à La Presse dans les années 70, on pouvait voir des pancartes disant «Desmarais au poteau». Son nom était sur la liste des cibles d'enlèvement du FLQ en 1970.

À Newman, il raconte sa rencontre avec René Lévesque, alors ministre libéral des Ressources naturelles, au début des années 60. Desmarais se retrouve chez Lévesque à garder les enfants, manger des craquelins avec du fromage et de la bière jusqu'à minuit en parlant de politique. En sortant de là, Desmarais est catastrophé, estimant avoir affaire à un socialiste radical. Il faut dire qu'il n'a jamais fait mystère de son penchant politique : c'est un conservateur.

La relation entre les deux hommes allait s'améliorer au fil des ans, et Lévesque avait donné son appui à sa tentative de prise de contrôle du Canadien Pacifique son plus vieux rêve d'affaires, et sa grande déception. À la mort de Lévesque, Paul Desmarais lui rendra un hommage personnel.

Il dit que le meilleur ami qu'il a eu en politique a été Daniel Johnson père. En 1967, quand le premier ministre unioniste flirtait avec l'idée d'indépendance, Paul Desmarais ne s'est pas gêné pour aller le rejoindre à Hawaii, où il se reposait. Desmarais avait emmené un constitutionnaliste et un journaliste de La Presse.

Après des promenades et des discussions, Daniel Johnson réaffirme sa foi envers le fédéralisme et déclare qu'il n'a «pas le mandat de construire un mur de Chine autour du Québec.»

Selon Newman, c'est lors d'une réunion hebdomadaire ordinaire à son bureau qu'il a décidé d'appuyer la campagne au leadership libéral de Pierre Elliott Trudeau, en 1968.

Ils se sont fréquentés souvent au fil des ans et Desmarais a pris la défense de celui que l'establishment admirait pour sa position face au nationalisme québécois, mais honnissait pour ses politiques économiques progressistes lui-même avait quelques réserves.

Ça ne l'a pas empêché de soutenir Brian Mulroney, qu'il avait embauché, jeune avocat, pour régler la grève de La Presse en 1971, et avec qui il a eu des relations autrement plus chaleureuses.

Dans ses mémoires, Mulroney parle avec affection de son amitié avec Paul Desmarais. L'ancien premier ministre conservateur confie que Desmarais a été un de ceux qui l'ont convaincu de vaincre son alcoolisme.

Mulroney relate une partie de pêche au saumon à Anticosti dans les années 70, en compagnie de Paul Martin, tous deux rêvant déjà secrètement de devenir premier ministre. Pierre Trudeau y était également, ainsi que Jean Chrétien et des hommes d'affaires tous réunis par Paul Desmarais.

On pouvait croiser dans une des résidences du patron de Power Corporation l'ancien premier ministre de l'Ontario, William Davis, aussi bien que l'ambassadeur de Chine, George Bush père, ou plus récemment, Nicolas Sarkozy.

Brian Mulroney comme Lucien Bouchard racontent la rencontre qu'ils ont eue avec François Mitterrand à l'Élysée, en compagnie de Paul Desmarais, qui commentait la décoration italienne des plafonds, au grand étonnement du président français puis ce moment où Mitterrand leur a lu l'acte d'abdication de Napoléon, dans la pièce où il l'a signé en 1815.

Power a accueilli nombre d'anciens politiciens et hauts fonctionnaires dans ses rangs. Quand Newman souligne ce fait, l'homme d'affaires ne s'en défend pas. Les gens remarquables qui ont servi le pays sont de bons candidats, tout simplement, dit-il.

Dans les années 70, il poursuit ses acquisitions avec cette technique qu'il a pour ainsi dire mise au point de la prise de contrôle inversée. Mais après la victoire du Parti québécois aux élections, en 1976, il se tourne vers l'Europe, puis vers la Chine.

Tombs le décrit à cette époque conduisant sa voiture dans les collines de Charlevoix, mangeant du fromage en grains en écoutant un opéra de Wagner et discourant sur l'importance des dynasties d'affaires et sur ses rêves de commerce avec la Chine un rêve qu'il allait concrétiser dès les années 80. Cela aussi, il l'avait vu avant les autres.