La tragédie du 12 janvier 2010 a-t-elle changé quelque chose pour le Montréal haïtien? Les avis sont divisés...

«R-I-E-N! Tu peux l'écrire en grosses lettres. Le tremblement de terre n'a rien changé pour nous. Je pensais qu'on prendrait conscience de nos divisions, mais c'est resté pareil. Des cliques!»

Animateur du Son de la Caraïbe à CIBL depuis 25 ans, Ronnie Dee ne mâche pas ses mots. Deux ans après la tragédie du 12 janvier, le Montréal haïtien est toujours incapable de mettre ses efforts en commun pour bâtir à long terme.

«Les mêmes guéguerres sont revenues. Chacun fait sa petite affaire de son côté. Ç'aurait pu être l'union fait la force, comme notre devise. Mais c'est encore l'union fait la farce.»

Ronnie Dee n'est pas le seul à tenir ce discours.

Directeur de la radio haïtienne CPAM, Jean-Ernest Pierre déplore que, une fois passé l'élan de solidarité initial, les Haïtiens de Montréal soient retombés dans leurs mauvaises habitudes. «Religion ou politique, on est toujours aussi tiraillés», dit-il. Il évoque l'apathie et le manque de direction de la communauté.

Même son de cloche du côté du cinéaste Roger Boisrond, dont le documentaire Sak passé, présenté jeudi pour souligner le deuxième anniversaire du séisme, critique sans ménagement l'individualisme d'une communauté qui «a traîné ses démons avec elle».

Deux ans après le tremblement de terre, M. Boisrond s'étonne du fait que les Haïtiens de Montréal n'aient pas profité de l'occasion pour revoir leur façon d'être et de faire. «Je pensais que l'électrochoc provoquerait un éveil. Mais je ne l'ai pas vu. Les gens continuent comme si rien ne s'était passé. On n'a pas avancé.»

M. Boisrond reconnaît aux Haïtiens de Montréal un grand nombre de réussites individuelles, notamment sur le plan commercial. Mais pour ce qui est des réussites collectives, on repassera. «Avec plus de solidarité, on pourrait avoir une communauté plus forte sur le plan économique. Au moins, ça générerait de l'emploi pour nos jeunes. Mais il nous manque une structure pour regrouper nos avoirs... Une institution financière? On a déjà essayé, ça n'a pas fonctionné. On dirait qu'on se méfie les uns des autres.»

Une affaire de générations?

Présidente de Groupe Style Communications, Carla Beauvais s'empresse de nuancer cet impitoyable constat d'échec.

À 30 ans, cette militante multiplateforme fait partie d'une nouvelle génération d'Haïtiens québécois qui se sentaient jusque-là peu concernés par leur pays d'origine. Or, beaucoup de ces jeunes ont profité du séisme pour retrouver un sentiment de fierté, d'appartenance et de solidarité qui leur échappait.

«Même encore aujourd'hui, sur les médias sociaux, j'ai rarement vu autant de jeunes twitter et facebooker sur ce qui se passe en Haïti. Je ne dis pas que cette petite chose-là va changer le monde, mais on se préoccupe de ce qui se passe dans notre pays, ce qui n'était pas nécessairement le cas avant.»

Mme Beauvais cite un certain nombre d'initiatives concrètes qui vont du projet Sac à dos à l'organisme Kanpé, cofondé par Régine Chassagne, du groupe Arcade Fire. Elle souligne que plusieurs jeunes entrepreneurs haïtiens sont allés en Haïti dans le but d'y créer de la «business». D'autres sont carrément retournés y vivre, ce qui est ironique, souligne-t-elle, «car c'était plutôt le rêve de nos parents».

Directrice de la Maison d'Haïti, Marjorie Villefranche va plus loin. À son avis, l'arrivée massive de réfugiés à Montréal (4000 personnes en deux ans) a forcé toute la communauté à revoir son rapport à Haïti.

«Avant, on retournait au pays pour les vacances, c'était comme une parenthèse. Là, c'est le pays qui est entré dans notre quotidien, lance Mme Villefranche. Cela a bouleversé des familles complètes. Ça nous a surtout donné un autre point de vue sur Haïti. Un point de vue moins théorique. Plus réel.»

Selon Mme Villefranche, 3000 réfugiés haïtiens devraient encore s'établir à Montréal dans les prochaines années. Elle se réjouit du fait que la communauté ait désormais les infrastructures et la maturité pour faciliter leur insertion, ce qui n'était pas le cas pour les vagues d'immigration précédentes. «On ne fera pas les mêmes erreurs que par le passé.»

Et ces fameux «démons» ? Optimiste, Carla Beauvais hausse les épaules: «Notre génération n'est pas comme la précédente. On ne pense pas comme nos parents. Il y a peut-être de l'individualisme, mais on ne généralise pas sur le dos de la communauté... Moi, je dis: attendons. Deux ans, c'est peu pour parler de réussite collective. On est encore en pleine reconstruction...»